Avec plusieurs chapitres de Destin français consacrés au XVIIIe siècle, Éric Zemmour s'inscrit dans la tradition intellectuelle des anti-Lumières.

Echos des Lumières est un nouveau projet animé par des doctorants en histoire moderne, destiné à explorer les relations entre l'actualité et le XVIIIe siècle. 

 

Les Lumières au cœur du projet zemmourien

En 2018, les éditions Albin Michel gratifiaient le public francophone d’une nouvelle publication d’Éric Zemmour à vocation historique, Destin français, écoulée à 100 000 exemplaires en quelques semaines. Loin de constituer un événement intellectuel, l’ouvrage a bénéficié d’une visibilité considérable en raison des polémiques qui émaillèrent ses opérations de promotion, à commencer par le procès intenté sur C8 par le journaliste du Figaro au prénom de la chroniqueuse Hapsatou Sy, auquel il aurait jugé opportun de substituer celui de « Corinne », au nom d’une certaine idée de l’identité française. Obsédés par les perspectives de buzz, la presse et les plateaux télévisés s’emparèrent de l’affaire, plaçant Zemmour au cœur de l’actualité politique – à tel point que même Cyril Hanouna lança le débat : « Faut-il encore inviter Éric Zemmour ? » –, occultant une fois encore le caractère systématique de son discours, réduit à une série de « dérapages », et écartant du débat la portée politique et intellectuelle de ses écrits eux-mêmes. Les réactions historiennes et journalistiques ont pourtant été légion et ont parfaitement épousé les contours de l’espace politico-médiatique, en opposant les relectures critiques de Médiapart et Libération à l’accueil favorable du Point, de Valeurs actuellesRiposte Laïque ou de la revue Éléments. Une omniprésence médiatique dont on remarquera, non sans ironie, à quel point elle contraste avec les postures victimaires des vulgarisateurs traditionalistes, lesquels persistent à mettre en scène leur exclusion d’un espace intellectuel et médiatique supposément dominé par des « intellectuels de gauche » et autres « historiens professionnels », dont la lubie serait de clouer au pilori la sainte et glorieuse histoire de France…

Dans ces conditions, à quoi servirait-il donc de produire, dans le cadre de notre projet Échos des Lumières, une énième critique des interprétations d’Éric Zemmour, centrée en l’occurrence sur sa lecture du XVIIIème siècle, tant il est évident que celle-ci se fourvoie dans les méandres de la mauvaise foi intellectuelle et de l’imposture méthodologique, et tant les « arguments » de ses brûlots pseudo-historiques ont été maintes fois démantelés, sans grande difficulté d’ailleurs ? De fait, cette œuvre critique de salut public a d’ores et déjà été entamée par nos collègues (de Gérard Noiriel à Laurent Joly) au sujet des analyses zemmouriennes les plus directement en prise avec la société contemporaine – ainsi de son récit des croisades, inextricablement lié à ses positions anti-Islam, et récemment démonté par l’équipe d’Actuel Moyen Âge. Il nous apparaît cependant que sa lecture du siècle des Lumières joue en définitive un rôle fondamental et structurant au sein de sa pensée du monde et de l’histoire, ainsi que l’affirme le polémiste lui‑même dans Destin français, en un manifeste des plus anachroniques postulant une identité parfaite entre les questions politiques soulevées au siècle des Lumières et nos préoccupations contemporaines :

« Mondialisation et nation, ouverture et repli, universalisme et préférence nationale, cosmopolitisme et patriotisme, libre-échange et protectionnisme, Europe et souveraineté nationale, xénophobie et xénophilie, tous ces thèmes qui nous agitent et nous déchirent aujourd’hui ont agité et déchiré Voltaire et Rousseau hier. Dans les mêmes termes, dans les mêmes contextes que nous ».

