L'identité juive : une religion, un peuple, une histoire, une langue, un pays, voire un État ? Retour sur nos publications.

Les réflexions sur l’identité juive sont traversées par deux grandes questions : qui est juif ? et que signifie « être juif » ? Toutes deux s'articulent pour interroger le sens de l'appartenance à une identité qui peut se rapporter, souvent de manière sélective, à une religion, un peuple, une histoire, une langue, un pays, voire un État. Retour sur une série de publications, d'entretiens, de revues qui pensent la judéité, définie comme l’ensemble des formes de « l’être juif », hier et aujourd'hui.

 

 

Signalons d'abord la parution de plusieurs ouvrages généraux qui donnent de précieuses clés de lectures : Jean-Christophe Attias propose de penser le judaïsme comme un fait culturel avant tout, tandis qu'un Dictionnaire du judaïsme français depuis 1944, sous la direction de Jean Leselbaum et Antoine Spire, offre plusieurs centaines d'entrées sans épuiser la question.

 

Une religion

Le judaïsme se présente d'abord comme une religion, vieille de plus de deux millénaires. Des biographies récentes s'attachent à la figure de Moïse, père fondateur du judaïsme pourtant moins lisse qu'il n'y paraît, ou de Judas, le traître à travers lequel l'Europe médiévale chrétienne pense le statut des Juifs. La religion juive elle-même s'est construite peu à peu, et Paolo Sacchi montre à quel point le judaïsme de l'époque du Second Temple était en réalité pluriel. Quant à la distinction entre judaïsme et christianisme, elle s'est faite fort progressivement, les deux religions jouant pendant longtemps comme des reflets qui se définissent l'un par rapport à l'autre, ce que montre Daniel Boyarin. Le même auteur pointe d'ailleurs du doigt la judéité du personnage de Jésus, voire du concept même du Christ. Les ébionites, une communauté juive qui reprend une partie du discours de Jésus, ont peut-être même pu influencer l'islam naissant.

 

Une identité

Les rapports entre l'identité juive et le judaïsme ne vont pas non plus de soi, comme le souligne notamment l'ouvrage de Jérôme Segal sur l'athéisme juif. Peut-on décider de ne pas être juif ? L'historien Shlomo Sand n'hésite pas à l'affirmer pour mieux contester la politique d'Israël, dans un ouvrage si discuté que Nonfiction lui consacre deux compte-rendu, et qu'il suscite également une belle analyse de Claude Klein. C'est que l'identité juive se construit au fil du temps, en particulier dans un long XIXe siècle qui va des Lumières à l'entre-deux-guerres. Il faudrait plutôt parler d'identités juives, au pluriel, souvent contradictoires, comme chez les intellectuels viennois de la Belle époque, ou chez les Juifs de l'Algérie coloniale. Des pluriels qui existent encore aujourd'hui, chez Zeev Sterhnell et Pierre Birnbaum : le premier se dit nostalgique de la culture des kibboutz, lieu de développement d'un sionisme de gauche trop vite fané, tandis que le second pose la question de l'épanouissement d'une identité juive dans l'Europe unie.

 

Un État

Impossible de parler des judaïsmes sans parler de l'État d'Israël. Le sionisme, loin d'être une évidence, a lui aussi son histoire propre qui peut se lire en parallèle de celle du bundisme né en même temps que lui à partir du « Bund », l’Union générale des travailleurs juifs de Lituanie, de Pologne et de Russie. Le bundisme, fortement affaibli par la Seconde Guerre mondiale a été amené à se redéfinir à partir de la création de l’Etat d’Israël, comme l’explique bien David Slucki. La Terre promise, à laquelle s'identifie encore aujourd'hui Israël, est d'ailleurs le fruit d'une invention entamée durant le XIXe siècle, comme le démontre Shlomo Sand dans un ouvrage capital. Elle n'a pas toujours été le cadre idéal envisagé pour la fondation d'un État juif : David Muhlman montre ainsi les nombreuses tentatives de territorialisation des Juifs avant 1947. Saviez-vous par exemple qu'Albert Einstein aurait pu en être le premier président s'il n'avait pas refusé la proposition ? En 1948, la fondation d'Israël s'accompagne de déplacements massifs de populations palestiniennes, ce qu'on appelle la Nakbah, à l'origine du conflit israélo-palestinien qui ne cesse de rebondir, de guerres en paix avortées. Ce conflit se manifeste notamment par les violentes intifadas qui peuvent parfois s'exporter à travers le monde, notamment en France, ce qui pour Esther Benbassa pose par exemple la question de l’Etre Juif après Gaza. Ces oppositions traversent encore aujourd'hui Israël et semblent rendre le vivre-ensemble des différentes communautés extrêmement compliqué : plusieurs bandes dessinées reviennent sur cette dimension. Les chercheurs savent s'emparer de cette histoire, comme le souligne une belle Histoire du Mossad, les services secrets israéliens.

