S’il y a des romans sans romanesque, et s’il y a du romanesque en-dehors du roman, que voulons nous dire quand nous employons ce mot ?

La revue Romanesques publie les travaux d’un groupe de chercheurs qui travaillent « la tension entre la forme romanesque et le romanesque comme modalité de représentation ». Elle « a pour vocation d'explorer la notion de romanesque, à la croisée des interrogations sur la fiction, la lecture, l'histoire littéraire et la théorie des genres »   .

Romanesques a commencé ses publications en 2004. En 2019, dans ce numéro 11, elle se propose de confronter la notion de romanesque à la vaste et très variée production des écrits personnels, en l’opposant à la notion de roman et, plus généralement, à celle de la fiction. Le titre de ce recueil d’articles, les positions prises dans l’avant-propos — signé par Aurélie Adler et Anne Coudreuse —, les références que celles-ci se donnent et l’ampleur de la périodisation retenue, tout cela indique l’ambition de soumettre la catégorie du romanesque, longtemps plutôt méconnue ou seconde, à l’épreuve d’un problème classique de la théorie littéraire : celui qui, dans la longue durée, oppose l’autobiographie, au sens très large du terme, au genre du roman, sur le front de la recherche de la vérité.

De fait, dans la perspective et dans le devenir de cette notion, cette confrontation aux « écrits personnels » se révèle tout à fait opportune et féconde.

 

La notion de romanesque : extension

« Le romanesque n’est pas uniquement le dérivé adjectival du roman et ne saurait se confondre avec lui »   . Cette distinction, reprise sous des occurrences diverses dans les contributions de ce volume, assigne à cette catégorie du romanesque une extension qui, dépassant les limites du roman et même de la littérature, considère celle-ci, en son entier, dans les effets qu’elle produit hors d’elle-même au sein des représentations des lecteurs et dans tous les systèmes de représentations de ceux-ci. En somme, le romanesque devient une catégorie « transhistorique et transgénérique [qui] “connote le roman hors du roman” »   , ici dans le champ de cinq siècles, dont le dernier vient de commencer.

L’ambition est de traiter sous cet angle les « siècles » de la littérature française selon la division disciplinaire et même scolaire que l’Université et les manuels lui assignent traditionnellement mais aussi les productions littéraires récentes (XXe siècle) et actuelles (XXIe siècle), en ce qu’elles ne sont pas encore toutes répertoriées ou classées.

C’est ainsi que, dans chacun des numéros de la revue, figure un entretien avec un écrivain vivant, ici entre Anne Coudreuse et Grégoire Bouillier, l’auteur de plusieurs livres à caractère autobiographique, principalement Rapport sur moi (2002) et Le Dossier M (2018). Car le champ du romanesque, ainsi envisagé, inclut aussi et même par principe le mouvement de la littérature telle qu’elle s’écrit.

 

Le romanesque comme notion théorique

Par rapport à la théorie de la littérature qui dominait dans les années 1965-1985, on observe un déplacement du principe et des méthodes, sinon même une espèce de révolution. Dans l’abondante production critique et théorique de ces années-là devenues presque légendaires   , prenons seulement l’exemple du recueil d’articles paru en 1983 sous le titre de « Travail de Flaubert »   . Sous cette enseigne qui la rassemble par une sorte de coup de force, toute une génération de critiques bien différents entre eux est censée évoquer le travail de Flaubert « comme une tâche proprement interminable, comme s’il fallait encore plus de mots pour se taire que pour parler », autour d’une poétique renouvelée d’Aristote, inspirée de la linguistique structurale et de la sémiologie, et selon une conception de la littérature, qui est censément celle de Flaubert et réellement celle de Genette, celle-ci résumée par lui à « son essence ultime qui est de ne plus rien raconter de ne plus rien “représenter”, mais de se livrer indéfiniment à ce mouvement circulaire qui figure à la fois son impossibilité, et l’impossibilité d’y renoncer » :

