La loi Travail de 2016 a été lourde de conséquences politiques, qui avaient été mal anticipées et qui tiennent sans doute pour partie aux particularités de son processus d'élaboration.

Nonfiction : Vous avez consacré un petit livre à la loi Travail, pouvez-vous tout d’abord nous rappeler le contexte qui a présidé à son élaboration. 

Philippe Légé : Pour comprendre le contexte, il faut d’abord se rappeler qu’en dépit des discours sur l’immobilisme français ou l’archaïsme de notre modèle social, les règles du « marché du travail » sont sans cesse réformées. Et les dernières réformes constituent l’atmosphère dans laquelle se préparent les suivantes. Il est donc important d’avoir une vision globale de ces réformes. C’est ce que je propose dans le premier chapitre de l’ouvrage. Cela permet de montrer que la place de la négociation collective dans le droit du travail français est une question récurrente et que ses enjeux concrets sont multiples : conditions de licenciement, négociations salariales, pouvoir syndical, etc.

La loi Travail adoptée en aout 2016 s’inscrit ainsi dans une série de réformes du marché du travail menées depuis trois décennies. Au fil de celles-ci, le législateur a autorisé, sous certaines conditions, la conclusion d’accords collectifs dérogatoires. Il a aussi introduit des règles (dites « supplétives ») qui ne s’appliquent que par défaut, c’est-à-dire des règles qui ne valent qu’en l’absence d’accord collectif. De ce fait, la relation de travail est de plus en plus régie par la norme négociée, et non par la norme légale. La loi Travail participe de ce mouvement puisqu’elle accorde davantage d’importance aux accords d’entreprise.

Dans le premier chapitre du livre, je reviens sur un autre élément contextuel essentiel : la crise économique. En 2012, alors qu’a lieu l’élection présidentielle, le taux de chômage est en augmentation depuis quatre ans. Et les plans de restrictions budgétaires adoptés simultanément par les pays développés étouffent la reprise de l’activité. Résultat : la zone euro retombe en récession en 2012. En France, de nouveaux projets de réforme du marché du travail sont explicitement présentés comme une réponse à la crise économique. François Hollande et son gouvernement vont peu à peu reprendre ce discours à leur compte. Un choix est fait : accroître encore la flexibilité du marché du travail. Mais le pouvoir est lui-même divisé. Car le contexte c’est aussi la concurrence politique entre plusieurs sensibilités au sein de la majorité parlementaire (les frondeurs s’opposent au projet de loi Travail) et au sein du gouvernement (les ambitions de Manuel Valls se heurtent à celles d’Emmanuel Macron).

 

A quel problème cette loi était censée répondre ?

La crise économique a été l’occasion de réactiver le vieux discours sur la nécessaire simplification du Code du Travail, accusé de décourager les créations d’emploi. Cet objectif de simplification figurait dans le Programme national de réforme que le gouvernement avait présenté à la Commission européenne au printemps 2015. Au même moment, dans la lettre de mission qu’il adresse le 1er avril 2015 à Jean-Denis Combrexelle, le Premier ministre indique que « la place de l’accord collectif par rapport à la loi dans le droit du travail en France est encore trop limitée » et demande des propositions afin de « faire une plus grande place à la négociation collective et en particulier à la négociation d’entreprise ». Le mandat de la commission est donc très précis quant à la nature des conclusions attendues.

La mesure qui formera le cœur du projet de loi, et qui consiste à accorder plus de poids aux accords d’entreprise, est annoncée d’emblée dans la lettre de mission. Mais comment la justifier ? Quel problème est-elle censée résoudre ? La simplification ne peut pas être un objectif en soi. Peu à peu, elle va être reliée à la question de l’emploi.

Le rapport Combrexelle reconnaît d’un côté que la France est un pays de négociation collective et que « depuis environ une quinzaine d’années, la tendance est à un renvoi accru à cette négociation ». Mais il constate d’un autre côté que les réformes successives n’ont pas enclenché une dynamique nouvelle de la négociation collective. Le rapport énumère plusieurs limites au développement de la négociation et affirme aussi que « la négociation collective a tendance à accentuer la dualité du marché du travail » : en période de crise, les syndicats essayant « de sauvegarder les intérêts des salariés compris dans le champ de la négociation, les “insiders”, parfois au détriment des exigences de l’emploi de ceux qui sont à l’extérieur » (Combrexelle 2015). Le chômage et la précarité seraient ainsi l’effet des « privilèges » des salariés les mieux protégés. Si les nouveaux arrivants demeurent des outsiders en marge du marché du travail, ce serait en raison de l’égoïsme des insiders. Dès lors, la solution serait de réduire la protection des insiders au bénéfice des outsiders.

