Bergson, Jankélévitch et Levinas : quand trois penseurs ramenaient la métaphysique à l’éthique par une pensée renouvelée du temps.

Bergson, Jankélévitch, Levinas vient combler une lacune dans la réflexion actuelle sur la tradition dessinée par trois auteurs importants, pour ne pas dire plus, de la pensée métaphysique française. Jusqu’à présent, si de nombreuses allusions ou remarques relevaient les convergences de thèmes, de perspectives ou de méthodes communes aux trois philosophes, aucun ouvrage ne proposait d’ouvrir précisément les pistes d’une réflexion méticuleuse et approfondie sur les rapports entre leurs oeuvres. Si Henri Bergson est l’aîné, et si sa pensée a marqué fortement la philosophie du XXème siècle, cette dernière est tombée dans une certaine indifférence quand Vladimir Jankélévitch entre en contact avec lui en 1923, et quand Emmanuel Levinas commence à étudier la philosophie la même année. Comment, alors, justifier que l’ensemble formé par la réunion de ces trois noms forme un objet d’étude cohérent ?

 

La Liberté au détour du Temps

C’est, répond Frédéric Worms à la fin de l’ouvrage, qu’ils forment une tradition « métaphysique », « juive » et « française ». Sur le plan proprement philosophique, ce qui lierait ces trois philosophes, ce serait « le lien immédiat entre la critique de la métaphysique traditionnelle et le fondement de la morale (…) à travers l’idée de temps »   . Et, en effet, on repère un geste analogue, chez les trois auteurs, qui consiste à revenir à la priorité éthique aux dépens de la prééminence de la métaphysique, au moyen d’un détour par le problème du temps. C’est ce que l’on observe chez Bergson, qui met en évidence la durée, qui montre l’insuffisance des concepts en tant que tels, et qui réfléchit, à la fin de ses œuvres principalement, sur la liberté. C’est aussi ce que fait Jankélévitch, lorsqu’il insiste sur l’unicité de l’instant, sur ce qui échappe aux concepts trop rigides (pensons au « je ne sais quoi », ou « presque rien », etc.), et lorsqu’il enjoint fermement à agir « séance tenante », résumant à partir de là le principe de la morale à l’amour. Et c’est finalement le chemin que suit à son tour Levinas lorsqu’il questionne la temporalité, depuis le Temps et l’autre jusqu’à son cours sur La mort et le temps, dénonçant la tradition philosophique toute tournée, sauf en de rares et exceptionnels moments, vers l’ontologie, pour faire de l’éthique la « philosophie première ».

La dimension « juive » de l’unité qu’ils forment est fluctuante, dans la mesure où ces auteurs n’accordent pas tous la même importance à cette appartenance au judaïsme. Si Levinas revendique son appartenance au judaïsme comme tradition philosophique et culturelle, et s’il publie ses lectures talmudiques ainsi qu’un certain nombre d’articles sur le judaïsme, Jankélévitch est plus discret sur le judaïsme, bien que plusieurs de ses textes y fassent référence, en particulier des textes analysant l’antisémitisme. De son côté, Bergson, au moins dans son Testament, évoque le judaïsme au passage.  Comme le résume Frédéric Worms, ces trois auteurs « tissent une histoire de relation critique à cette dimension historique et politique du judaïsme »   .

Plus problématique encore est la dimension « française » de leur philosophie : dimension à la fois factuelle (qu’on pense à ce que dit Levinas de la France où il va étudier, celle de l’Affaire, celle de Zola), et constituée par le dialogue avec les penseurs français. Frédéric Worms remarque également que les réflexions morales de Levinas et Jankélévitch, non sans lien avec la pensée bergsonienne, font partie d’une tradition morale française au XXème siècle, tradition encore trop peu étudiée.