Cet article ambitionne donc moins de procéder à un fastidieux fact‑checking des chapitres de Destin français consacrés au XVIIIème siècle, qu’à saisir l’inscription de Zemmour dans la tradition intellectuelle des anti-Lumières. Contemporain de l’avènement même des Lumières, ce mouvement a fait l’objet d’amples études historiques, qui s’attachèrent dans un premier temps – avec Zeev Sternhell et Darrin McMahon – à retracer ses ramifications politiques du XVIIIèmesiècle au début du XXème siècle, au risque d’une forme de réification du concept, puis dans un second temps à affiner, comme le firent Jean-Luc Chappey et Didier Masseau, l’analyse de cette nébuleuse aux profils mouvants selon les espaces et les époques, mais ayant en partage le projet d’une « contre-modernité » ou d’une « autre modernité », fondée sur la critique du rationalisme, le rejet du cosmopolitisme, des droits naturels et de l’autonomie de l’individu, mais aussi sur la sacralisation de la tradition et des origines, en réaction au culte du progrès.

 

Zemmour et les intellectuels

Dans la France de l’entre-deux-guerres, de puissantes entreprises éditoriales reprirent le flambeau du travail de déconstruction des Lumières opéré sans discontinuer, tout au long du XIXème siècle, depuis Edmund Burke jusqu’à Hippolyte Taine. La question des intellectuels, à l’ordre du jour depuis l’affaire Dreyfus, et celle du rationalisme (particulièrement d’actualité dans un espace hanté par l’absurdité de la récente boucherie mondiale), fournirent l’un des matériaux structurants de cette pensée, qui rencontra rapidement, ainsi que l’a démontré la belle thèse d’Isabelle Gouarné, une contre-offensive de la part de philosophes et historiens, marxistes ou socialisants, voués à la revalorisation de l’héritage rationaliste français, de Descartes à la Révolution.

La pensée zemmourienne plonge directement ses racines dans l’anti-rationalisme complotiste de l’Action française d’alors. Comme elle, l’essayiste s’approprie les thèses d’Augustin Cochin, dont les travaux des années 1910-1920 voyaient dans la philosophie des Lumières le produit de « sociétés de pensée », autrement dit d’une clique d’individus actifs à l’échelle du pays tout entier, dans les académies de province, les sociétés patriotes, les cercles de lecture et autres loges maçonniques : là, selon Cochin, se déployait une sociabilité démocratique exclusive, prompte à l’ostracisme de toute altérité intellectuelle, et dont les conséquences ultimes ne pouvaient aboutir qu’à la destruction de l’ancien ordre du monde au profit d’une Révolution honnie – en elle-même et en tant que prélude au communisme. S’inscrivant délibérément et explicitement dans le mouvement contemporain de remise au goût du jour des thèses de Cochin, qui fournirent au début du siècle le soubassement nécessaire aux attaques de l’Action française contre l’héritage révolutionnaire et constituent aujourd’hui la matrice de toutes ses relectures d’extrême-droite, Zemmour dénonce ainsi l’action souterraine de cette « secte philosophique », véritable « meute » animant « un débat intellectuel biaisé d’où les adversaires de la “philosophie” sont ostracisés ou ridiculisés ». Une fois encore perce, en filigrane de cette relecture, l’idée d’une hégémonie culturelle et politique des courants de pensée progressistes et humanistes, auxquels il conviendrait – hier comme aujourd’hui – d’opposer les forces de la réaction.

