Thomas Gilbert nous entraîne dans une quête au bout de l’écologie.

Au cours d’une randonnée en montagne, l’héroïne voit son conjoint foudroyé. Suite à ce traumatisme, perdue dans la nature, elle décide de retourner à l’état sauvage pour survivre. Sauvage ou la sagesse des Pierres est un roman graphique écrit et dessiné par Thomas Gilbert, un jeune auteur passé par l’École Supérieure des Arts Saint-Luc à Bruxelles. Parmi ses influences, on distingue notamment l’esprit de L’Association, qui lui a permis de comprendre l’importance du point de vue l’auteur dans la construction du récit. Sur fond d’écologie, Gilbert cherche avant tout à interpeller le lecteur, en espérant le remuer, lui faire partager ses émotions, son énergie, des sensations que l’on retrouve tout particulièrement dans ce livre. Orienté jeunesse depuis ses débuts, en collaboration avec différents scénaristes, Sauvage ou la sagesse des pierres est un projet personnel, qui vibre d’une énergie très différente du reste, clairement axé vers un public adulte.

 

Une randonnée apocalyptique

Le récit peut être découpé en trois parties égales. Dans un premier temps, le lecteur suit l’héroïne et son conjoint dans leur excursion, agrémentée du dernier confort matériel, ce qui les empêche de vraiment ressentir leur environnement, puisqu’ils sont protégés, dorment sous tente et utilisent leurs smartphones. Suite à la mort de son compagnon, foudroyé sous ses yeux, l’héroïne tente de retourner à la civilisation, mais comprenant qu’elle est perdue, elle décide de rester dans la nature. Dans une deuxième partie, elle apprend à être plus attentive à cet environnement, parle avec les animaux et les éléments inanimés qu’elle rencontre. On la suit d’abord dans un dialogue avec les étoiles, au cours duquel elle culpabilise du simple fait d’être humaine, avant de rencontrer le personnage central du renard. Grâce à lui, elle s’adapte à ce nouveau milieu, se sent plus forte. Le renard, au contraire, s’affaiblit en restant à ses côtés. Apprivoisé, son instinct de chasseur s’affaiblit, et il meurt.

Dans une dernière partie surréaliste, on assiste à la déchéance physique de l’héroïne, maintenant hantée par la mort de ses conjoints, l’homme et la bête. Partie chercher conseil auprès des arbres centenaires, sans résultats, elle s’imagine sur le continent de déchets plastiques, et pense devenir elle-même un déchet. Un dernier sursaut la conduit auprès des pierres, pour acquérir la sagesse des pierres. Alors qu’elle pense avoir enfin trouvé la sérénité, elle s’éteint et se décompose. La dernière case dessine une plante qui pousse là où aurait dû se trouver son utérus, sorte de happy end puisque cette seule pensée nous prouve que l’héroïne a atteint ses objectifs, être enfin unie à la nature, mais aussi réussir à donner la vie.

 

Une expression graphique

Sur le plan graphique, la première partie de Sauvage ou la sagesse des Pierres s’intéresse davantage à la relation des deux randonneurs. Entre blagues et disputes, ils avancent et s’intéressent peu aux alentours. Les plans sont recentrés sur les humains, le dessin est imparfait. La deuxième partie compte sur les jeux de couleur entre le noir et rouge pour apporter au récit la vivacité, la joie et l’espoir. On est plus optimiste quant au futur de l’héroïne, elle écoute et regarde le paysage, les décors sont plus soignés, les animaux plus présents, on voit de la vie et de la beauté. En revanche, la troisième partie ne représente plus vraiment d’actions, l’héroïne demeure la plupart du temps immobile, ne croise quasiment plus d’êtres vivants, elle médite, puis hallucine : elle est l’instant présent. Le décor, traité en nuances de gris, permet à l’héroïne de s’y fondre, le trait est de plus en plus délicat, le rythme ralenti, jusqu’à sa mort.

