Œuvres cachées, enterrées, barrées à l’accès, construites avec des matériaux invisibles… : un certain art recherche désormais l’invisibilité.

Faudra-t-il bientôt se munir d’un détecteur d’art invisible pour fréquenter les expositions contemporaines ? On sait que certaines œuvres désormais se réclament d’un faible coefficient d’artisticité ou de visibilité. Elles déjouent la pulsion scopique de la spectatrice ou du spectateur, leur désir de voir qui structure depuis la Renaissance les arts réputés « visuels ». Pour l’humour, l’artiste Bob le Bricoleur et son ami Aux Tomates Système avaient inventé et présenté en 2008 à la XVe Biennale de Paris un Détecteur d’art invisible.

Si quelques ouvrages ont déjà été édités autour de cette question, notamment en langue anglaise, trop peu d’ouvrages en langue française l’évoquent avec pertinence et ampleur. Il existe en effet de nombreuses œuvres d’art dont l’invisibilité ne constitue pas une dimension complémentaire, mais leur essence même. C’est ce qu’affirme Denys Riout dans son ouvrage Portes closes et oeuvres invisibles, abondamment renseigné, accompagné de notes passionnantes et illustré (paradoxalement pour des œuvres invisibles) avec beaucoup de finesse. Ces œuvres ne relèvent pas du canular, ce qui n’exclut pas l’humour. Il ne s’agit pas non plus des œuvres qui portent sur l’Invisible, parmi lesquelles les œuvres d’art de culte qui ne sollicitent pas un regard exclusivement esthétique mais un regard susceptible de traverser l’œuvre afin de mieux accéder au divin. Ce sont véritablement des œuvres qui pratiquent « l’invu », ou le « faible coefficient de visibilité » (ainsi que nous avons eu à en parler dans une chronique récente sur Nonfiction, autour d’un livre dirigé par Michel Collet), ce qu’un des artistes cités dans ce panorama de Riout, Walter De Maria, appelle « la visibilité réduite » d’une œuvre. L’ouvrage entier leur est consacré, rédigé par ce professeur honoraire d’histoire de l’art contemporain, auquel nous devons déjà un fort propos autour de la question : Qu’est-ce que l’art moderne ? (2000) et qui a parcouru non seulement des archives mais aussi de nombreuses expositions, dont il nous raconte les configurations, les surprises aussi.

L’invisible dont il va être question dans ce compte-rendu fait l’objet, par l’auteur, d’une série de précisions nécessaires. Car on pourrait le confondre non seulement avec l’Invisible sous-tendu par l’art de culte (donc le divin), mais encore avec les œuvres soustraites au regard des vivants (archéologie des tombes) ou les œuvres d’art public détruites ou reléguées (ainsi que le montre un travail de Sophie Calle à propos d’une œuvre disparue du parc du Thabor à Rennes), voire avec les œuvres qui prétendent manifester l’inconscient dont la propriété est effectivement d’être « invisible » (encore faut-il supposer qu’il existe comme une entité), sauf par ses manifestations, etc. Il faudrait encore évoquer l’occultisme, ou encore la différence entre l’invisible et ce qui n’est pas encore visible, ou seulement actuellement invisible.

 

Ceci n’est donc pas un canular

Riout se méfie à juste titre de ces confusions éventuelles autour de la notion d’invisible et propose une définition de son objet propre : s’il n’existe aucun artiste spécialisé dans l’art invisible, certaines œuvres d’artistes en relèvent. Œuvres cachées, enterrées, barrées à l’accès, construites avec des matériaux invisibles, etc. : ces œuvres plus que non-visibles souhaitent laisser l’invisible tel quel, et parfois rendre invisible ce qui ne l’était pas. L’œuvre par conséquent ne montre rien, mais existe comme œuvre du moins dans le souvenir de spectateurs, dans des récits, des vidéos de processus d’effacement, etc. Elle maintient l’invisible dans un état d’invisibilité. En un mot, l’auteur ne s’intéresse pas aux œuvres devenues invisibles pour des raisons extrinsèques, mais aux œuvres qui, à la suite de quelques essais d’Yves Klein (les Zones de sensibilité picturale immatérielle), par exemple, sont privées de visibilité volontairement et par geste artistique. Pour l’expliquer en d’autres termes, en revenant sur la notion employée ci-dessus, ces œuvres déjouent la pulsion scopique traditionnellement attachée aux œuvres d’art qui relèvent de la visualité, ou du primat de la vue selon les canons de l’esthétique classique.