« L’œuvre de Flaubert demeure pour la critique un objet de prédilection, un lieu presque obligé de référence théorique et d’épreuve méthodologique : point de repère et pierre de touche — et parfois d’achoppement. Après d’autres et pour les trois derniers lustres, le présent recueil en témoigne par la diversité — psycho-thématiques, socio-historiques, narrato-stylistiques — de ses approches, et par leur convergence incalculée sur ce qui reste, à la croisée de tant de réponses passées, présentes et à venir, une irréductible question. »  

Or, dans le long et riche entretien qui vient clore ce numéro de Romanesques, quand il est question de Flaubert, Grégoire Bouillier s’exclame, peut-être sans viser l’idée de Genette : « Écrire n’est pas un travail, c’est une aventure. » Et de préciser la manière dont la fin de L’Éducation sentimentale a mis en mouvement son propre livre comme effectuation de sa propre histoire d’amour :

« Flaubert se contente de dire que Frédéric connut « d’autres amours » et « la mélancolie des paquebots » et puis c’est tout. Fermez le ban. Circulez, il n’y a rien à voir. […] Après une histoire d’amour, la vie continue, et quelle vie justement ? Il y a en fait beaucoup à en dire et je voulais absolument parler de ça. […] Donc si je voulais raconter toute [mon] histoire, l’histoire tout entière, je devais aussi raconter l’après. C’était une nécessité. Le Dossier M est, fondamentalement, un livre sur les faits et sur leurs conséquences. Sur l’émotion des faits et sur l’émotion des conséquences. »  

Le roman d’un amour engendre l’histoire d’un amour, par développement et totalisation, tel est le mouvement du romanesque. D’autre part, l’écrivain vise à susciter un lecteur qui va « emporter une phrase ou deux qui vont devenir les siennes, qui ne vont pas rester lettre morte en lui. Parce que moi-même je fonctionne comme ça. Ce que je retiens d’un livre, c’est une phrase, un mot, une idée, une image et c’est déjà bien beau »   .

Trente-cinq ans après la présentation provocante de Genette, on mesure à travers les déclarations de Grégoire Bouillier le chemin parcouru par les tenants du romanesque. Là où, au bénéfice d’une vision exténuante de la littérature, la poétique structurale reléguait le romanesque à un trait de caractère dans le personnage d’Emma Bovary ou à une manie du savoir pour ceux de Bouvard et Pécuchet, le romanesque devient le propre de la littérature elle-même.

Ainsi une forme habituellement disqualifiée du roman   devient-elle ici une notion théorique propre à penser le phénomène littéraire en son extension. Comme notion heuristique, le romanesque se substitue ainsi, par exemple, à celle d’intertextualité pour décrire les rapports entre les œuvres : non pas des ressemblances et différences de traits structurels représentables en tableaux et graphes mais des effets d’écriture jouant d’une œuvre à une autre : d’une invention à une autre   . De manière schématique, deux visions de la littérature et, corrélativement, deux théories : l’une visait le sens comme l’ensemble des relations formelles que l’on peut tracer dans les textes, dans les œuvres et entre elles ; l’autre vise la vérité humaine, telle qu’elle se fait jour dans les productions imprévisibles de la littérature et dans les études qu’on peut et qu’on doit en faire.

 

« Approches du romanesque »

Notons cependant ce qui est quand même plus qu’un coup de chapeau aux grands anciens de la théorie, dans les deux contributions qui constituent, au début de ce numéro, des « approches du romanesque » et, en quelque sorte, des mises au point préalables à caractère général   .