Car ce sont bel et bien les ferments progressistes de ces « intellectuels avant l’heure » qui suscitent l’ire de l’essayiste, ainsi que le révèle en particulier sa relecture de Voltaire, pleinement ancrée dans la pensée des anti-Lumières du XVIIIème siècle. En dépeignant Voltaire comme « le père des générations successives de destructeurs, “déconstructeurs”, nihilistes, amoureux insatiables de la table rase », contre la primauté de la tradition, Zemmour ne fait que reproduire un tableau déjà amplement présent chez Johann Gottfried von Herder en 1774 dans Une autre philosophie de l’histoire, manifeste vigoureux, après celui de Vico, contre la rationalité et l’universalisme des Lumières. Dans ce pamphlet au style apocalyptique, hanté par le spectre de la décadence, à l’instar des essais de Zemmour, Herder propose de pénétrer les secrets et les mystères de l’histoire en fustigeant l’esprit de son temps, méprisant à l’égard du passé : « on raille et salit les mœurs de tous les peuples et de tous les temps », tandis que cette « philosophie languissante, myope, pleine de mépris pour tout, ne se [complait] qu’en elle-même, bonne à rien ». Comme chez Zemmour, Voltaire se présente sous les traits du philosophe à abattre, dont il convient parallèlement de liquider l’héritage philosophique. Incarnation du rationalisme, de l’esprit critique, du cosmopolitisme et, comble du comble, de l’athéisme, François-Marie Arouet est au moins autant l’inspirateur d’une modernité détestée que le moteur de la décadence française. Herder et Zemmour partagent donc la même obsession du déclin inéluctable de l’Occident, obnubilés par la mort imminente de la civilisation européenne et l’avènement d’un monde dont les croyances seraient fondées sur la raison, la science et l’universalité des droits de l’homme (dans la lignée de Joseph de Maistre, Zemmour n’hésite d’ailleurs pas à s’élever contre l’idée que « l’homme est partout le même, il a donc les mêmes droits partout »). Cet antirationalisme fondamental se donne à lire de manière plus explicite encore dans le passage suivant :

« Enfin vint Voltaire. Ou plutôt l’esprit scientifique du monde revisité par Voltaire. Descartes et Newton apportés, transcendés, simplifiés, épurés par Voltaire. La raison, sacralisée par la science, corrode tout, mine tout, détruit tout. La tradition est balayée. Le dogme religieux ne s’en remettra pas. La monarchie suivra ».

Enfin, si Zemmour réserve à l’auteur de Candide ses piques les plus virulentes, c’est qu’il voit en lui l’indigne représentant en terre française d’une philosophie allogène, le thuriféraire et le « grand importateur des “idées anglaises” », à la fois xénophile et adulateur du libéralisme politique et économique. Contre le projet d’une société multiculturelle accusée de dissoudre l’identité des individus, Zemmour consacre ainsi la prééminence de la communauté culturelle et nationale.

Cet écrasement biographique du passé sur le présent par Éric Zemmour n’est pas un procédé neuf pour la nébuleuse des anti-Lumières : le déclin actuel ainsi prophétisé ne peut s’expliquer que par des signaux historiques qu’il convient de traquer et d’exposer. Et, déjà en 1928, un autre best-sellerde la plume contre-révolutionnaire, La Révolution française de Pierre Gaxotte, prenait pour cible les philosophes. L’objectif de Gaxotte, disciple de Charles Maurras, dont il fut le secrétaire nocturne au début des années 1920, était de proposer un ouvrage destiné au grand public conservateur qui fît de la Révolution une affaire de personnes et de complot en vue de détruire l’édifice millénaire de la monarchie. L’Ancien Régime représentait effectivement à ses yeux « un ordre ancien et vivant », pour reprendre une expression de Robert Brasillach dans un article laudateur de janvier 1939 consacré à l’œuvre de Pierre Gaxotte :

« La France d’avant la Révolution n’était point malheureuse. Elle avait sujet de se plaindre, non de se révolter. Des deux grands problèmes qui s’imposaient à son attention : l’abolition des vestiges de la féodalité et la réforme financière, aucun n’aurait été insoluble, si une crise intellectuelle et morale n’avait atteint l’âme française jusqu’en ses profondeurs ».

Et cette crise, bien entendu, devait être imputée aux philosophes, attaqués avec violence autant que moqués, avec cette rouerie du pamphlétaire que Gaxotte partage avec Zemmour :

« Voltaire avait le génie de la vulgarisation, mais son laboratoire de Cirey n’était qu’une fantaisie de Mme du Châtelet. Les expériences de Montesquieu font sourire… quant à Diderot et à Rousseau, le premier n’était qu’un autodidacte et le second savait fort peu de choses ».