Il faut bien comprendre l’importance idéologique de cette représentation du « problème » à résoudre. Deux autres rapports sont publiés en septembre 2015, au même moment que celui de la commission Combrexelle : le rapport de Terra Nova et celui de l’Institut Montaigne, un groupe de réflexion patronal. Or, le modèle insiders-outsiders est une référence commune, présente dans les trois rapports. Il a une fonction idéologique. Plutôt que de voir la dualité du marché du travail comme le résultat des assouplissements que la loi a autorisé au nom de la « flexibilité », on montre du doigt les salariés. Plutôt que de voir le chômage comme le résultat de la crise financière et de l’austérité budgétaire, on montre du doigt les salariés. C’est un discours utile pour un gouvernement qui a renoncé à toute politique de relance. Je rappelle qu’en 2014, François Hollande avait expliqué que « l’offre crée la demande ». 

 

L’élaboration du projet de loi a été particulièrement chaotique. Préparé par la Commission Combrexelle, et ensuite par celle présidée par Robert Badinter, le projet de loi a finalement pris une direction encore différente. Le Premier ministre a très rapidement décidé de le faire adopter en recourant au 49-3. La ministre du Travail a été tenue à l’écart de son écriture comme des arbitrages portant sur son contenu. Pour finir, le projet a fuité alors qu’il contenait des dispositions qui n’avaient pas été présentées aux partenaires sociaux. Comment peut-on expliquer de tels dysfonctionnements ?

Dans les entretiens, je constate que beaucoup d’acteurs, qui n’ont pas nécessairement la même conception de la « normalité », la même vision de la façon dont les institutions sont supposées fonctionner, disent que la production du projet de loi était anormale. Ils déplorent par exemple le fait que le recours à la procédure du 49.3 ait été envisagée de façon très précoce : il est évoqué en interne dès novembre 2015 alors que le projet de loi n’avait pas encore été écrit et que la commission Badinter – supposée « dégager les principes juridiques les plus importants » du droit du travail – n’avait pas commencé ses travaux ! La mouture finale de la loi Travail est adoptée en août 2016, mais il aura fallu trois recours à l’article 49.3 de la Constitution.

Le point le plus fréquemment souligné est toutefois l’insuffisance du dialogue social. Cette carence est d’autant plus problématique que le texte doit conférer un rôle central à la négociation collective. La méthode employée pour imposer la réforme contredit donc son objet. Quand le projet de loi est révélé, même la CFDT, qui propose depuis son origine d’accorder un rôle accru à la négociation d’entreprise, est mise devant le fait accompli. Deux volets importants du projet de loi constituent une mauvaise surprise pour ce syndicat qui avait pourtant accompagné les précédentes réformes : le changement des règles des licenciements économiques et la création d’un barème d’indemnisation encadrant les décisions des juges prud’hommaux dans le cas d’un licenciement abusif.

Dans un entretien accordé le 1er mars 2016 au journal Le Monde, Antoine Lyon-Caen - qui avait participé aux travaux de la commission Combrexelle et à ceux du comité présidé par Robert Badinter critique toutefois le projet de loi au motif que celui-ci « contient un nombre impressionnant de dispositions, ajoutées au dernier moment, qui ne sont pas en ligne avec [les préconisations des deux rapports] de rendre les textes plus intelligibles et de ménager un espace accru au dialogue social ». Le juriste note en outre que certaines mesures « ne profitent qu’aux grandes entreprises » et que le plafonnement des indemnités prudhommales est « injuste et inefficace ». Un autre membre de la commission Combrexelle, Pierre Ferracci, a déclaré que le projet de loi était « très déséquilibré », jouant « à fond la flexibilité » sans contrepartie de sécurité pour les salariés, et que « les partenaires sociaux n’ont jamais été aussi peu consultés ».