Le premier article, celui de Morgane Kieffer « La trace et la marbrure. Pour une sémiologie des pratiques romanesques contemporaines », propose de penser la diversité des productions fictionnelles immédiatement contemporaines, cela en considérant une opposition séculaire entre le roman lui-même et le romanesque comme sa forme habituellement jugée exagérée ou parodique ou moralement dangereuse, comme son négatif en somme. Jouant sur ces deux valeurs positive et négative du roman dans son histoire et sur l’espèce d’attraction/répulsion entre ces valeurs (Frank Wagner   ) ou, mieux, d’embrassement/réticence qui animerait cet antagonisme, l’auteur estime pouvoir construire un ou des tableaux de ces productions. L’idée est la même que celle des structuralistes de la grande époque et c’est ce qui autorise le terme de sémiologie et la métaphore, au demeurant peu explicitée, de la trace actuelle d’une opposition roman/romanesque et de la marbrure qu’elle dessine : les veines et les taches inscrites dans la géologie de ce paysage. Comprenons que la trace connote le mouvement tectonique à l’œuvre depuis des siècles dans l’histoire du roman et que la marbrure décrit les effets infiniment variés de ce mouvement dans l’ordre du romanesque. La sémiologie serait là pour décrire ce qui sans elle serait une fragmentation insaisissable.

Le deuxième article, celui de Carlo Arcuri « Éthologie épique, éthique romanesque ? Grandeur et décadence de l’éthos, dans La Théorie du roman de Georg Lukacs » remonte encore plus haut avec le livre du jeune Lukacs (Berlin, 1920) — renié depuis par son auteur —, lequel, au moment de sa traduction en français (Denoël, coll. Médiations, 1963), fut commenté et discuté au sein d’un débat entre marxistes — ­et/ou freudo-marxixtes —­ et structuralistes   . À la différence de l’épopée, le roman serait une forme constitutivement clivée entre l’exigence d’un monde unifié et une incapacité à le réaliser esthétiquement. Cette impossibilité ne serait pas due à une insuffisance ou à une erreur ou à une faute dans la conception esthétique et dans l’exécution, mais au fait que le monde réel où il se produit manque essentiellement d’unité :

« L’œuvre littéraire étant le lieu d’un véritable experimentum mundi, toute réussite formelle ne saurait être mesurée qu’à l’aune de sa capacité à donner vie à un monde où tout « se tient ». C’est pourquoi (réciproquement) toute défaillance de la forme est le symptôme d’une insuffisance éthologique, c’est-à-dire de l’incapacité de détecter les véritables causes de la dégradation des liens sociaux et d’indiquer les moyens aptes à leur rétablissement. »  

La forme du roman serait donc originairement dégradée en ce qui est appelé ici romanesque mais, en quelque sorte, elle se souviendrait de ce qu’elle devrait être, univoque, comme l’épopée l’était tout naturellement dans un monde unifié. C’est cette étude qui donne à l’entreprise du numéro entier et du mouvement collectif qu’il représente la préoccupation politique qui l’anime, parfois à l’arrière-plan des autres contributions. Au passage, on aperçoit deux choses : d’une part, la revendication d’une liaison organique qui pouvait vers 1965 — qui pourrait maintenant ? — se réaliser entre les formes esthétiques (des structures) et le mouvement révolutionnaire autour d’un marxisme ; mais aussi, d’autre part, l’échec qui survint alors et la rétractation ou le repentir auxquels dut se résoudre Lukacs parce que son marxisme bien particulier regardait vers le passé et non vers le futur, comme le voulait par fondation la pensée marxiste. Ainsi se perdit une chance, peut-être, non seulement de résoudre le problème épistémologique qui se forme entre la combinatoire de structures fermées et le mouvement de transformation qui les porterait entre elles, mais aussi et surtout le problème d’une esthétique politique et de la théorie qui la penserait d’une manière adéquate et efficace.

Dans sa dernière partie, la contribution de Carlo Arcuri esquisse une voie vers une « forme rénovée de l’épopée » : un chemin qui trouverait son origine dans les subjectivités enfouies et anonymes de ceux qui réclament un autre « partage du sensible » (Jacques Rancière). Visiblement, les tenants actuels de la théorie du romanesque ne désespèrent pas de revenir sur l’échec de leurs devanciers.