Assénées de manière péremptoire, et destinées à un public plutôt favorable à cette critique des Lumières, ces affirmations avaient pour but de délégitimer par leur piètre caractère les philosophes qui ont précédé la Révolution. Pierre Gaxotte comme Zemmour, son lointain successeur, se conçoivent comme des témoins de moralité dans un tribunal de l’Histoire dont ils seraient aussi les juges. L’un et l’autre, enfin, cherchent à traquer dans les Lumières les raisons des crises qu’ils ressentent dans leur présent. Pour Pierre Gaxotte, La Révolution française était un moyen d’alerter sur le risque de contagion révolutionnaire venu d’URSS – un auteur parmi d’autres de la nébuleuse anticommuniste qui prospéra éditorialement dans les années 1920 et 1930 –, et dont 1789 constituait un dangereux précédent. Dans l’un et l’autre cas, une minorité active et prête à tout était suspectée de comploter contre l’ordre européen au nom d’une mystique révolutionnaire globale, décrite avec angoisse et gourmandise. Dans le cas de Zemmour, ce sont ainsi les Lumières qui initient le « déclin français », son obsession, et préparent la mise à bas du « Temps de la grandeur », titre de la deuxième partie de son livre qui va de Richelieu à Napoléon. Il ne fait donc aucun doute que, de Cochin à Gaxotte (sans même parler de Jacques Bainville, cité huit fois dans Destin français), le dernier opus d’Éric Zemmour se trouve innervé, sans s’y limiter, par la tradition historique d’Action française.

 

Lumières, Révolution et patriotisme

Toutefois, là où Gaxotte englobe tous les philosophes dans une commune détestation, symptomatique d’une pensée radicalement contre-révolutionnaire, Zemmour préserve au contraire certaines figures. En effet, rien n’anime plus profondément Éric Zemmour que l’amour de la patrie, entendu comme une naturelle et nécessaire préférence nationale. Aussi Rousseau est-il le seul philosophe des Lumières à trouver grâce à ses yeux – contrairement à Herder, lequel dépeignait le citoyen de Genève comme l’« homme qui envoya à la guillotine » la plupart de « ceux qui gouvernaient la France ». Non sans surprise, l’essayiste concède que, par opposition à la tradition voltairienne, « les historiens marxistes exaltent Rousseau pour mieux défendre Robespierre et Lénine » – affirmation au demeurant des plus erronées : notons simplement qu’en 1939, pour le cent-cinquantenaire de la Révolution française, la Société des Historiens Marxistes (difficile de faire plus explicite) accueillait à Moscou une conférence de Vjačeslav Petrovič Volgin sur le thème : « L’URSS honore la mémoire de Voltaire ».

Contrairement à Voltaire, affirme Zemmour, Rousseau aurait donc été le loyal et fervent défenseur d’un patriotisme malmené par l’esprit cosmopolite du temps. Il aurait prêché sans relâche le combat patriotique contre la fraternité universelle tout en « dénonçant les dangers du message universaliste de l’Église ». À l’évidence, la position de Rousseau est bien plus complexe que ce qu’en retient le réductionnisme zemmourien, même si le philosophe posa effectivement le patriotisme et l’humanité comme deux vertus incompatibles. Inspiré en cela par l’exemple antique, il envisageait l’espace de la République comme un monde clos. D’où la radicalité des lignes suivantes tirées de l’Émile :

« Tout patriote est dur aux étrangers ; ils ne sont qu’hommes, ils ne sont rien à ses yeux. […] Défiez-vous de ces cosmopolites qui vont chercher au loin dans leurs livres des devoirs qu’ils dédaignent de remplir autour d’eux ».

Cependant, Yves Touchefeu, spécialiste du rapport de Rousseau à l’Antiquité et au christianisme, rappelle qu’en dépit de ces virulentes assertions patriotiques, Rousseau savait aussi défendre les valeurs d’une société ouverte et célébrer, en particulier dans son second Discours, les « grandes âmes cosmopolites qui franchissent les barrières imaginaires qui séparent les Peuples ». Il était authentiquement tiraillé entre le patriotisme exclusif et les exigences qu’imposait l’amour de l’humanité, comme en témoignait cette lettre de 1763 adressée au pasteur zurichois Léonard Usteri :

« L’esprit patriotique est un esprit exclusif qui nous fait regarder comme étranger, et presque comme ennemi tout autre que nos concitoyens. Tel était l’esprit de Sparte et de Rome. L’esprit du Christianisme au contraire nous fait regarder tous les hommes indifféremment comme nos frères les enfants de Dieu. La charité chrétienne ne permet pas de faire une indifférence odieuse entre le compatriote et l’étranger, elle n’est bonne à faire ni des Républicains ni des guerriers, mais seulement des Chrétiens et des hommes ».

