Portrait de l'année 1968 à travers le monde, où les Événements sont, pour une fois, absents. Bouffée d'oxygène.

À l’approche des quarante ans de mai 68, difficile d’échapper aux ouvrages commémoratifs ; difficile d’échapper aussi à la photographie pour rendre compte d’un événement qui, d’un point de vue pictural, se présente comme l’un des plus médiatiques de l’époque. Dès lors, il convient de déterminer quel sera le meilleur "témoin" pour commémorer cette période de contestation.

Photographe de renom ayant joué un rôle essentiel dans l’histoire du photoreportage en France, Raymond Depardon semble s’imposer de lui-même. Mais aussi judicieux que ce choix puisse paraître, il repose sur un paradoxe certain : pourquoi choisir Depardon pour parler d’un évènement qu’il était l’un des rares à ne pas avoir couvert ?


 "L’année 1968" : originalité ou gratuité ?

Dès les prémices de l’ouvrage, le sujet est posé : il ne s’agit pas d’un livre sur mai 68 mais sur l’année 68 afin, comme le précise Depardon, de "lier les événements de mai au contexte de l’époque". Si la démarche adoptée convainc de prime abord, elle devient très vite discutable : s’agit-il d’un ouvrage qui tente de se démarquer de tous ces livres modelés par la vague commémorative ou sommes-nous face au produit hasardeux et arbitraire d’un projet éditorial qui a su, à défaut de matière suffisante, rattacher la production de Depardon au quarantième anniversaire de mai 68 ? À la lecture des propos de Depardon, cette question se pose d’elle-même : "D’abord, j’ai dit à Emmanuelle Vial, qui dirige la collection Points, que je n’avais pas été très bon sur mai 68, d’autant que je n’étais pas tout le temps à Paris […]. Donc je ne voyais pas l’intérêt de faire un livre spécifiquement sur mai 1968 […]. Finalement je me suis replongé dans mes archives avec beaucoup de plaisir et je me suis dit que ce n’était pas inintéressant de prendre l’ensemble de l’année 1968."


L’agence Gama

Première photo de Depardon au cours de l’année 1968 : "L’aéroport du Bourget. Départ de Brigitte Bardot pour l’Espagne avec son nouveau mari.". S’en suivra une série de photos d’un tournage de western, plusieurs clichés de la famille princière monégasque….c’est ça aussi l’année 68 ! Photographier pour sauver l’agence Gamma mais aussi parce qu’il n’y a pas "de petit reportage, de petite histoire, de petite photo. Évidemment, le mariage de Sylvie et Johnny n’avait rien à voir avec un reportage dans les camps palestiniens, mais dans les deux cas ça faisait partie intégrante de l’actualité, ça faisait partie du monde, de la vie de tous les jours". Les clichés de Depardon nous révèlent ici l’ambiguïté de la position du reporter, partagé entre une conscience professionnelle et son désir de couvrir une actualité pas toujours située où on la croit.


Mai 68 oui, mais où ?

Alors que la Sorbonne commençait à être bloquée, Depardon photographiait des Nord Vietnamiens venus négocier avec le secrétaire de l’ONU à Paris. En recul, Depardon cède volontiers sa place à Gilles Caron pour couvrir les révoltes étudiantes. "Mai 68" n’est pas au coeur de ses travaux : "Je n’ai jamais été étudiant, ma colère est ailleurs, au Vietnam, en Afrique […] Je suis content au fond de ne pas couvrir la Sorbonne et le Quartier latin.".

Quelques jours plus tard, il s’envolera pour l’Arabie Saoudite. C’est là certainement que l’on trouve les images les plus intéressantes du livre. Les images d’une autre révolution, celle du pétrole au Moyen Orient où s’entremêlent Rolls-Royce et Kalachnikov chromées. Il s’agit d’une révolution internationale aux enjeux colossaux qui se distingue tant sur le point économique que stratégique.

Les seules manifestations qu’il photographiera seront finalement celles des mouvements pacifistes contre la guerre du Vietnam aux USA.


Dans cette nébuleuse commémorative qui ne cesse de nous rassasier en tentant sans cesse de trouver de nouvelles approches, de nouveaux témoins, de nouvelles photos des révoltes étudiantes, 1968, une année autour du monde se présente comme une bouffée d’air (presque) pur justement parce qu’il ne se borne pas au mai 68 de la rue Gay-Lussac et du stade Charléty. Ce parti pris du "témoin absent" est à la fois la force et la fragilité de l’ouvrage. Tension principale sur laquelle repose le livre, la position de Depardon présente l’avantage d’apporter une vision contextuelle nécessaire pour rendre compte d’un évènement qui tend à se scléroser


* Retrouvez le dossier 68 de nonfiction.fr.

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crédit photo : e-chan/flickr.com