Parmi les réflexions récentes sur la démocratie contemporaine et l’espace public, celles de Jürgen Habermas et de Jean-François Lyotard ont été décisives, et souvent contraires.

Cela pourra ressembler à une querelle philosophique aussi vieille que dépassée, ou passer pour une réflexion qui viendrait trop tard. Pourtant, la polémique entre Habermas et Lyotard qui naît dans les années 1980 ne cesse de se prolonger dans les débats présents sur la démocratie. D’autant plus que la polémique ne fut pas uniquement philosophique, mais aussi architecturale, esthétique, musicale, etc. Il faut avouer aussi que les termes qui la caractérisent sont moins à la mode de nos jours : si on parle encore de « modernité », on parle moins de « postmodernité ». À cette dernière on a substitué d’autres notions. Il n’en reste pas moins vrai que l’envergure et la pertinence des réflexions conduites par les acteurs de cette opposition moderne-postmoderne, à l’époque, doivent encore être expliquées aux jeunes générations. Les questions les plus banales méritent encore attention : qu’appelle-t-on modernité ? Quelle est l’extension de la notion ? Quel est son rapport aux Lumières ? La modernité a-t-elle échoué ? Et si tel est le cas, que reconstruire après elle ? La postmodernité s’y substitue-t-elle terme à terme ?

Si les ouvrages de Jürgen Habermas (1929) et Jean-François Lyotard (1924-1998) ne cessent d’être cités dès lors que les deux notions de modernité et de postmodernité sont prononcées, on pourrait même se demander si parfois les textes « mineurs » des épigones de ces philosophes ne constituent pas le plus important, plutôt que les textes « sources ». Pourquoi ? Parce que ce sont les premiers qui ont largement participé à étendre le champ des notions centrales, comme ils ont parfois formalisé et finalement asséché le débat, au point que l’on prête souvent à Habermas et Lyotard des propos tellement synthétiques qu’on ne sait pas vraiment s’ils les ont vraiment prononcés.

Dans cet ouvrage, Garba Oumarou revient donc aux sources de la controverse. Enseignant-chercheur à l’université Zinder au Niger, il s’est attaché à confronter la dynamique actuelle de la rationalité communicationnelle (Habermas) avec sa dimension esthétique (Lyotard) dans l’optique de jauger la validité de chacune. Il se focalise sur la question suivante : quelle est, entre l’approche de l’un et de l’autre, la thèse la plus apte à assurer la communication interindividuelle ?

 

Les Lumières en question

La curiosité de ce débat est qu’il repose sur un point commun, la question : que faire des Lumières ? D’une certaine manière, tout le monde s’entend sur la capacité de cette période philosophique à avoir ouvert des espaces publics de discussion, mettant en suspens, à défaut de le supprimer, le poids de la référence à une transcendance. La séparation des ordres rendait possible une mise à l’écart de l’autorité ecclésiastique. La seule autorité admise devait l’être de la seule faculté commune à tous les humains : la raison. C’est ainsi que les normes publiques changent de référent.

Ceci admis globalement, la suite est plus polémique. S’il est possible d’englober ce qui précède sous l’idée d’un processus de sécularisation, il convient de statuer aussi sur son terme. Ce processus décline-t-il une émancipation qui se perpétue de nos jours ? Ou bien, à la lumière d’Auschwitz, n’a-t-il été rien d’autre qu’une soumission à une logique détruisant les ressources de sens et les libertés individuelles ? A-t-il posé uniquement les conditions d’instauration du capitalisme ? Enfin, a-t-il alors été perverti, ou a-t-il infligé au monde une rationalité dominatrice ?

La réponse à ces questions sépare radicalement Habermas et Lyotard. Pour le premier, la logique des Lumières est demeurée inachevée. Il convient de la parachever. Pour le second, la logique des Lumières doit être réexaminée et soumise à une anamnèse susceptible de la critiquer et de nous orienter en un autre sens.

De surcroît, on reconnaît au cœur du débat qui commence la nécessité de statuer sur la notion de sujet participant de l’accomplissement de la modernité. La philosophie du sujet est sans conteste un aspect de la modernité. Mais si l’on pense le sujet à partir d’une démarche monologique, l’instauration des normes découlerait du seul sujet (et non de la société, par exemple). Est-ce acceptable ?

