Dans un texte somptueux, nourri de Shakespeare, le romancier Philippe Forest imagine le dialogue entre Winston Churchill et son portraitiste Graham Sutherland.

En 1954, le Parlement anglais commande au peintre Graham Sutherland (1903-1980) un portrait de Winston Churchill (1874-1965) pour lui offrir lors d’une cérémonie organisée pour ses 80 ans à Westminster. Les deux hommes ont en commun d’avoir perdu un enfant et le découvrent dans le cours de leurs conversations.

Philippe Forest a trouvé le point de départ de son dernier roman dans la série The Crown créée par Peter Morgan et en a conçu une tragédie en quatre actes, pleine de références à Shakespeare et de réflexions sur l’illusion et l’artifice héritées du théâtre baroque. Toute son œuvre, depuis L’Enfant éternel en 1997, est centrée autour de l’absence de sa fille Pauline, morte à trois ans. Rien d’étonnant alors à ce qu’il mêle sa voix au dialogue théâtral de ses deux héros.

 

« Un homme qui parle pour tous les autres »

L’auteur intervient dans le prologue, les intermèdes, aux changements de décor et dans l’épilogue. Il s’agit d’une voix « venue des coulisses. Descendant des cintres. À moins qu’elle n’appartienne au pauvre petit figurant qu’on a placé sur un coin de la scène. Dépourvu de nom, privé de rôle ». Cet anonyme peut déchiffrer son histoire au miroir de celle qui se joue devant lui sur scène, que ce soit dans le jardin de Chartwell, la résidence privée de Churchill où il peint le bassin de poissons rouges (or « Rien n’est plus sorcier à peindre que l’eau. À part, peut-être, le ciel. Ou bien : la chair »), le hall d’honneur de Westminster, ou la bibliothèque du château de Chequers, « la résidence secondaire mise à la disposition des Premiers ministres du Royaume-Uni, là où vient de se dérouler la dernière séance de pose nécessaire à la réalisation du portrait représentant le chef du gouvernement de Sa Majesté. »

C’est aussi la voix d’un écrivain qui sait qu’ « un roman ne saurait être complet s’il ne s’interroge sur le geste même qui le rend possible et dont il naît ». En grand moraliste de notre époque, sans jamais donner de leçons, ni se donner en exemple, il réfléchit sur la mémoire, le temps, l’oubli, le deuil, et l’impossible consolation dans laquelle nous laissent toutes les histoires du monde, infiniment reprises au long des siècles.

 

« Toutes les histoires du monde traînent à terre »

Churchill a retouché le tableau Le Lion et la Souris de Rubens parce qu’il trouvait la silhouette du rongeur trop discrète. Philippe Forest a peut-être appris cette anecdote en travaillant à son essai Rien que Rubens publié en 2017, à l’occasion de l’exposition « Rubens, portraits princiers » au musée du Luxembourg. Le lecteur aura en tout cas reconnu, dans le sujet du tableau le motif ésopique, repris entre autres par Marot et La Fontaine. Chacun donne ainsi sa version des histoires. « Elles ne sont la propriété de personne. N’importe qui s’en empare comme il le souhaite. Il en fait ce qu’il veut. Sans qu’il ait de comptes à rendre à quiconque. Sinon à lui-même. Insoucieux de leur sens, il leur donne le tour, indigne ou glorieux, qui lui plaît. Il les transforme en un conte curieux dont il croit qu’il lui appartient. Ne réalisant pas que chacune est le bien de tous. Aucune n’échappe à la règle. Car il n’est pas d’histoire qui soit celle d’un seul. Pas même la sienne. »

Le jeu de miroirs, les citations de Shakespeare (référencées en exergues des différentes parties ou coulées sans guillemets dans le flux textuel du roman qui leur sert d’écrin sans déparer avec elles), les réflexions métatextuelles d’un auteur qui ne veut être dupe de rien, ni de son savoir, ni de son écriture et de ses enchantements, ni de ses constructions qui créent des fantasmagories dont l’intelligence éblouit, la méditation sur ce qui fait l’étoffe de nos vies, nos croyances et nos illusions, confèrent à ce roman, servi par un style somptueux, des qualités exceptionnelles, et prouvent une fois de plus les capacités de l’auteur à déployer son œuvre dans tous les genres, en se renouvelant toujours, tout en restant fidèle au deuil initial.

 

« "Rien" est le dernier mot du monde »

La mélancolie qui baigne ce roman et ses personnages n’est pas incompatible avec une étrange douceur qui en fait le charme et la valeur. L’ensemble est très documenté, et l’auteur s’est refusé à « romancer », comme cela se fait beaucoup. Les anecdotes se succèdent ; les hypothèses sur l’origine du goût pictural de Churchill sur le bassin et les poissons de Chartwell, les éclaircissements sur certaines expressions de la langue anglaise, les interrogations sur ce qui peut lier un homme et une femme, le jeu de l’auteur avec le désir de voir du lecteur, une sorte de bienveillance dans l’écriture et dans le savoir qu’elle porte avec elle, font que cette œuvre résonne encore longtemps après la fin de sa lecture, et qu’elle accompagne son lecteur, comme une nouvelle ombre.