Zemmour omet sciemment que la société politique envisagée par Rousseau, dans sa délimitation exclusive et excluante, ne constituait elle-même qu’un tout partiel ne demandant qu’à être inscrit dans une entité plus vaste, « la société générale du genre humain ». Il oublie aussi que l’amour de la patrie, chez Rousseau, ne pouvait s’épanouir que si celle-ci garantissait aux citoyens la justice et la protection des lois.

Cette lecture apparaît de surcroît d’autant plus dommageable intellectuellement et politiquement qu’elle interdit de saisir la complexité du rapport de la Révolution française à la notion de patriotisme. Dans la logique zemmourienne, la Révolution, fille de Rousseau, fut animée d’un élan nationaliste et exclusif :

« Le siècle cosmopolite des Lumières s’achèvera par l’accouchement aux forceps de la nation. Le rêve européen des philosophes français finira dans l’impérialisme botté de le “grande nation”. Les révolutionnaires rangeront dans un placard fermé à double tour leurs tirades universalistes et leurs déclarations de paix au monde pour exalter la “patrie en danger” ; ils trouveront tout l’attirail théorique et politique chez leur cher Jean-Jacques ».

À l’instar de Rousseau, cependant, la Révolution connut ce tiraillement entre ses ambitions universalistes et un patriotisme exacerbé par les ambitions politiques du moment présent, puis la guerre aux frontières. Un beau texte de 1791, tiré du Dictionnaire de la Constitution et du gouvernement français, permet de prendre la mesure de l’humanisme qui agitait cette société de patriotes :

« Trop longtemps le patriotisme ne fut qu’un attachement aveugle au pays où l’on était né, un sentiment exclusif auquel chaque peuple immolait tout ce qui n’était pas lui ; de là ces haines qui divisèrent les nations, ces guerres pour lesquelles elles se détruisirent les unes les autres. […]

Le patriotisme n’est plus pour nous la haine des hommes qui ne sont point nés nos compatriotes, nous leur avons juré la paix, ce n’est plus un amour exclusif pour le coin de la terre qui nous a vus naître, c’est l’attachement à un pays où règnent les lois de la justice et de l’humanité, où il est permis d’aimer et d’admirer tous les hommes qui méritent de l’être quels que soient leur pays, leurs usages, leur religion. La France cesserait d’être notre Patrie si les lois cessaient d’être appuyées sur les principes de l’humanité et de l’équité. Nous adopterions pour Patrie le pays où régneraient ces lois vertueuses. Où la vertu prospérera à l’ombre des lois, où l’égalité règnera entre les hommes, où le nom de maître sera ignoré, où l’homme sera ce que l’a fait la nature, libre et juste, là sera la patrie d’un Français ».

Une ample historiographie, courant d’Albert Mathiez au début du siècle à Sophie Wahnich plus récemment, s’est attachée à démontrer l’ambivalence du rapport de la Révolution au patriotisme et aux étrangers. En dépit de ces déchirements internes, inhérents à la construction complexe d’un « nationalisme ouvert », les rêves d’une « République du genre humain » ne furent jamais tout à fait abandonnés par les révolutionnaires.

 

La haine de la modernité

En définitive, le monde qu’exècre Zemmour n’est autre que celui de la modernité. Mille exemples parcourent son dernier ouvrage, à l’instar notamment de la question de la place des femmes dans la société politique et culturelle. Sur ce point, une fois encore, le schéma zemmourien s’ancre profondément dans une relecture du XVIIIème siècle. Éric Zemmour s’est originellement fait connaître, à l’instar d’un certain Alain Soral, comme l’indéfectible partisan du masculinisme, contre les tendances dégénérescentes de notre société, en proie aux harpies de la « théorie du genre » et sur le point d’efféminer l’ensemble de la population mâle. Or, l’approche zemmourienne du siècle des Lumières apparaît, de part en part, traversée par de semblables élans misogynes.

