Adam Przeworski examine dans cet ouvrage ce qu’on peut attendre d’élections libres, pour comprendre ce qu’on perdrait à s’en passer.

Le principal bénéfice à attendre des élections libres, explique Adam Przeworski dans cet ouvrage (dont l’édition originale est parue l’an dernier aux Etats-Unis), c’est la paix civile. Car ce mode de désignation des dirigeants est avant tout un mode de gestion et de pacification des conflits, qui sont inhérents à toute société complexe. A contrario, lorsque l’alternance politique est ou devient inenvisageable, ces conflits dégénèrent en mouvements de contestation et répressions qui s’entretiennent alors mutuellement. Cette pacification suppose une modération dans les programmes, sans laquelle la perspective de l’alternance n’apparaît plus crédible. Elle devient plus difficile à obtenir lorsque les sociétés sont très divisées. Et elle peut être mise à mal par des comportements politiques irresponsables. A mille lieux d’une critique de la démocratie représentative, même si certains développements pourraient y faire penser (et a fortiori d’une dénonciation des élections comme « piège à cons »), Przeworski vise ici au contraire à montrer comment celle-ci peut être défendue. Même si d’aucuns pourraient trouver que cette manière d’argumenter et les préconisations qu’on pourrait en tirer font trop peu de cas des inégalités qui structurent nos sociétés et des moyens de les résorber ; on y reviendra à la fin.

Les élections sont préférables à n’importe quel autre mode de désignation des gouvernants, pensons-nous. Défendre cette idée suppose d’être en capacité d’en analyser les raisons, sans se bercer de trop d’illusions, et d’identifier ses limites. Encore faut-il préciser de quel type d’élections on parle. Et garder en tête qu’une soixantaine de pays dans le monde, dont les géants russe et chinois, n’ont encore jamais connu d’élection conduisant à une passation de pouvoir entre deux partis différents. Que peut-on alors attendre d’élections libres ?

L’ouvrage, très imprégné du contexte américain (même s’il prend ses exemples dans tous les pays), suggère un mode d’analyse qui pourra sembler très éloigné de ce que l’on connaît en France sur ces questions, mais qui ouvre de ce fait des pistes à la réflexion. Il paraît chez Markus Haller, qui continue à faire connaître aux lecteurs francophones des auteurs importants, notamment américains, dont les livres n’ont pas été traduits.

 

Des élections libres

Nous élisons nos gouvernants, et souvent le résultat nous déplaît, soit que nous nous retrouvions d’emblée dans le camp des perdants, soit que nous soyons déçus par l’action ultérieure du candidat que nous avons contribué à faire élire. Pourtant nous restons attachés à ce mode de désignation, qui nous permettra, au bout de quelques années, de prendre à nouveau position, sans beaucoup plus de garanties il est vrai, sur le maintien au pouvoir ou sur le remplacement de ces mêmes gouvernants. Qu’est ce qui justifie ainsi à nos yeux de voter ? A quelles conditions les élections remplissent-elles leur objet et quel est-il au juste ? Pour répondre à la question, Adam Przeworski, en politiste, spécialiste de la démocratie (le livre puise du reste dans les travaux de nombreux auteurs), commence par retracer, dans une première partie, les étapes qui ont conduit à la mise en place de ce mode de désignation, comme une manière de ne pas être dupe d’illusions trop fortes.

L’idée selon laquelle le peuple devait se gouverner lui-même a conduit à la solution consistant dans le fait qu’il élise ses gouvernants, qui est rapidement apparue comme le seul moyen de garantir que les valeurs et les intérêts de ceux-ci coïncident avec ceux des gouvernés. A la suite de quoi, les élections se répandirent à une vitesse extraordinaire. Les élites résistèrent à l’élargissement du corps électoral, y ayant longtemps vu une menace contre la propriété. Mais le suffrage universel finit par s’imposer, même si toutes sortes de filtres et restrictions restreignent toujours la capacité à se porter candidat et viennent, aujourd’hui encore, limiter la possibilité d’une majorité d’imposer ses vues. A l’échelle de la planète, les élections qui débouchent sur une défaite du parti en place suivie d’une passation de pouvoir pacifique constituent une phénomène très récent, note l’auteur. Tout un ensemble de moyens ont pu et peuvent encore être mobilisés par les dirigeants en place pour limiter leurs risques de perdre. Przeworski en détaille les principaux : la manipulation des règles, l’instrumentalisation de l’appareil d’Etat, la répression, le financement électoral, la fraude enfin, dont il donne chaque fois des illustrations. Pour permettre des élections libres ou concurrentielles (pour marquer qu’il s’agit d’une liberté toujours très relative), il faut alors que ces moyens restent dans une certaine limite, de façon à ce que les résultats demeurent incertains et susceptibles de conduire au remplacement des dirigeants en place.