Concernant votre question sur « la mise à l’écart » de la ministre, il faut d’abord rappeler qu’un projet de loi est l’œuvre d’un processus collectif et non l’émanation d’une personne. Sa production est un processus complexe résultant du travail d’une multiplicité d’acteurs. Dans le cas de la loi Travail, on peut toutefois souligner le rôle démesuré du directeur de cabinet.

 

Vous montrez par ailleurs que les justifications apportées au projet ont beaucoup évolué, ce qui n’a pas empêché les principaux responsables de les asséner avec force et autorité. Là encore, comment l’expliquer ? Le sujet s’y prête-t-il particulièrement ou bien faut-il y voir une évolution de la manière de communiquer de l’exécutif ? 

Oui, le sujet s’y prête. Les questions concernant le travail tendent à être réduites à celles concernant l’emploi. Le contenu du droit du travail est alors systématiquement évalué à partir de considérations économiques. Ce type de justification est apparu à la suite de la montée du chômage de masse. L’idée d’une flexibilisation du droit du travail pour réduire le chômage est depuis longtemps « le fil conducteur des législateurs »(Dalmasso 2015). La focalisation des politiques sur le nombre de chômeurs a aussi des conséquences pour les services en charge des questions de travail : d’une part, une perte d’autonomie et, d’autre part, une hausse du « coût d’entrée pour un non spécialiste » (Mathiot 1999). Je retrouve ces deux éléments dans l’enquête que j’ai menée sur la production du projet de loi Travail. Enfin, ce régime de justification n’a pas seulement une influence interne mais aussi externe, sur la communication du ministère. Dans le cas du projet de loi Travail, l’introduction de mesures venant du ministère de l’Économie conduit à mettre en avant l’objectif de baisse du nombre de chômeurs et engendre un véritable basculement de l’argumentation de la communication du gouvernement.

L’objectif de simplification du Code du travail cède d’abord la place à celui de sécurisation des entreprises (qui doivent pouvoir licencier sans prendre trop de risques juridiques). Puis, lorsque la contestation sociale se développe, la ministre explique que la loi va stimuler les embauches en CDI. Ainsi, la réduction de la sécurité économique dont bénéficient les salariés en emploi serait justifiée par la lutte contre la précarité. Rappelons cependant que l’emploi stable n’a pas disparu et que, parmi les salariés en emploi, la part des CDI n’a que légèrement diminué. En 2016, elle se situait encore à 85,3 % selon l’INSEE. Rappelons aussi que la relative sécurité dont bénéficient les salariés n’est pas un privilège : elle est la contrepartie du rapport de subordination.

Dans le bilan du quinquennat Hollande publié par la Fondation Jean Jaurès, Mathieu Souquière – qui a été le conseiller stratégie et discours de Myriam El Khomri après la démission de Pierre Jacquemain – impute cette évolution à la volonté de conjurer un échec : « Le gouvernement sent, compte tenu de son échec sur le front de l’emploi, qu’une loi portant strictement sur l’organisation du travail serait insuffisante […]. La loi travail devient rapidement une loi emploi dont l’objet, par les souplesses et la visibilité accrues qu’elle est censée apporter aux entreprises, doit faire baisser le chômage. D’une loi sur le dialogue social, elle devient une loi en faveur de l’emploi ».

 

La loi Travail a eu des conséquences politiques très importantes (elle a fini de diviser le parti socialiste), et servi de préparation aux ordonnances Macron. Quelle leçons pensez-vous pouvoir tirer de l’examen auquel vous vous êtes alors livré ?

L’adoption de la loi Travail a eu des conséquences politiques désastreuses pour le Parti socialiste. Mais c’est surtout la démocratie qui a été abîmée. Le livre donne quelques éléments de réponse à l’électeur surpris par l’imposition autoritaire d’une réforme du Code du travail qui ne figurait pas au programme du candidat Hollande. Je rappelle toutefois que cet épisode faisait suite à la signature en 2012 du nouveau traité budgétaire européen (le TSCG), que le candidat avait pourtant prétendu « renégocier », et à l’adoption en 2013 du CICE (crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi) instaurant pour les entreprises des exonérations fiscales d’une ampleur inédite et inattendue.

