A côté des fictions apocalyptiques nihilistes, des fictions critiques confèrent derechef à l’humanité un sens de l’action et envisagent la fin du monde comme un point de départ.
Peut-on distinguer, dans la masse des documents fictionnels du présent portant sur la fin du monde, une conception critique de l’apocalypse d’une conception nihiliste, sans doute bien plus courante ? Cette question ne renvoie pas à une enquête générale sur les mille formes des récits d’apocalypses produits depuis la nuit des temps, ni sur les plus imagées, depuis la chapelle Sixtine de Michel-Ange (1483) jusqu’à la Melancholia de Lars von Trier (2011). Elle renvoie plutôt à une méditation sur la notion d’« apocalypse », très ancienne et d’origine religieuse, qui désigne en premier lieu la « révélation », d’après le texte de saint Jean. L’enquête se réduit pourtant à une exploration de notre époque et tente de se frayer un chemin dans la prolifération des fictions de toutes sortes portant sur les catastrophes mondiales pressenties.
La première caractéristique des discours d’apocalypse est qu’ils se situent à la fin des temps – après le péril atomique et la crise écologique –, terme imposé selon les cas par une guerre, une explosion, une sécheresse, ou tout autre drame. Situant leur réflexion juste après la catastrophe réalisée, imaginant le monde déjà détruit, ces discours se désespèrent d’une fin du monde contre laquelle personne n’a pu agir, et n’a pu déployer des voies nouvelles. Ce sont des apocalypses nihilistes.
Mais justement, il existe d’autres fictions et d’autres discours qui procèdent autrement : ils se situent bien à la fin des temps, mais en s’autorisant à déployer des possibles, envisageant autrement le temps et les organisations humains. Ils font de la fin du monde un point de départ plutôt qu’un point terminal. Ils refusent de souscrire aux discours de la fin encombrés de millénarismes.
Ce sont ces discours et ces fictions que Jean-Paul Engélibert étudie dans cet ouvrage. Professeur de littérature comparée à l’université Bordeaux-Montaigne, il a relevé ces discours qui promeuvent un optimisme paradoxal dans l’apocalypse. Et c’est en suivant, à juste titre, l’attitude de Spinoza (« ne pas rire, ne pas pleurer, mais comprendre ») qu’il nous en propose le commentaire.
Un « comme si »
L’auteur suppose donc que les fictions de fin du monde ont quelque chose à nous apprendre. Sur nous-mêmes, ainsi que sur notre manière de nous rapporter au temps, comme à la question de la fin. Les fictions choisies ont la propriété de ne pas coïncider avec des prophéties lancées par des marchands d’apocalypse jouant sur la fascination et la peur. Au contraire, elles constituent des moyens de faire table rase du monde tel qu’il est et de faire réfléchir à ce qui pourrait être accompli. Elles projettent dans notre futur une pensée du présent. Elles déploient des possibles en envisageant autrement les rapports inter-humains. Elles se placent à la fin des temps comme dans la possibilité de penser le temps de la fin sous le mode d’un recommencement. Elle se prêtent à un « comme si » permettant de conjurer cette fin du temps.
La proposition est excitante. Il y aurait donc des fictions qui décrivent le temps de la fin, mais sans prétendre que « le monde » s’y termine. Elles interrogent plutôt une manière de vivre comme si le monde devait se terminer demain. Et en conséquence : elles éclairent le présent plutôt qu’elles ne précipitent l’arrivée de la fin. L’imagination à laquelle elles donnent lieu devient la condition d’une politique, d’une lutte éventuelle pour faire advenir un monde qui mériterait d’être vécu.
La proposition revient donc à faire émerger un apocalyptisme critique qui convoque un au-delà révélant la destructivité de notre histoire tout en l’inscrivant dans la promesse d’autre chose. Menace et promesse se conjuguent ici. Un autre monde est possible, à condition d’une critique radicale du nôtre.
De quelles œuvres parlons-nous ? L’auteur en distingue une liste, dont la partie la plus ancienne est déjà relevée dans le livre de Christian Chélebourg, Les écofictions (Les Impressions nouvelles, 2012), et certaines sont citées dans le livre de Michel Deguy (L’énergie du désespoir, Puf, 1998). Citons tout de même, en plus de ces recueils, des auteurs comme Roland Emmerich, Michael Crichton, James Ballard, E.M. Forster, Edward Bond ; ou des commentateurs comme Frank Kermode, voire, mais plus anciens, comme Gunther Anders ; ou des auteurs de romans : Margaret Atwood, Antonio Saramago, Antoine Volodine ; et pour clore cette énumération (trop succincte par rapport à l’ouvrage entier), des films : On the beach (Stanley Kramer), Melancholia (Lars von Trier), 4 :44 Last day on earth (Abel Ferrara), etc.