 

Un moyen de gérer les conflits

A. Przeworski se place ensuite dans le cas d’élections libres, pour s’interroger à la fois sur la portée et sur les limites du dispositif. On peut commencer par écarter un certain nombre d’attentes irréalistes, explique-t-il. Comme de croire que l’on puisse sélectionner par ce moyen un ensemble de mesures qui soient conformes au bien commun ou à l’intérêt général, dont l’existence dans des sociétés complexes prête de toute façon fortement à discussion. L’idée que le principe de majorité permet de prendre la bonne décision, ou de trouver la bonne réponse, perd tout son sens dès lors que les intérêts, les valeurs ou les normes divergent. Tout au plus les élections peuvent-elles permettre de trouver le point qui minimise le mécontentement collectif. Encore cela ne semble-t-il pouvoir s’appliquer que lorsque l’on vote sur une question particulière. Si nous sommes amenés à nous positionner par rapport à un programme, comme c’est généralement le cas lorsque nous élisons un gouvernement, il faut encore en rabattre et se satisfaire de ce que l’élection garantisse simplement que ce programme recueille une majorité de suffrages, à défaut de pouvoir identifier un projet qui l’emporterait sur tous les autres.

On peut également douter que les élections garantissent que les gouvernants agiront comme la majorité des citoyens le souhaitent. Le rejet du mandat impératif limite leurs possibilités de contrôle a priori et le contrôle a posteriori que peuvent exercer les électeurs est lui-même assez réduit. Il supposerait que les dirigeants soient capables de déterminer les critères sur lesquels ils seront jugés et que les citoyens soient capables de déterminer les responsabilités réelles des dirigeants. Mais ces conditions ont peu de chance d’être remplies : en pratique, d’un côté comme de l’autre, on ne dispose que d’informations incomplètes et imparfaites.

Si l’on en vient alors à des domaines particuliers, les systèmes politiques fondés sur des élections libres ne semblent pas garantir un meilleur développement économique, ni, non plus, de plus faibles inégalités économiques ou sociales. L’idée que les élections concurrentielles devraient conduire à une réduction des inégalités ne se vérifie pas dans la pratique. Pire, dans les démocraties, montre l’auteur, lorsque le niveau d’inégalité des revenus a franchi un certain seuil, le taux de redistribution baisse. Plusieurs explications à cela ont été proposées, mais la raison principale semble être que la croissance des inégalités favorise l’influence politique des plus riches. Dans les pays dirigés par des partis de gauche et dotés de syndicats puissants, ces effets semblent assez limités. Ailleurs, l’écart se creuse.

Reste le rôle, sur lequel A. Przeworski met alors l’accent, que jouent les élections comme moyen de gérer les conflits, qui convainc les citoyens d’attendre une possible alternance plutôt que de chercher ou risquer l’affrontement lorsqu’ils se savent minoritaires, et qui garantit ainsi la paix civile. En somme, le miracle de la démocratie tient en ceci qu’elle amène des forces politiques antagonistes à se soumettre au verdict des urnes. Le propos n’est ici pas très original. Les corollaires suivants retiendront davantage l’attention.

Pour que ce miracle se produise, il faut en effet que certaines conditions soient réunies. Il faut en particulier que l’enjeu d’une élection donnée (l’écart des politiques en balance) ne soit ni trop insignifiant, car sinon les antagonismes trouveront d’autres façons de s’exprimer, croit-on comprendre, ni trop important, car sinon l’idée d’alternance perdra toute crédibilité. Cette dernière condition est plus facilement remplie lorsque le revenu par habitant atteint un niveau élevé, note l’auteur. Mais c’est aussi pourquoi on ne peut attendre des élections qu’elles transforment de manière très significative les conditions économiques, sociales ou encore culturelles des sociétés dans lesquelles elles opèrent, explique-t-il. La justice sociale et/ou les préoccupations écologiques devront ainsi attendre d’avoir suffisamment infusé dans la société, croit-on comprendre, avant de trouver une expression politique qui puisse espérer rallier une majorité. Il s’agit simplement d’un cadre dans lequel des individus ou groupes aux préférences les plus diverses peuvent gérer leurs conflits selon des règles préétablies. Le dispositif fonctionne, note l’auteur, sans qu’on ait besoin de faire intervenir les freins et contrepoids, les fameux « Checks and Balances » très présents dans la constitution américaine, qui sont censés équilibrer les pouvoirs et empêcher que les uns empiètent sur les autres. Dans une telle situation, les institutions démocratiques les plus essentielles, conclut alors l’auteur, rebouclant ainsi avec la première partie, sont celles qui empêchent les candidats sortants d’abuser de leur pouvoir d’influencer les résultats électoraux, et c’est donc ce à quoi il convient d’être particulièrement vigilant. Ce qui laissera tout de même probablement plus d’un lecteur sur sa faim.

