L'ouvrage de Dominique Cardon permet de se forger une « culture numérique », autour des transformations et des enjeux du numérique.
L’arrivée du numérique a transformé nos sociétés à un point tel que l’on peut parler aujourd’hui de « culture numérique ». Celle-ci englobe l’ensemble de ces transformations et également les éléments nécessaires à leur compréhension et à celle des enjeux correspondants. C’est alors l’objet de cet ouvrage que de nous procurer ces éléments de compréhension. Il mobilise pour cela un nombre de connaissances impressionnant.
Il s’agit ici de la version écrite d’un cours que Dominique Cardon donne à Sciences Po depuis de longues années, à laquelle il a donné la forme d’un manuel tout à la fois très complet, très actuel, très clair et très agréable à lire. Celui-ci fournit en outre pour chaque thème qu’il aborde des références choisies de livres, d’articles et de vidéos accessibles sur le web. Seul bémol, mais l’auteur n’y est pour rien, la matière évoluant très vite, l’ouvrage, qui a tout pour devenir un classique, nécessitera des actualisations fréquentes.
Les naissances d’internet et du web
L’auteur étudie dans les deux premiers chapitres les naissances successives de l’informatique, d’internet et du web, ainsi que l’incroyable développement économique qui en a résulté (jusqu’à l’éclatement de la bulle de la nouvelle économie en 2000, avant un redémarrage à partir de 2005). Il insiste sur la dimension culturelle et les caractéristiques des cultures hippie et hacker qui ont présidé à ces naissances, avant de se mêler avec les valeurs de l’économie libérale, même si certains domaines résisteront à cette évolution, comme les logiciels libres et l’open source. Il décrit le processus d’innovation ascendante qui est à l’origine des grands services du web. Il décrypte en particulier le fonctionnement de Wikipédia, dont il montre qu’il repose sur des règles d’autogouvernance sophistiquées que le site a su créer et faire vivre. Cela lui permet d’introduire l’un des enjeux les plus importants du numérique, à savoir : ce que devient et à qui bénéficie la valeur ainsi créée, que ce soit par des communautés ou par un algorithme, comme un moteur de recherche par exemple.
L’avènement du web 2.0
Le chapitre suivant traite des réseaux sociaux, de ce que l’on a appelé le web 2.0 et de la transformation de l’espace public induite par celui-ci. En effet, ce ne sont plus des professionnels (ou gatekeepers) qui décident de ce qui est important, mais des algorithmes du web qui désignent, après publication, des informations à l’attention des internautes. D. Cardon poursuit l’analyse en distinguant les traits de l’identité que ces différents réseaux sociaux nous invitent à mettre en avant, d’une part, et la façon dont ils organisent notre visibilité, d’autre part, pour en dresser une typologie très éclairante, qu’il avait déjà présentée dans un livre précédent (La démocratie Internet. Promesses et limites, Paris, Seuil, coll. "La République des idées", 2010). Avant de s’intéresser à la façon dont tout un chacun gère alors, à travers ces réseaux, son identité numérique, en faisant souvent montre d’une créativité très importante. L'auteur s'intéresse également aux enjeux de régulation que cette forte dynamique et parfois ses excès ont fait émerger.
Les réseaux sociaux ont également transformé la politique. Il s’agit peut-être du domaine dans lequel les technologies numériques se sont révélées les plus décevantes, en se montrant notamment peu capables de faire émerger des revendications suffisamment construites ou de soutenir des mobilisations sur la durée. Utilisés dans le cadre des campagnes politiques, les réseaux sociaux ont surtout servi à la collecte de micro-dons, à la mobilisation des réseaux militants et à la constitution de bases de données d’électeurs indécis ou abstentionnistes (non sans poser des questions sur l’utilisation pour ce faire de données hackées). Les initiatives citoyennes qui ont pu émerger, visant soit à conforter la démocratie représentative, soit à lui adjoindre des outils participatifs, soit encore à développer des projets locaux en faisant abstraction du pouvoir politique, n’ont jusqu’ici eu que des effets très limités.
Les médias ont subi de plein fouet les effets de la transition numérique, qui a mis à mal leur modèle économique et laissé la place à l’émergence des fake news, dont on ne doit toutefois pas surestimer les effets, précise Cardon : lorsque les acteurs les plus visibles d’internet veillent à ne pas les relayer, celles-ci ont une circulation limitée et leur audience reste faible.
L’économie des plateformes, la course aux données et la puissance des algorithmes
Le chapitre suivant traite de l’économie des plateformes, du pouvoir des GAFA, de l’économie du partage versus l’économie des plateformes, de la publicité en ligne, de la notation, de l’ouverture des données publiques et des formes de travail que l’on a vu se développer en lien avec la mise en œuvre de ces plateformes. Des thèmes qui posent tous de nombreuses questions, dont celle de la collecte et de l’utilisation des données individuelles, dont la réglementation par la Communauté européenne fixe désormais un cadre plus contraignant (s’il trouve à s’appliquer).
Enfin, le dernier chapitre se consacre aux big data et aux algorithmes. D. Cardon reprend ici sa typologie, là aussi très éclairante, des algorithmes selon la manière dont ceux-ci classent l’information (A quoi rêvent les algorithmes ? Nos vies à l’heure des big data, Paris, Seuil, coll. "La République des idées", 2018). Il présente de manière accessible l’apprentissage profond, soit les derniers développements de l’intelligence artificielle, dont il a toutefois peut-être tendance à sous-estimer le potentiel. Avant d’expliquer pourquoi il paraît indispensable d’être capable d’auditer les algorithmes. Et de conclure rapidement sur le thème de la surveillance numérique que pourraient être tentés d’exercer les Etats et qui pose des questions essentielles de libertés publiques.
Finalement, l’ouvrage constitue une lecture presque indispensable pour se mettre à niveau sur tous ces thèmes.
A lire sur Nonfiction (et ailleurs) :
- La démocratie Internet. Promesses et limites, Compte-rendu de Daniel Bougnoux
- Jusqu’où va la démocratie sur internet ? Interview de Dominique Cardon
- A quoi rèvent les algorithmes ? Nos vies à l'heure des big data, Compte-rendu d'Emmanuel Didier dans Sociologie du travail et d'Olivier Cousin dans La Nouvelle Revue du Travail