La journaliste et musicographe Laure Dautriche s’intéresse aux relations de certains musiciens avec l’Histoire, entre politique et mise en scène.

Art par excellence de l’émotion, de l’intime et de la préférence individuelle, comment la musique pourrait-elle être en prise avec les querelles et les débats politiques de son temps ? On a parfois cherché à répondre à la question en convoquant les notions d’émancipation et de subversion et en avançant l’idée d’une dialectique toujours agissante entre musique et pouvoir. Dans Ces musiciens qui ont fait l'Histoire, la journaliste et musicographe Laure Dautriche raconte de façon extrêmement vivante comment différents compositeurs ont pu être inspirés, choqués ou circonvenus par leur époque et comment certains d’entre eux ont été parfois amenés à jouer un rôle politique. L’occasion d’apprécier dans quelle mesure la musique a pu être utilisée par le pouvoir à des fins de légitimation et de domination — ce qui, en retour, a pu contribuer à consolider autour de la musique un système de normes sociales et culturelles.

 

Opposition, protestation, soumission, séduction…

Treize chapitres, treize compositeurs : de Jean-Baptiste Lully à John Adams. Si la musique, parfois, écrit l'Histoire, c’est que ces treize compositeurs se sont tous engagés à leur manière. Ils ont tantôt cherché à s’attirer les bonnes grâces du pouvoir, tantôt cherché à s’émanciper d’une relation de dépendance jugée trop étouffante. Opposition, protestation, soumission, séduction… Pour un musicien, que choisir ? Et s’il sent que sa liberté est en jeu, quelle forme prendra donc sa résistance ? Ne pouvant être appelé sous les drapeaux en août 1914, Debussy part en guerre contre la musique allemande avec la volonté d'écrire la musique la plus « française » qui soit. Plus tard, d’autres créateurs se feront les porte-voix de régimes totalitaires, tel Richard Strauss pendant le IIIe Reich, tiraillé entre sa fidélité à Hitler et son désir de conserver autant que possible son indépendance musicale.

Pour traiter de la musique au service du pouvoir, Laure Dautriche évoque le rôle de Lully, associé à la figure guerrière du Roi-Soleil, notamment dans Alceste (composé en 1673). Après cinq mois passés à la guerre dans le but de conquérir la Franche-Comté, Louis XIV est de retour, victorieux. Dès le prologue d'Alceste, on entend la nymphe de la Seine se plaindre, attendant désespérément le retour du héros. Pour le public de l'époque, la référence à Louis XIV est évidente. Au fil de l'opéra, le portrait du roi transparaît à travers quatre dieux — Neptune, Mars, Apollon, Pluton — et pour finir un Hercule vainqueur. Près de deux siècles plus tard, Berlioz compose sa Symphonie funèbre et triomphale. Commande lui a été passée pour célébrer le dixième anniversaire de la révolution de Juillet : Louis-Philippe cherche à reconquérir la popularité qu'il avait acquise dix ans plus tôt, car pour bon nombre de Français les espoirs nés des Trois Glorieuses ont laissé place à la désillusion. Enfin, des compositeurs ont joué un rôle historique presque malgré eux : c’est le cas de Verdi, depuis le « Va, pensiero », pour lequel le public s'enflamme, jusqu'au poste de député que Cavour, premier ministre piémontais et artisan du Risorgimento, lui propose.

 

Quand la musique met en scène l’Histoire

Laure Dautriche s’interroge aussi sur la façon qu’a la musique de mettre en scène certains des épisodes majeurs de l'Histoire. Gossec a accompagné en musique les événements de la Révolution française (fête de l'Être suprême, fêtes révolutionnaires…). Il a écrit pour le plein air une Marche lugubre qui accompagne en 1791 le transfert des cendres de Voltaire au Panthéon. Plus tard, avec la Victoire de Wellington (1813), Beethoven entendra célébrer la victoire des troupes britanniques, espagnoles et portugaises sur Napoléon, battu à plate couture dans les environs de la cité basque de Vitoria. Pour refléter la rumeur des batailles et imiter les coups de canon, le compositeur n’hésitera pas à enrichir l'orchestre de tambours, de cymbales, d'une grosse caisse et de cuivres tonitruants.

Il arrive aussi que la musique soit là pour commémorer. C’est ce qu’a fait John Adams à qui l’on a demandé, avec On the Transmigration of Souls, de rendre hommage aux victimes des attaques du 11 Septembre. Quel aspect cette commémoration peut-elle prendre ? Adams n'en a aucune idée au moment où on lui passe commande, quelques mois seulement après la tragédie. Doit-il seulement mentionner les faits ? Sans vouloir nier la profondeur du drame, Adams s’efforce d’éviter l'épanchement lyrique et a recours à une forme d’expression distanciée. Comme le rappelle justement Laure Dautriche, à deux reprises déjà, Adams s’était confronté à l’actualité politique de son temps. En 1987, avec Nixon in China, il mettait en scène la visite de Nixon en Chine en 1972, au cours de laquelle le président américain rencontra Mao et d'autres officiels chinois. Quatre ans plus tard, en 1991, The Death of Klinghoffer racontait en musique l'histoire véridique du détournement du paquebot Achille Lauro en octobre 1985 : Américain de confession juive, le retraité invalide Leon Klinghoffer fut alors abattu de deux balles par les terroristes du Front de libération de la Palestine et jeté par-dessus bord dans son fauteuil roulant.