 

La double critique du sujet

Que faire ou que penser si on réduit aussi le sujet à l’individu, et si ce faisant, on privilégie l’intérieur (l’intime) par rapport à l’extérieur (l’extime), le privé par rapport au public, l’immédiateté de l’expérience subjective par rapport aux médiations sociales, culturelles et politiques ? Ce qui est certain, c’est que la place du sujet, qu’on soit moderne ou postmoderne, est devenue problématique, et ceci depuis longtemps, puisque Theodor W. Adorno et Max Horkheimer dans le cadre de l’École de Francfort se sont déjà attelés à la tâche critique sur ce plan. Il est vrai que beaucoup souhaitent même l’éradiquer, c’est le cas de Martin Heidegger et de ses partisans en herméneutique, là où la langue joue un rôle décisif.

Mais justement, réplique Habermas, la question de la langue n’est centrale que si l’on insiste sur les conditions de possibilité, grâce à elle, d’une communication entre les individus. De son côté, Lyotard reconnaît l’importance du langage encore autrement. Il s’inspire alors des théories de Ludwig Wittgenstein, et de ce qu’on appelle désormais les « jeux de langage ». L’auteur de l’ouvrage en résume l’essentiel en quelques pages pédagogiques. Le jeu de langage se définit concrètement par une forme d’usage social sanctionné du langage. Le langage est aussi le lieu d’affinités entre des jeux irréductibles (science, morale, droit…).

De tout ceci, on peut retenir que toute analyse du langage (et non de la langue) implique une réflexion sur les comportements sociolinguistiques. Nul ne peut plus s’enfermer dans un mentalisme relatif à un individu (à un sujet ?). Le langage n’est pas désincarné, et il renvoie à des normes. À ce titre, la communication sociale est déterminée par plusieurs enjeux : relationnel, social, etc. Ce qui implique aussi qu’on ne peut plus penser le « sujet » à partir d’une conception solitaire des affaires humaines.

 

La communication

D’une certaine manière, c’est Habermas qui donne le ton sur ce point. Dans le dessein de sortir le sujet d’un solipsisme éventuel, il inscrit la communication au cœur de sa réflexion. Encore faut-il sans cesse répéter que ce terme en philosophie partage peu de choses avec les communicants et autres maestri de la réclame.

Ce terme, « communication », est un terme philosophique, d’abord, et moderne, pourquoi pas. Depuis les philosophes des Lumières pour qui « communiquer » souligne la dynamique par laquelle chacun se met au commun, « communiquer » désigne une relation d'échange entre des personnes (dialogue, conversation) au cours de laquelle chacune propose des arguments à discuter autour d'un objet et se propose d’écouter les démonstrations des autres, selon les voies d'une éthique de la discussion orientée vers la réalisation d'une opinion publique. La communicabilité, par conséquent, a la langue pour assise, en tant qu’elle est commune et égalise les interlocuteurs. Le principe de la communication est celui-ci : l’humain ne peut déployer ses facultés tout seul, cela requiert la confrontation avec les autres. Le langage est d’abord une fonction de l’adresse à l’autre.

C’est cela qui intéresse Habermas. Thème qu’il amplifie et auquel il confère une place dans une théorie générale de la communication destinée à soutenir et légitimer une théorie politique de la démocratie. Que serait, en effet, une démocratie sans « publicité des débats » et « délibération » ? C’est sur ce fondement qu’il érige sa théorie générale de l’espace public au sein de laquelle personne n'est rivé à n’être que lui-même, chacun mûrit dans la dispute et des processus d’intercompréhension dont les conditions de validité sont, selon Jürgen Habermas, la véracité, la sincérité, la justesse et l’intelligibilité. Ni le langage, ni la communication ne sont des instruments réduits à des codes ou des programmes sans horizon de signification. Mais surtout, dans la communication, au sens philosophique du terme encore une fois, on ne saurait avoir raison si les raisons que l’on avance ne proposent pas l’argument le meilleur par rapport au problème collectif envisagé. C’est évidemment l’opposé des médias qui « communiquent », puisque ces derniers ne pratiquent que l’échange unilatéral, corrélé à l’idée selon laquelle l’argument le meilleur est celui qui convainc les plus de personnes (l’audimat). Dans ce cas, le destinataire ne vaut que pour sa « coopération communicationnelle », c’est-à-dire sa malléabilité, dans le jeu stratégique de l’imposition collective des interprétations. Cette forme de « communication » cherche ainsi à produire du consensus plutôt que des concepts, la rhétorique y tenant lieu de logique.