En s’appuyant sur une œuvre invisible de Claes Oldenburg (le geste de creuser et de reboucher) ou sur l’œuvre de Sol LeWitt (inhumation d’un cube à Central Park, 1968, sous le titre Burried Cube Containing an Object of Importance but Little Value), il est possible de comprendre qu’une œuvre invisible se place hors de la vue, mais pas de l’esprit. Encore faut-il qu’un dispositif adapté leur permette d’accéder à une existence mentale, fabriquant en somme la notoriété de l’œuvre par des informations qui en divulguent l’existence. À cet égard, cet ouvrage fait partie, par conséquent, du problème posé.

Riout y revient : provocation ? Humour ? Nostalgie ? Ou plus exactement, ces travaux contribueraient-ils à renforcer une volonté de dissipation du visible, confrontant ainsi l’art aux questions de la finitude ? Le Déjeuner sous l’herbe de Daniel Spoerri (1983), ce véritable déjeuner déposé tel quel au fond d’une tranchée recouverte aussitôt, au Montcel, à Jouy-en-Josas, est-il destiné uniquement aux archéologues des temps futurs ? Dans le même ordre d’idée, Claudio Parmiggiani, en 1990, enterre une boule de terre cuite sur laquelle il a enfoncé sa main (Terra) dans le jardin du musée des Beaux-Arts de Lyon (à l’époque jardin du palais Saint-Pierre), après l’avoir exposée en public (elle est donc d’avance publicisée). Il a une justification à donner : « Personne n’observe plus les œuvres exposées. Alors peut-être que voiler, occulter équivaut à redonner au regard la perception de ce mystère sans lequel les choses sont absolument sans vie ». Il s’agit bien encore de la pulsion scopique mise en jeu, mais cette fois confrontée à ses limites : l’œil ne peut plus se croire panoptique, il ne peut plus tout voir, il y a du dissimulé (qui n’est pas de l’inaccessible). Le spectateur est sans doute trop habitué à tout pouvoir voir. Avec les œuvres invisibles, il doit refaire son éducation esthétique.     

 

Un spectateur privé de l’expérience de l’œuvre

Ainsi vont les exemples cités par Riout. Ils sont extrêmement nombreux (citons encore Jean-Pierre Raynaud, Jan Dibbets, Claude Rutault, Sophie Calle, Rirkrit Tiravanija...) et servent bien le dessein préalable de répertorier les œuvres invisibles, dans l’espace d’art européen pour une grande part. Les œuvres invisibles privent délibérément le spectateur de leur expérience ou de leur exercice. L’absence de contact physique avec l’œuvre doit être surmontée, à condition de se rendre effectivement sur place, et de ne pas se contenter d’avoir entendu dire que telle œuvre a existé, aurait pu exister ou n’existe qu’invisible.  

Néanmoins, il est indispensable de prolonger les interrogations portant sur les significations de ces gestes. Désir de cacher, sentiment de perte, sens de la finitude, rituels nouveaux ? Riout n’est pas partisan de renvoyer ces gestes à un sens de la finitude. Il revendique plutôt une interprétation prise dans les termes de la psychanalyse (mais sans verser vers elle) : le cacher-montrer de l’enfant l’intéresse, le célèbre Fort-Da enfantin (allusion à Sigmund Freud observant son petit-fils). Mais si, en tout cas, l’œuvre ne revendique plus aucune éternité, il n’est pas certain que l’œuvre invisible dont nous parlons ici soit proche du cacher-montrer qu’impliquent les dispositifs anciens d’accrochage des tableaux en plaçant devant eux un voile. On en observe un exemple dans le tableau de Teniers le Jeune, L’Archiduc Leopold-Guillaume dans sa galerie de peintures à Bruxelles (1651) :

 

 

Dans ce cas historique, il s’agit de cacher l’œuvre afin que le propriétaire reste maître de son dévoilement en fonction de la personne à laquelle la faire découvrir. Qui ne connait, dans cet ordre d’idée éventuellement, la Terre érotique d’André Masson, laquelle cachait L’Origine du monde de Gustave Courbet dans l’appartement de Jacques Lacan !