Dans ce Destin français, les femmes ne sont pas évoquées avant la modernité, en l’occurrence avant François Ier. On doit donc supposer qu’avant cette date, les femmes n’avaient pas d’existence sociale, politique ou culturelle, et que, si l’essayiste n’en souffle pas mot, c’est qu’il ne renie pas ce temps béni. C’est alors que survint François Ier, « roi libertin » qui est « aussi le jouet des femmes ». Les femmes n’adviennent donc au monde de l’histoire qu’en tant qu’êtres manipulateurs. Dès lors, la modernité s’ouvre, le bel ordonnancement des genres s’écroule, les femmes sont partout, inspirent tout, dominent tout. Le XVIIIème siècle « est le siècle de la femme », véritable « basculement idéologique » et « révolution des sexes ». Les femmes du Grand Siècle avaient rêvé d’« imposer leur goût et leur langage » ; celles des Lumières militent pour la philosophie et la science, entraînant et dominant toujours des cohortes d’hommes dociles. Talleyrand vit « entouré de femmes », des femmes « insolentes et aventureuses dans leur jeunesse, décrépites et intrigantes à la fin ». Robespierre « est un prêtre entouré de ses dévots, et surtout de ses dévotes » – car ces mêmes femmes éprises de modernité ne sauraient s’émanciper, semble-t-il, de leur nature irrémédiablement passionnelle. Quant à Madame de Staël, il s’agit rien moins que d’une manipulatrice en chef de la politique européenne :

« À l’été 1808, Madame de Staël réunit en son château suisse de Coppet un aréopage d’esprits brillants et de grands noms, venus des quatre coins d’Europe. Elle anime et domine cette coterie, lui insuffle les mots et les pensées avec lesquels elle stigmatise le gouvernement impérial ; mots et pensées que ses hôtes s’empressent de répandre dans toute l’Europe ».

Si Zemmour apparaît ainsi comme le dernier rejeton des anti-Lumières, il serait erroné de lire uniquement cette profession de foi comme la réaction pleurnicharde du mâle blanc terrifié par les dynamiques d’une société en mouvement. Son discours n’est en définitive, et quoi que veuille en dire le Point, que le dernier avatar en date d’une pensée hostile à la modernité, structurée au siècle des Lumières, dont le maurrassisme fut sans nul doute l’expression la plus notable du XXèmesiècle, et qui se voit désormais revivifiée sur la scène politico-intellectuelle en tous points de l’Europe.

Cette impression s’installe effectivement dès le début du livre, à mesure que se glissent, l’air de rien, les noms de membres éminents de l’Action Française, Charles Maurras bien sûr, Jacques Bainville ou Pierre Gaxotte, et ceux de collaborationnistes enragés comme Lucien Rebatet et Robert Brasillach. Loin de constituer un simple habillage folklorique, un pied‑de‑nez aux « bien-pensants » qu’il aime à pourfendre sur les plateaux télévisés, ces références sont le moteur idéologique de son Destin français. À Maurras, le maître à penser de tous ces auteurs, il a repris l’empirisme organisateur, – qui fait de l’Histoire une herméneutique du présent autant qu’un terrain d’expérimentation politique, – le culte de la France et de la raison d’État, l’opposition entre catholicisme, dont le rôle social structurant et la culture imprégneraient la France, et christianisme, religion naïve d’origine juive qui affaiblirait ceux qui la pratiquent, mais aussi une conception monolithique des cultures et des religions, immuables et permanentes, qui permettent de justifier une xénophobie de combat principalement tournée contre les Arabes ou les musulmans – la différence paraît peut claire dans son esprit, quoiqu’il s’en défende. Enfin, comme le maître de l’Action Française, Zemmour postule que l’Europe ne peut être que française dans la mesure où la France serait l’unique l’héritière de Rome. La conséquence logique (car pour Zemmour tout est affaire de logique… ou de sophisme) est que la question européenne devient la seule grande question contemporaine à être presque complètement absente, si ce n’est pour s’attaquer aux mondes anglo-saxon et germanique.

