L'ouvrage collectif dirigé par Bertrand Vayssière entend répondre à cette question en l’abordant sous un prisme à la fois interdisciplinaire et transnational.

La notion de crise est étroitement liée au mode de gouvernance européen : le Brexit, la crise des migrants ou celle de l’euro n’en sont que les manifestations les plus récentes. Cependant, on peut aller plus loin et se dire qu'aucune des décennies de la construction européenne ne s’est déroulée sans crise structurelle : échec de la Communauté européenne de Défense (1954), crise de la chaise vide (1965), crise budgétaire des années 1980... A tel point qu’on peut légitimement se poser la question suivante : la crise ne définit-elle pas une dynamique européenne ? De ce point de vue, il s’agirait de ne « jamais gâcher une bonne crise », selon l’aphorisme bruxellois répandu.

La notion est à manier avec précaution. En effet, l'utilisation de celle-ci de manière trop extensive amène à en faire un prêt-à-penser stéréotypé qui ne permet plus d'avoir un potentiel d'explication suffisant sur le réel. Comment travailler, dès lors, à clarifier une notion instable et ambiguë, qui a saturé le discours politique, médiatique et scientifique depuis les années 1970 ? Si l'on s'attache à ses racines étymologiques grecques (krisis), on constatera que l’on fait référence à un jugement, une décision où il faut choisir entre plusieurs options potentiellement conflictuelles. C’est donc un moment de décision plus qu’une forme de déclin figé, qui est une acception plus moderne du terme. Il existe donc une tension entre deux conceptions, celle de la « crise-guérison » et celle de la « crise-maladie ». Le temps, les réponses à apporter, ou les acteurs sont autant de manières de concevoir et d’aborder la crise. On peut également garder en tête la formule d’Antonio Gramsci, souvent utilisée : « la crise, c’est quand le vieux se meurt et que le jeune hésite à naître » (p.16).

Si les crises européennes ont été nombreuses, l’ouvrage ne se limite pas à une étude des crises de la construction européenne depuis le début des années 1950. Aussi, il prend en compte le temps long à travers les débats européens après la Première Guerre mondiale, où le retour à la normale paraît impossible après plus de quatre ans de conflit (Aurore Gaillet, Bertrand Vayssière). Fait peu connu, le néologisme « européisme » apparaît d’ailleurs dès 1915 sous la plume de Jules Romains, à une époque où les écrivains et les juristes s’emparent de la question de la survie de la civilisation. Paul Valéry l’affirme en 1919, les civilisations savent désormais qu’elles sont mortelles.

L’Europe telle qu’elle est traitée par l’ouvrage ne se limite pas non plus à l’Union européenne stricto sensu : le dernier chapitre (Tibault Courcelle) est consacré à l’exemple du Conseil de l’Europe, institution fondée en 1949 beaucoup plus large que l’Union européenne puisqu’elle regroupe 47 Etats. Selon l’auteur, la crise y est géopolitique, confrontant la politique russe à la Géorgie et à l’Ukraine, et l’influence relative de ces Etats au sein du système européen.

Les politiques européennes, et les réponses institutionnelles sont également passées au révélateur de la crise : dans ses domaines économiques, monétaires et financiers (voir les contributions de Guy Thuillier et de Francis Querol), mais pas uniquement. La question de l'intégration normative comme clé de lecture est également posée (Sabine Saurugger et Fabien Terpan) : les crises sont-elles des facteurs d'intégration ou de désintégration normative ? Des institutions peuvent également être mises en place pour répondre à des crises sectorielles, comme le montrent les cas du transport maritime et celui du secteur bancaire (Laure Clément-Witz, Julien Weisben). Ce qui ne va pas sans une interrogation sur le rapport entre crise de l’Etat et crise de l’Europe (Olivier Blin, Pierre-Frédéric Charpentier). Sur le plan sécuritaire, l'ouvrage aborde le plus spécifiquement la réponse législative française à la crise du terrorisme en Europe, et les risques associés pour les droits fondamentaux européens (Céline Castets-Renard).

L’ouvrage remplit sa promesse d’engager la discussion sur une notion victime de surextension conceptuelle. Bien sûr, d'autres éclairages complémentaires auraient été possibles pour poursuivre ce questionnement : la question technologique n'est pas traitée en tant que telle. On sait pourtant combien les technologies qui se développent actuellement, de la biotechnologie à l’intelligence artificielle, des nanotechnologies et de l’informatique quantique, auront une influence considérable sur le développement de nos vies. Même constat concernant le dérèglement climatique ou la crise de nos systèmes sociaux, qui restent des angles morts du livre. L’effort interdisciplinaire a néanmoins le mérite d’avoir été mené, ce qui doit être souligné. Avec le recul, doit-on accorder plus d’importance, pour le bouleversement de nos vies, à la chute du mur de Berlin ou à la naissance du world wide web inventé par Tim Berners-Lee, deux événements remontant à 1989 ? De véritables ruptures sont encore à venir. Raison de plus pour se doter d’une boussole.