Encore une fois, l’ouvrage de Riout se penche sur les œuvres volontairement dérobées au regard par l’artiste, et pourtant proposées à l’admiration, tout en assumant l’évidente frustration de ne pas pouvoir voir. Le spectateur doit apprendre, lui aussi, à jouer le jeu de l’invisible pour en éprouver les délices.

Au demeurant, la question se pose, dans les institutions, de savoir si l’État doit acheter des œuvres invisibles aux yeux du public. La question méritait d’être posée. Elle vaut d’ailleurs a fortiori pour les œuvres d’art public invisibles pour le public. Sur ce plan, l’ouvrage abonde d’exemples fort importants pour l’histoire de l’art public contemporain. Outre le célèbre Hommage à Arago, de Jan Dibbets (Paris), c’est le moment de revenir sur un artiste auquel Riout consacre huit très belles pages : Jochen Gerz et en particulier ses 2146 Steine. Mahnmal gegen Rassismus (2146 pavés, monument contre le racisme). L’œuvre est déposée « sur » plutôt ou « sous » la place du Château de Sarrebruck (années 1990). Cet artiste allemand (qui a d’ailleurs largement travaillé à des œuvres publiques en France : Biron, Paris...), a réussi là, avec ses étudiants, une œuvre majeure – et de portée universelle contre le racisme – dont le principe est bien l’invisibilité. Se fondant sur la volonté des nazis d’éradiquer non seulement les « races inférieures », mais jusqu’au souvenir de leur présence, il a répertorié les cimetières juifs présents sur le sol allemand et disparus par leur fait. Puis, d’autant que le Château en question a été occupé par les services de la Gestapo durant la Deuxième Guerre mondiale, il a choisi cette place appropriée pour déposer son œuvre. Il a descellé de nuit des pavés parmi les 8000 disposés sur le sol, et les a fait graver du nom d’un des cimetières juifs détruit – un par pavé, 2146 noms de cimetières –, et les a remis en place face gravée contre terre. Riout raconte cette aventure en son entier. Mais aussi son expérience de visiteur (il sait pourtant ce qu’il en est) qui ne rencontre guère que deux plaques indiquant Platz des Unsichtbaren Mahnmals (place du monument invisible), nul ne sachant (sauf l’artiste et ses assistants) où sont disposés les pavés gravés. D’ailleurs, ce « savoir » est sans doute inutile. Ce qui est plus important est de remarquer qu’il faut un ouvrage en vente dans la librairie du Château pour constituer en quelque sorte une partie visible de ce monument invisible pourtant consacré à une cause universelle.

Arrêtons-nous juste sur un point, non évoqué par Riout, en matière d’art public, parce que l’invisibilité vient de l’extérieur :  invisibles sont en effet encore les œuvres qui ont été commandées, payées mais jamais déposées. Il en est de célèbres, mais nul ne peut les voir et parfois elles disparaissent entièrement. Effectivement, elles ne sont pas invisibles d’essence, selon le critère de Riout, mais rendues invisibles, par fait ministériel, aux yeux du public auquel elles étaient pourtant destinées. Il aurait fallu alors parler de censure des œuvres ou des effarouchements des politiques, à leur propos.

 

Les cinq sens et l’invisibilité

Denys Riout fait entrer dans son champ de recherche le cas des œuvres dont l’invisibilité est due à des faits pourtant plus extérieurs. Il est vrai qu’à ce niveau Riout pose surtout des questions. Qu’en est-il des œuvres dessinées les yeux bandés (recommandation pour l’éducation des artistes) ? Et des œuvres modernes produites par des artistes qui cherchent la surprise, le hasard, le décalage (De Kooning) ? Et que dire de la sculpture de Klein, Sculpture tactile, dont l’essentiel n’est pas donné à voir, et ne sera jamais vu par le visiteur ? Le cas des visites d’exposition « en aveugle » est plus marginal (ou suspect au nom des critères adoptés), même si un exemple central a été présenté à l’Armory Show (en 1913), par Brancusi. Certes, le visiteur n’est pas lancé dans une expérience du visible mais, s’il ne peut vérifier la teneur de ce qu’il a touché lors de sa visite, il ne s’agit pas du même cas. Toucher sans voir ou sans avoir vu, et sans pouvoir le faire, nous fait basculer du côté du spectateur et non pas du côté d’une œuvre proprement invisible.