Dernière caractéristique de ces fictions, selon l’auteur : elles tentent de prendre des distances avec le présentisme dans lequel la plupart d’entre nous semble se réfugier, si l’on en croit l’historien François Hartog. Dans le présentisme, aucun futur n’est possible ou envisageable, ou du moins aucune action ne semble pouvoir proposer autre chose, une autre forme de la vie humaine et/ou collective. Les apocalypses dont il est question ici, en revanche, donnent à chacun l’opportunité de cultiver son enracinement terrestre, en inscrivant dans le temps la promesse d’un autre monde. C’est en cela que ces apocalypses, encore une fois critiques, s’opposent terme à terme aux apocalypses nihilistes qui, de leur côté, consistent à prétendre que les habitants de ce monde ne peuvent plus viser ou envisager aucune promesse.
Le capitalocène
Un autre monde est donc possible, sous la condition d’une critique radicale du nôtre. Ces apocalypses critiques rouvrent le temps. Ce sont des fables qui à travers leur scénario mettent en scène l’exigence de cultiver notre enracinement dans la promesse d’un autre monde. Elles constituent donc bien des instruments de lutte contre l’apocalypse nihiliste.
Elles rencontrent cependant aussi la question non moins décisive de nos jours de l’anthropocène. Outre un passage qui résume ce que l’on peut entendre par ce concept (sa datation, son origine, ses penseurs), l’auteur ressaisit le dialogue (supposé) de l’apocalypse et de l’anthropocène. La nécessité d’en passer par là est évidente : l’anthropocène n’est pas sans évoquer le rejet de siècles qui se disaient éclairés, et celui de l’entreprise technoscientifique de maîtrise de la nature. Mais les apocalypses critiques ont le mérite, face aux discours de l’anthropocène, de souligner que toute l’humanité n’est pas responsable au même titre des dégâts constatés, et de rappeler quel type d’humain (l’anthropos, justement) est engagé dans cette dynamique, autrement dit, l’homme moderne. Quant au discours sur l’inéluctabilité de l’apocalypse, il ne se déroule pas, dans l’apocalypse critique, comme dans les discours postmodernes de l’anthropocène. Les récits ne promeuvent pas le conservatisme ou le présentisme contre les inventions de la modernité.
Sans doute ferait-on donc mieux de parler de capitalocène plutôt que d’anthropocène. Les responsabilités seraient mieux distribuées. On citerait moins « la » catastrophe historique de la fin du monde, que « des » catastrophes sur lesquelles il serait encore possible d’agir.
L’auteur renforce alors son optique à l’aide des écrits d’Hannah Arendt : les hommes n’ont pas épuisé toutes leurs capacités. Ils ont encore le don de faire des miracles, et ce don s’appelle action. L’agir humain persévère à déterminer des commencements et les commencements éventuels, sur fond d’apocalypse critique, sont beaucoup moins improbables que beaucoup le croient. L’action est le pouvoir d’entamer quelque chose de neuf, de prendre l’initiative. Tel est bien le personnage de Leonardo dans L’homme vertical de Davide Longo (2013).
La fiction du pire
Telles se présentent donc les fictions analysées dans cet ouvrage. Et c’est après avoir entrepris cette exploration littéraire et cinématographique que l’auteur peut conclure son propos en sept thèses.
- Les fictions de fin du monde permettent de déjouer les discours qui font de l’anthropocène le résultat des tendances universelles et spontanées d’anthropos.
- Ces fictions appellent à réhabiliter la politique.
- Le temps de la fin qu’elles nous incitent à penser est le délai qui nous est laissé pour prévenir la fin du temps.
- Il n’y a rien à sauver du passé, il faut rompre avec l’ère du calcul qui réduit tout à sa valeur d’échange.
- Ces fictions recomposent des mondes collectifs hétérogènes, complexes, en redéfinissant ce que peut l’humain.
- Bref, les fictions en question pensent. Elles sont bien des formes de la connaissance.
- Dans ces fictions, l’amour est central. Il dramatise les enjeux de ces histoires en mettant l’action au centre de l’existence humaine.
Au-delà de ces sept thèses réduites ici à l’essentiel, l’auteur nous a donc montré que c’est en faisant fiction du pire que ces œuvres identifient une ressource utopique, même si elle demeure littéraire ou plutôt fictionnelle. C’est par conséquent en affrontant les perspectives apocalyptiques du présent, et non en s’en détournant, qu’on se donne le moyen de les voir et d’y répliquer. En un mot, en termes d’apocalypses, nous n’avons plus guère besoin de chercher des images de transcendance pour sentir la menace, le trouble et voir émerger le sens des responsabilités. L’affirmation poétique de ces fictions donne corps à des préoccupations différentes : apprendre à se situer dans le présent, et y puiser l’énergie du désespoir grâce à laquelle révoquer l’ancien monde mais au profit d’un nouveau monde éventuel.