Par ailleurs, ces philosophes ont pu nouer des contacts directs (Bergson et Jankélévitch, ou Jankélévitch ou Levinas), et se citent souvent en insistant sur l’importance de la pensée de l’un d’eux pour leur propre démarche, ou sur la convergence de leur geste ou de leur analyse.

 

Variations sur la Justice

Si l’ouvrage s’intéresse donc à un objet d’étude pertinent et légitime, cette communauté de penseurs n’est pas complètement congruente, non seulement parce qu’entre ces philosophes peuvent surgir des divergences dans la méthode, mais aussi parce que, s’inspirant les uns des autres, ils font parfois plus dire à l’autre ce qu’ils disent eux-mêmes, que ce que l’autre dit en réalité. Par ailleurs, de nombreuses contributions ne s’intéressent qu’à l’un, ou à deux des philosophes en question, privilégiant tel ou détail de sa (ou de leur) pensée.

La plupart des contributeurs de ce volume sont connus de ceux qui s’intéressent à ces philosophes, et certains, par le passé, avaient déjà suggéré des rapprochements pertinents – voire décisifs – entre eux. Ainsi Françoise Schwab, historienne et éditrice des œuvres posthumes de Jankélévitch, propose-t-elle une mise au point historique intéressante et documentée des relations entre les hommes Henri Bergson et Vladimir Jankélévitch. Tandis qu’Elisabeth Grimmer réfléchit aux influences de Bergson et de Schelling dans la pensée de Jankélévitch, c’est à la notion d’absolu chez Simmel et à son influence chez Bergson et Jankélévitch que réfléchit Andrew Kelley. Dans un texte particulièrement intéressant, Jean-François Rey propose de lire ensemble la conception de la justice de Levinas et celle de Jankélévitch, et montre que, à rebours de la lecture de Hegel selon lequel c’est à la philosophie du droit qu‘il revient de réfléchir sur la justice, la philosophie peut s’interroger sur la justice sans la médiation d’une philosophie du droit ou des institutions.

Dans une perspective comparable, Enrica Lisciani-Petriuni montre comment, chez Jankélévitch et chez Levinas, on passe d’une idée de la justice comme calcul formel – dans laquelle on essaie d’être au plus près des droits de chacun, soi-même compris – à un débordement de la justice par l’amour, que Jankélévitch appelle « Equité », et qui nous pousse à agir en oubliant pour l’autre nos propres droits. Comme elle l’écrit : «  Si le « sujet de droit » est entendu comme cette substance monadique achevée en soi, qui est séparée de toutes les autres en tant que close dans le périmètre de son individualité autonome, Jankélévitch  a déjà  défait (…) ce cadre conceptuel étroit pour y substituer une réciprocité et une « efférence » en direction de l’autre par laquelle le je singulier, subjectif, est poussé à sortir de soi. Et cela fonde l’Equité, laquelle est basée (…) sur le sens du devoir envers les autres qui naît de l’être en commun »   . Sur ce même thème, Arnaud Bouaniche s’intéresse à la justice chez Bergson, Levinas et Derrida, à la lumière d’une réflexion de Canguilhem.

 

D’un Temps à l’autre

Une grande partie du recueil est consacrée à l’analyse de la notion de temps, absolument centrale dans la philosophie des trois auteurs.  Arnaud François commence par déceler les traces de bergsonisme dans Autrement qu’être, et montre l’évolution du dialogue de Levinas avec Bergson de Totalité et infini à Autrement qu’être.  Sébastien Miravète montre comment la relecture de la conception bergsonienne du temps par Jankélévitch, parce qu’elle ne prend pas en compte la dimension numérique du concept bergsonien, trahit en quelque sorte, et sans doute involontairement, la philosophie bergsonienne ; et, dans la mesure où de nombreux lecteurs s’intéressent à la lecture que propose Jankélévitch du concept bergsonien de temps, il dégage l’influence de Jankélévitch dans la compréhension du temps bergsonien qui prévaut au XXe siècle et dont nous sommes encore souvent tributaires. La force d’influence de cette lecture fut en effet telle que Sébastien Miravète va jusqu’à conclure sa communication en demandant « si le nom « Bergson » n’a pas été au XXème siècle, en un certain sens, le pseudonyme de Jankélévitch »   .