Faut-il ranger dans le même registre les œuvres olfactives ? Sous prétexte qu’on ne voit rien des émanations produites ! Riout examine le cas d’une œuvre de Titus-Carmel, réalisée avec un parfumeur. Mais encore une fois, il semble bien que ces cas relèvent d’une extension de la notion d’invisible qui ne renvoie plus entièrement aux œuvres visuelles en tant que telles. Au plus simple, cela signifie que l’on peut faire varier le concept d’invisible en extension et en compréhension, ce dont le lecteur ne doute pas. Pour autant, est-ce que cela permet une meilleure saisie des œuvres invisibles, cela n’est pas certain ? Le lecteur jugera. Cela ne met d’ailleurs pas en question l’intérêt des pages consacrées à ce répertoire des œuvres vouées à des sens différents.

Plus rigoureusement, Riout a raison d’évoquer le cas des œuvres musicales, dans la mesure où elles sont rendues invisibles par les compositeurs-exposants, ou diffusées dans des volumes vides. Écoutez donc, il n’y a rien à voir. Tel en est le principe. Ces œuvres sont bien exposées dans des lieux exclusivement dévolus aux arts visuels. Des artistes se sont spécialisés dans ce domaine. Il ne s’agit pas uniquement de réorganiser les rapports entre visuel et sonore (ainsi que cela se pratiquait chez les romantiques) mais de déplacer les sons et la musique dans des lieux inédits pour eux. Il ne s’agit pas non plus de faire coopérer peinture et musique comme s’il était question d’une œuvre invisible dans un contexte sonore. Il est plutôt question d’une autonomie d’une pièce musicale, dans une galerie d’art, permettant de mesurer la différence entre une œuvre produite in vivo avec un orchestre dans une salle de concert et une œuvre à écouter, souvent sans objet de référence (haut-parleurs cachés) ou parfois seulement à partir d’un socle blanc et apparemment vide, afin de placer l’écoute entre le visuel et le sonore, ainsi que le pratique Dominique Petitgand.

Concluons donc, autant que possible, un propos rapide autour d’un ouvrage qui abonde en exemples et références. Sans doute le paradigme de l’œuvre invisible, selon Riout, est-il celle d’Yves Klein, évoquée plusieurs fois dans l’ouvrage. La Sculpture tactile relève sans conteste d’une forme de l’invisible, elle qui a été justifiée par le maître dans un propos célèbre : « j’ai justement tenu à réduire aux limites les plus extrêmes mon action picturale pour cette exposition » (il a même proposé de ne pas venir du tout, tout en laissant l’exposition s’ouvrir). L’essentiel de l’œuvre n’est pas donné à voir, et sauf privilège ne sera jamais vu par les visiteurs. Ce qui importe, au regard de ces œuvres, ce sont les traces périphériques qu’elles laissent ou que l’on élabore autour d’elles. En général, images et textes ne manquent pas d’accompagner l’œuvre invisible, devenus alors essentiels à la divulgation comme à la diffusion de l’œuvre (en réalité, in absentia).

Un FRAC (Fonds régional d’art contemporain) s’est, il est vrai, dévolu à ces œuvres, alors que de nombreux autres se sont révélés réticents à acheter de telles œuvres invisibles. Il s’agit du FRAC Lorraine, qui a de surcroît édité un catalogue de cette collection, malheureusement un peu vieilli (2006). Il n’en survit que des protocoles ou des contrats, voire des protocoles d’œuvres à réactiver. Cette réunion d’œuvres invisibles sur catalogue n’est pas sans confirmer l’importance qu’a eu à l’époque l’exposition Invisible Painting and Sculpture, datant de 1969, autour de Robert Barry et Claes Oldenburg.

L’ouvrage ouvre ou complète un nouveau champ de recherche, celui d’une histoire d’un art en quête d’invisibilité. Cette histoire est rythmée par plusieurs expositions importantes (2006, 2005, 2012...), mais aussi par plusieurs œuvres majeures, et quelques œuvres humoristiques, telle celle déposée par David Vincent, à Rennes (Cryptomeria Japonica), laquelle expose que l’arbre dont il est question comme oeuvre n’existe pas là où un panneau signale qu’il aurait pu être placé, puisqu’il est actuellement dans le jardin d’un temple de Kyoto.

Autant affirmer qu’un tel ouvrage ne peut être contourné, même s’il est parfois plus proche d’un répertoire que d’une théorie de l’art invisible, d’ailleurs sans doute impossible à réaliser sans homogénéiser tous les cas présentés. Ce qui n’est pas souhaitable.