 

Des antagonismes exacerbés

Le livre a été écrit pour l’essentiel avant la victoire de Donald Trump aux Etats-Unis. Przeworski consacre tout de même quelques pages pour finir aux évolutions récentes, l’élection de Donald Trump, la montée des partis anti-establishment dans plusieurs pays d’Europe de l’Ouest et les tendances autoritaires de certains gouvernements en Europe de l’Est, qui peuvent faire penser à une crise de la démocratie. Au regard de l’analyse ci-dessus, l’arrivée au pouvoir de la droite radicale dans ces pays, avec des programmes présentant une rupture plus forte que ce qui était la norme jusqu’ici, pourrait laisser prévoir que celle-ci ne mette en œuvre un ensemble de moyens, tels que ceux indiqués plus haut, pour accroître ses chances de rester au pouvoir. Parce que ses soutiens auront plus à perdre et qu’elle devrait susciter sans cela une plus forte opposition. Il s’agit d’une situation que les Etats-Unis ont déjà connue par le passé. Le problème, explique Przeworski, semble renvoyer à la difficulté des partis politiques de structurer les conflits qui traversent nos sociétés autour de programmes sensés, susceptibles d’améliorer effectivement la situation des citoyens qui pourraient voter pour eux. Ce qui le conduit à se demander si les élections peuvent rester un moyen efficace de gérer les conflits sans violence, même dans des sociétés profondément divisées, et si nous devons sinon nous préparer à des poussées de violences fréquentes, étatiques et antiétatiques.

Il est intéressant de confronter ces analyses à celles de Steven Levitsky et Daniel Ziblatt, tous les deux professeurs de sciences politiques à Harvard, et auteurs d’un livre, qui faisait le bilan de la première année de Trump au pouvoir, qui avait retenu l’attention lors de sa parution l’an dernier et qui vient également d’être traduit en français, La mort des démocraties (Calmann-Lévy, 2019). Les auteurs y procèdent à partir d’une enquête historique dans laquelle ils examinent justement le rôle des freins et contrepoids dans l’histoire politique américaine et la manière dont ceux-ci ont pu être ignorés ou affaiblis par des présidents aux tendances autocratiques. Cela en se basant sur une comparaison avec des pays où la démocratie s’est effectivement effondrée de cette manière. Plus que la lettre de ces différents dispositifs, qui ne sont pas toujours transcrits de manière précise dans la constitution, ce qui conditionne leur efficacité, expliquent-ils, ce sont les deux normes, qu’ils identifient comme régissant les relations entre les responsables politiques, que sont la tolérance mutuelle et précisément la modération dans l’utilisation de ces contrepoids. Et ces auteurs de montrer comment ces deux normes ont alors été mises à mal, principalement à l’instigation des Républicains, bien avant l’élection de Trump, puisqu’ils datent ce tournant de la fin des années 1970 et du début des années 1980. Le comportement de Trump depuis son élection a continué à affaiblir un peu plus ces deux normes, la tolérance mutuelle et la modération institutionnelle. Il l’a fait de plusieurs façons : en utilisant ses pouvoirs pour neutraliser des instances en principe indépendantes, dont le FBI et la CIA, pour marginaliser des acteurs-clés, et en particulier la presse, et réviser certaines règles électorales en cherchant notamment à restreindre la participation des minorités, ce qui rejoint, soit dit au passage, l’une des préoccupations de Przeworski. Le livre de Steven Levitsky et Daniel Ziblatt, qui a plutôt été bien reçu, a tout de même essuyé quelques critiques. En effet, s’il préconise pour l’opposition de défendre au contraire les normes ci-dessus, ce qui vaudrait notamment pour les Démocrates de la Chambre des Représentants où la majorité a basculé aux élections de mi-mandat, en évitant de tomber dans les travers de leurs opposants, il dit peu de chose en revanche des circonstances économiques, sociales et culturelles susceptibles d’expliquer la colère de toute une partie des électeurs, qui se retrouvent alors dans cette forme de rhétorique politique. Et celui de Przeworski, malgré l’intérêt qu’il présente, tombe sous la même critique.