 

 

Cette imprégnation maurrassienne – que Zemmour ne tairait sans doute pas si, plutôt que de disséquer ses esclandres, on l’interrogeait sérieusement pour mieux le mettre dans les cordes – est plus largement caractéristique du mouvement néo-nationaliste européen depuis quelques années. Tout un fond intellectuel longtemps frappé d’anathème, et difficilement utilisable en dehors de quelques petites officines d’ultra-droite nostalgiques des années 1930, refait surface aujourd’hui. À mesure que la Seconde Guerre mondiale s’éloigne, de nombreux auteurs perdent de leur charge toxique, soit que la radicalité de leurs engagements soit oubliée, soit que les reconfigurations des droites européennes exigent un renouvellement des inspirations intellectuelles. Alors qu’émerge en France, dans le sillage du mouvement d’opposition au mariage homosexuel, une droite conservatrice hors-les-murs au discours alter-européen, la figure de Maurras recommence à être une référence politique, ce dont témoigne la publication au printemps 2018 de certaines de ses œuvres abrégées aux éditions Robert Laffont, assortie d’une introduction qui fait de son antisémitisme et de sa xénophobie, rageuses, et centrales dans son œuvre, des attributs accidentels, imputables à son époque. On retrouve le même discours dans le traitement que donne Zemmour de la question juive pendant la Seconde Guerre mondiale : accidentelle, annexe et instrumentalisée par des élites culpabilisatrices, soumises à l’étranger pour humilier la France.

Ce décryptage des fondements idéologiques de la pensée de Zemmour permet de prendre la mesure du danger de la réduction biographique des Lumières à une poignée de grandes figures, mais aussi de leur uniformisation sous les traits d’un courant de pensée homogène, omettant du même coup que ces Lumières ne furent pas qu’un ensemble de positions intellectuelles, mais représentèrent aussi un bouleversement dans les pratiques sociales et culturelles. Mais il permet aussi de réfléchir plus avant à la nécessité de considérer le courant des anti-Lumières dans la longue durée, tout en étant attentif aux contextes spécifiques et aux préoccupations politiques contemporaines qui animent ces désirs d’une « autre modernité » ou d’une « contre-modernité ».

 

Pour aller plus loin

- Jean-Luc Chappey, «Les “anti-Lumières” et les oppositions intellectuelles à la révolution», dans Jean-Clément Martin (dir.), La Révolution à l’œuvre. Perspectives actuelles dans l’histoire de la Révolution française, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005, p. 165‑180.

- Isabelle Gouarné, L’introduction du marxisme en France : philosoviétisme et sciences humaines, 1920-1939, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013.

- Didier Masseau, Les ennemis des philosophes, Paris, Albin Michel, 2000.

- Didier Masseau (dir.), Dictionnaire des anti-Lumières et des antiphilosophes (France, 1715‑1815), Paris, Honoré Champion, 2017.

- Albert Mathiez, « Pacifisme et nationalisme au XVIIIème siècle », Annales historiques de la Révolution française, vol. XIII, n°1, 1936, p. 1-17.

Darrin M. McMahon, Enemies of the Enlightenment. The French Counter Enlightenment and the Making of Modernity, Oxford, Oxford University Press, 2001.

- Zeev Sternhell, Les anti-Lumières : du XVIIIe siècle à la guerre froide, Paris, Fayard, 2006.

- Jean-René Suratteau, « Cosmopolitisme et patriotisme au siècle des Lumières », Annales historiques de la Révolution française, n° 253, 1983, p. 364-389.

- Yves Touchefeu, « Jean-Jacques Rousseau : le christianisme et la République », in Jacques Berthold et Michel Porret (dir.), Annales de la société Jean-Jacques Rousseau, Genève, Droz, 1997, p. 153-188.

- Sophie Wahnich, L’Impossible citoyen. L’étranger dans le discours de la Révolution française, Paris, Albin Michel, 1997.

 

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