Sauvage ou la sagesse des pierres ne nous étouffe pas de texte, bien au contraire. Au départ, on suit un couple dans son voyage et seules quelques phrases appuient l’action. Ensuite, on partage le monologue intérieur de l’héroïne, et ses échanges épisodiques avec le renard, lorsqu’il le veut bien. Enfin, on retrouve cet aspect fantastique, lorsqu’elle converse avec les arbres, les pierres ou le fantôme de son compagnon. Le ton se fait de plus en plus contemplatif, devant la lenteur méditative du récit, pour aboutir aux trois dernières pages, totalement muettes, de la mort, la décomposition, et la naissance de la plante.

La composition des planches laisse beaucoup de place à l’élément naturel. Pourtant, on ne sort quasiment pas de la structure classique de la bande dessinée en cases, exceptions faites lorsque l’héroïne est en proie à des hallucinations ou qu’elle ne contrôle plus ses actes. Ce cadre contribue à la fois à préserver une ambiance de survie oppressante, bloqué dans la case, avant d’exploser devant les efforts entrepris par l’héroïne pour survivre, lors de ses combats hallucinatoires, avant d’atteindre cette union fatale avec la Nature. Cependant, de manière paradoxale, cela renforce davantage l’impression de grandeur du décor, ces arbres immenses qui ne peuvent pas être vus entiers, quel que soit l’angle. Cette mise en page nous fait ressentir la grandeur du lieu, et pourtant nous étouffe.

 

 

De l’utilisation chromatique

Œuvre entièrement figurative, le geste du crayon est très apparent tout le long du récit. Thomas Gilbert alterne la ligne seule, dynamique, les personnages sont alors plus expressifs, et des scènes beaucoup plus abouties. Ces deux modes de représentation se rencontrent parfois sur une même planche. Si le dessin est réaliste, très soigné dans son ensemble, il apparait plus brut, par la marque du geste et la matérialité du résidu de trait de crayon, raccord avec la thématique même du livre, Sauvage. Réalisé au crayon noir avec des nuances de gris, seules quelques touches de crayon rouge apparaissent, en grande partie pour mettre en valeur le personnage du renard. Le rouge rappelle le lien de l’héroïne à la nature, son cœur qui bat devant le paysage qui l’émerveille, le sang dans ses veines qui se mêle aux rainures des plantes, son animalité qui se réveille.

Le renard personnifie l’instinct sauvage. Ce prédateur fier et autonome, que veut à tout prix devenir l’héroïne pendant un bon tiers de l’ouvrage, est également son « étincelle de vie » en quelque sorte, puisqu’elle suit l’animal après son traumatisme. Elle se lie d’amitié avec lui, il la guide, le récit devient très énergique. L’omniprésence du renard colorisé, chassant dans cet univers noir et blanc, donne de la force à l’héroïne, l’espoir de devenir aussi redoutable que lui. À sa mort, le récit reprend ses nuances de gris : elle n’aspire plus qu’à trouver le calme, la sérénité, pour finalement devenir aussi passive qu’une pierre, ce qui la conduira à la mort.

 

Une fable écologique

Processus commun aux romans graphiques, on a l’impression de suivre un enchaînement de pensées personnelles et de questionnements maquillés en aventures. On retrouve les angoisses communes aux jeunes adultes : les craintes pour le futur de la planète, l’omniprésence humaine et ses dégâts, mais aussi l’envie d’émancipation et de voyage, le besoin à la fois d’autonomie et de soutien, le paradoxe entre le désir et le refus d’idéaliser la vie. En effet, Gilbert nous entraîne dans les pas d’une héroïne bardée de toutes les bonnes intentions et bonnes volontés, qui cherche comment s’intégrer dans ce monde hostile. Elle s’entête et réussit dans un premier temps, se renforce, avant que l’auteur nous rappelle, en étant très cru dans ses représentations, la maladie, la faim et la mort.

 

Avec Sauvage ou la sagesse des pierres, son premier projet personnel d’importance publié, le jeune Thomas Gilbert aborde les thèmes particulièrement sensibles d’aujourd’hui, d’abord l’écologie. Il nous questionne sur la relation entre nature et humanité. Le féminisme aussi, personnifié sous les traits de cette jeune femme sans nom, puisqu'on découvre le désir d’émancipation et de liberté, l’envie de combattre, pas seulement pour survivre dans un monde trop grand où l’on se perd facilement, mais l’envie de vivre.