Les cinq ordonnances « Macron » dévoilées le 31 août 2017 constituent un prolongement de la loi Travail de 2016. Elles ont été adoptées en procédure d’urgence, après quelques rencontres bilatérales avec les syndicats. Les mesures sont nombreuses : limitation à un an du délai de recours aux prud’hommes, fusion des instances représentatives du personnel, fixation par la branche – et non plus par la loi – des modalités des CDD, négociation des primes au niveau de l’entreprise, plafonnement des indemnités prud’homales en cas de licenciement abusif, possibilité pour les PME de conclure un accord d’entreprise avec des élus sans appartenance syndicale, etc.

Pour la CFDT, les réformes de 2016 et 2017 ne sont pas de même nature. La première serait une bonne réforme tandis que la seconde « ne vise qu’à alléger les contraintes, diminuer les coûts, accroître le pouvoir des dirigeants ». Je ne suis pas de cet avis : ces deux réformes participent d’une même vision du droit du travail plus attentive à la compétitivité des entreprises qu’à la protection des salariés. Ces derniers sont considérés comme des rentiers dès lors qu’ils ont la chance d’avoir un emploi stable.

Une autre leçon est que la brutalité de ces textes contribue à mettre en difficulté des acteurs qui étaient pourtant jusque-là favorables aux réformes du marché du travail. Deux dispositions des ordonnances de 2017 viennent à nouveau réduire la base de ce « sens commun ». Premièrement, la mesure sur les licenciements économiques, qui figurait dans le projet de loi Travail de février 2016 mais avait été retirée à la demande de la CFDT, a fait son retour. Par conséquent, le périmètre d’appréciation de la cause économique des licenciements est désormais restreint au territoire national. Un groupe international peut donc recourir au motif économique pour licencier en France même s’il est globalement bénéficiaire. Deuxièmement, la fusion des instances et la réduction du financement vont réduire le recours à l’expertise. L’activité de certains cabinets de conseil en pâtira.

Enfin, en analysant la production du projet de loi Travail, issu notamment de la concurrence entre Manuel Valls et Emmanuel Macron, ce livre fait apparaître quelques éléments du projet de société de ce dernier. En 2016, alors que la mobilisation sociale contre la loi Travail battait son plein, Emmanuel Macron expliquait : « On va devoir assurer la transition de certains emplois de classes moyennes vers des emplois moins qualifiés ». Il me semble que c’est un point essentiel de son projet de société. Celui-ci implique la déqualification d’une partie de la population. Pour Macron, c’est l’inéluctable conséquence du changement technique et l’économie française doit s’y préparer. D’où le discours sur la « start-up nation ». Macron en propose plusieurs versions, selon le public auquel il s’adresse. Il y a par exemple le propos qu’il avait lancé aux salariés de Whirlpool à Amiens : « Regardez Amazon ». Quand je regarde Amazon, je vois une entreprise multinationale aux conditions de travail déplorables et aux pratiques opaques. La plus-value placée dans les paradis fiscaux a été extraite tout au long d'une chaîne qui passe notamment dans les territoires sinistrés par la désindustrialisation : en Picardie – où j’enseigne – il y a des terrains, des subventions et de nombreux travailleurs sans perspectives. Déjà, le 19 octobre 2014, Emmanuel Macron justifiait sa volonté de libéraliser le travail dominical avec cet argument : « Regardez Amazon, il réalise un quart de son chiffre d'affaires le dimanche ». Toujours la même rhétorique : regardez Amazon et adaptez-vous. La généralisation du travail du dimanche, son extension à de nombreux secteurs, n’accroit nullement la demande globale. En revanche, elle a pour effet de désorganiser la vie familiale et culturelle. Autre problème : la politique économique actuelle imprime une trajectoire très néfaste à l’économie française alors que rien de cela n’est inéluctable. Et il me semble que le libéralisme économique promu par Emmanuel Macron promet de rendre notre société plus violente encore.

 

Textes cités

Jean-Denis Combrexelle, La négociation collective, le travail et l'emploi, Rapport au Premier ministre, France Stratégie, septembre 2015.

Raphaël Dalmasso, "Flexibiliser par la procédure", Travail et emploi, 2015 n°142.

Emmanuel Macron, "Prendre des risques, levier de la croissance", Risques, Les cahiers de l'assurance, mars 2016.

Pierre Mathiot, "Une technocratie du chômage ? Les acteurs de la politique de l'emploi et la technicisation de l'action publique (1981-1993)", in Vincent Dubois, Delphine Dulong (dir.), La question technocratique, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 1999.

 

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