De cela, évidemment, Habermas ne veut pas, lui qui souligne l’implication de l’intersubjectivité dans la communication autrement entendue. On est très loin de tout individualisme prégnant dans les médias. Au contraire, la rationalité communicationnelle, telle qu’entendue par lui, transcende la conscience individuelle isolée. La formation d’un monde commun passe par le langage argumenté.

 

Le pragmatisme

Mais si Habermas arrive à contourner le monde tel qu’il va au profit d’une restructuration de l’espace public par la discussion et une éthique de la communication, n’est-ce pas aussi pour retomber dans cette valorisation du consensus, même si elle fonctionne différemment ? C’est ce que lui reproche Lyotard. Et dans cette optique, ce dernier déploie une nouvelle notion : la postmodernité. Celle-ci demeure délicate à utiliser, et trop souvent elle fait l’objet de confusions. Pour Lyotard, fait remarquer l’auteur de l’ouvrage, la postmodernité s’instaure d’abord comme nouveau rapport avec la modernité, avant de paraître suggérer des formes de rapport au passé (comme c’est le cas, à l’époque, en architecture, notamment autour d’une célèbre biennale de Venise, en 1980).

Le rapport entre modernité et postmodernité, précise-t-il, ne vise pas uniquement à établir une comparaison entre les deux concepts visés, dans l’optique de montrer en quoi les deux diffèrent ou se rapprochent. La perspective est radicalement différente : elle est esthétique, au sens où elle met en question la raison, devenue technologique, et le rapport entretenu avec l’universel.

À ce titre, précise-t-il encore, la modernité et la postmodernité ne seraient pas, pour Lyotard, deux entités différentes, mais deux visages d’une même pièce. La postmodernité serait déjà présente dans la modernité. Il s’agit surtout d’élaborer un paradigme d’analyse qui s’écarte de l’approche universalisante qui est le propre de la raison. Et il conclut que « la postmodernité envisage un paradigme de la valorisation de la sensibilité et de l’esthétique ». La confiance en la raison fait finalement place à la suspicion, l’universalité à l’individualité et le langage à la sensibilité. Pour le dire autrement, selon l’auteur, l’universel par exemple appartiendrait à l’univers esthétique et non à celui de la raison. Ce pourquoi, d’ailleurs, Lyotard établi son terrain majeur d’analyse sur les questions de jugement esthétique, de sublime, de pluralité des discours, etc.

En rompant avec l’idéalisation des normes et de la vérité, Lyotard s’installe donc au cœur d’une polémique lourde de conséquences sur le savoir, le vécu et la politique. Est-ce que, pour autant, la désignation de « pragmatisme » pour cette philosophie est suffisante ? Le lecteur tranchera, d’autant que le raisonnement de l’auteur contribue à conclure, à ce propos, à la conformité de cette philosophie à la profusion de communication et d’information qui structure l’ère

 

Dans la mesure où les arcanes de l’argumentation de l’auteur sont très amples et pertinents, qu’ils prennent en charge la plus grande partie des ouvrages des philosophes concernés et de quelques autres, il est impossible d’en restaurer tous les traits. Ce que nous avons indiqué précédemment est largement complété dans l’ouvrage au long de deux parties, dont l’une remonte aux présupposés des deux auteurs et l’autre discute la question centrale de l’universel et de la différence. La seule chose qu’il convient encore de relever est ceci : l’auteur a tendance à tout reconduire aux enjeux de la communication, dont il se fait le spécialiste. Dès lors, il lui est aisé de nous conduire vers l’idée selon laquelle les deux approches, dans leur opposition même, peuvent permettre de poser les jalons d’un paradigme intermédiaire susceptible de reprendre à son compte certains fondamentaux de ces approches. Ce jeu de conciliation reste problématique, même s’il s’établit sur des points justifiés : la nécessité de reconsidérer l’intersubjectivité dans l’espace public en renforçant la question de la reconnaissance sociale – version Habermas ; et la nécessité de prendre en considération l’avènement de la technoscience – version Lyotard.