 

« Dossier » : le déploiement des études

Faute de pouvoir entrer ici dans la problématique et dans la richesse de chaque contribution, retenons la distribution méditée d’études qui couvrent en effet les périodes du conflit fondamental que l’on vient de décrire et les avatars des marbrures qu’impriment, dans des œuvres choisies à dessein, les forces antagonistes du roman et du romanesque, celles-ci exprimées en termes d’« attraction, hybridation, résistance » — et cela dans le souci de rechercher, dans chaque cas, la dynamique créative de ces antagonismes. Si l’on mixte les deux données, d’époques et de formes, qu’on les traite dans un corpus d’écrits personnels et qu’on les range selon les dates de ces écrits, on obtient successivement :

– Le cas des mémoires, dans lesquels le romanesque serait « le modèle imposé ». Deux études, celle de Myriam Tsimbidy, « Les Mémoires du cardinal de Retz, les frontières de la factualité ou un autre paradigme du romanesque » ; et celle d’Adélaïde Cron, « Modalité et éthique dans le recours à l’anti-romanesque et au romanesque. Les exemples de Sophie de Hanovre et Marie Mancini ».

– « Le romanesque entre détour et esquive », avec les études de Damien Crelier, « Saint-Simon et la question du romanesque, de la désapprobation éthique à la défiance générique » ; de Stéphanie Adjalian-Champeau, « Du Journal aux romans des Goncourt, le romanesque en question » ; de Françoise Simonet-Tenant, « De La Vagabonde à La Naissance du jour, le déclin du romanesque dans l’œuvre de Colette ? » ; et d’Anne Strasser, « Le romanesque dans un récit de deuil. Une mort très douce de Simone de Beauvoir ».

– « Le sujet romanesque et le roman de l’existence : le romanesque revendiqué », avec les études de Sylviane Albertan-Coppola, « Écriture romanesque et écriture autobiographique dans les Confessions de Rousseau » ; de Catherine Mariette, « Le “premier voyage à Paris”. Le sujet romanesque en question dans Vie de Henry Brulard de Stendhal » ; de Sylvie Loignon, « “Maintenant c’est trop tard”, le romanesque catastrophé de Marguerite Duras » ; de Laélia Véron, « Repousser les limites du romanesque. Du récit autobiographique au journal intime dans Passion simple et Se perdre d’Annie Ernaux.

En somme, de grands noms de l’autobiographie et quelques autres jugés significatifs sont là, les grands genres aussi et les siècles, disposés selon un paradigme raisonné. Serait-ce le genre de dispositif que suggère Morgane Kieffer ? C’est au moins un dossier qui ne demande qu’à se remplir encore. L’effort est là, de proposer une sémiologie à traits nombreux et divers, ordonnés selon l’histoire d’une forme problématique mais envisagés, chaque fois particulièrement, dans leurs effets d’invention.

Répétons-le. Le problème est celui que voulait résoudre la génération des années 1965-1985 et la difficulté de fond est toujours là : de concilier l’immobilité de structures fermées, l’énergie interne qui fait tenir chacune et le mouvement de l’histoire — essentiellement littéraire mais, par là, le mouvement de l’Histoire tout court. Au-delà, se profile le conflit entre l’inventivité sans limites de la littérature et la volonté, pour la comprendre, de la contraindre dans la rigueur de schémas d’étude.

En son temps, Lévi-Strauss avait tranché dans sa philosophie, dans sa théorie de la connaissance et dans sa pratique de l’écriture : en faveur de l’absurdité de l’Histoire, de synthèses partielles du savoir et d’un lyrisme catastrophiste. Lucien Sebag (1933-1965), son élève, avait essayé une philosophie qui devait réconcilier marxismes et structuralismes. Et Althusser s’était perdu dans une reconstruction de Marx, et dans ses hantises personnelles.

Saluons la génération, troisième et quatrième, de ces chercheurs dont les maîtres furent élevés par celle de « la grande théorie » : pour leur ambition, leur liberté d’esprit et leur goût du risque. Bon travail et bonne chance, bonne route sur des chemins incertains.