Laure Barillas montre la dimension centrale de la conception du temps dans la morale jankélévitchienne, en la lisant comme le fondement autour duquel se disséminent, dans leur diversité, les intuitions morales du philosophe   ). Elle montre en effet comment, dans la pensée de Jankélévitch, chaque vertu peut être définie en fonction de son contenu temporel : la vertu du commencement, par exemple, est le courage, tandis que la fidélité et la justice sont des vertus en lien avec la continuation et la conservation : la difficulté et le mérite du courage, c’est de commencer, tandis que celles de la fidélité ou de la justice, c’est de demeurer, de continuer à être juste ou fidèle.

Masumi Nagasaka compare la conception du temps de Levinas et celle de Bergson en soulignant que si Levinas reprend une partie de la pensée heideggérienne, qui semble l’éloigner de la conception bergsonienne du temps, son dépassement l’en rapproche en réalité. François Brémondy travaille également sur le rapport entre Levinas et Bergson, en relisant la paradoxale prise de position de Levinas à l’égard de ce dernier, puisque si d’une part il le loue de contester « le privilège ontologique de l’unité », et s’il semble en faire une de ces rares exception de l’histoire de la philosophie qui ose une tentative de sortie ou de rupture avec l’être, il critique néanmoins sa conception de la durée en ce qu’elle implique la continuité. De son côté Luc-Thomas Somme reprend les quelques bandes sonores du cours de 1959-1960 de Jankélévitch consacré à l’immédiat pour les analyser, et y retrouver l’influence de Bergson sur Jankélévitch sur cette question.

 

Soi et l’autre

Dans un dernier moment sont analysés les questionnements moraux et métaphysiques que partagent ces auteurs. Joëlle Hansel réfléchit sur ce qui fait l’unicité du moi chez Levinas et chez Jankélévitch. Sur cette question difficile mais fondamentale, elle rapproche les deux auteurs en notant leur commune insistance sur la singularité du moi – ce moi étant voué à autrui dans la responsabilité ou l’amour. Ce moi, « dénucléé » pour Levinas et « énucléé » chez Jankélévitch, diffère toutefois chez les deux auteurs. Levinas considère autrui comme l’absolument autre et « conçoit l’être-pour-autrui comme la structure même du moi »   , tandis que Jankélévitch considère autrui comme « presque comme moi », et fait du moi une oscillation entre deux exigences qui semblent contradictoires : « aimer l’autre jusqu’au don total de soi, d’une part ; préserver l’ipséité de la personne, d’autre part. »   De son côté, Anne Coignard propose une lecture philosophique, essentiellement nourrie par les pensées livrées par Levinas et Jankélévitch à la lecture du livre d’Antonio Tabucci, Le Fil de l’horizon. Enfin Flora Bastiani questionne le rapport entre naissance et mort chez ces deux mêmes philosophes.  De sorte que le totale des analyses permet de dégager la triple tradition condensée et exposée par Frédéric Worms : une tradition « métaphysique », « juive » et « française », donc.

Cet ouvrage réussit ainsi le pari de lier entre elles les pensées de trois philosophes importants et dont l’influence est encore aujourd’hui considérable, sans réduire les spécificités de chacune à un substrat commun. Certaines communications sont appelées à faire date, en particulier peut-être les excellentes synthèses de Joëlle Hansel, de Jean-François Rey ou celle de Laure Barillas. D’autres offrent de nouvelles pistes de recherches, auxquelles invite encore la contribution de Frédéric Worms. D’autres enfin, plus factuelles, ont le mérite de corroborer le bien-fondé et la pertinence de réfléchir sur ce trio d’auteurs