 

Une minorité

Etudier les judaïsmes, c'est bien sûr travailler sur une minorité malmenée par l'histoire. A l'heure où des voix s'élèvent à nouveau pour entonner le refrain du négationnisme, il faut relire l'ouvrage magistral de Saul Friedländer, fruit d'années de travail : en utilisant une variété étourdissante de sources, l'historien propose une histoire globale de la destruction systématique des Juifs d’Europe, en insistant notamment sur le rôle de bouc émissaire joué par les Juifs et sur les « accommodements » de la France de Vichy. Du même auteur, plusieurs écrits davantage personnels révèlent la complexité d'un parcours à la fois scientifique et humain. Enfin, la nouvelle édition du livre de Michael Martus et Robert Paxton sur la responsabilité de la France de Vichy dans la déportation des Juifs de France s'impose comme une lecture incontournable.

Cependant, il est important de garder en mémoire que l'antisémitisme ne peut se réduire à la Shoah, comme le montre Michaël de Saint-Cheron, qui se penche sur l'antisémitisme, plus ou moins avoué et plus ou moins cohérent, de plusieurs célèbres écrivains français. On pourrait également convoquer la figure de Dreyfus, à nouveau étudiée à partir d'un témoignage inédit par Georges Jourmas. Remontons encore plus loin dans le temps : au Moyen Âge, Juliette Sibon suggère que l'expulsion des Juifs, proclamée à intervalles réguliers par les rois de France, est principalement l’instrument de la construction de la puissance royale aux dépens de pouvoirs concurrents. Et encore plus loin : l’hypothèse que les pouvoirs occidentaux se soient tenus, durant tout le Moyen Age, à une doctrine de politique religieuse fixée par les empereurs romains convertis au christianisme, ne résiste pas à la mise au jour du caractère plus pragmatique que dogmatique des arbitrages reflétés par la législation impériale étudiée par Capucine Nemo-Pekelman.

 

Une culture

Mais il serait à la fois fallacieux et réducteur de faire des Juifs d'éternelles victimes, contraints à jouer un rôle passif. Esther Benbassa récuse d'ailleurs fortement la vision « lacrymale » de l'histoire juive. L'archéologie révèle que, dès le Moyen Âge, des communautés juives sont à la fois plus nombreuses et plus durables qu'on ne l'a longtemps cru. Après leur expulsion d'Espagne en 1492, plusieurs juifs savent s'établir dans le Nouveau Monde découvert la même année.

Impossible également de ne pas convoquer les grands philosophes juifs, de Maïmonde, étudié par Pierre Bouretz à Bergson, Jankélévitch et Lévinas – trois auteurs juifs qui savent prendre leurs distances critiques vis-à-vis du judaïsme, pour élaborer une philosophie qui s'écarte de la métaphysique classique afin de réinventer une nouvelle éthique – en passant par le mouvement des Lumières juives, ce qu'on appelle la Haskalah, une période d'épanouissement scientifique et intellectuel marqué là encore par de profonds questionnements sur la place et le sens des identités juives.

Après le développement de la culture juive, à la fin du XIXe siècle et tout au long du siècle suivant, l’historien Yuri Slezkine en est venu à se demander si le XXe siècle n’a pas été Le Siècle juif.