Une histoire politique et sociale des attitudes juives face à la colonisation et dans la constitution d’un « devenir algérien ».

L’indépendance algérienne s’est accompagnée d’exils importants et chargés en symbole. Ils sont 130 000 Juifs citoyens français en 1962 à quitter l’Algérie après la signature des Accords d’Evian. Cet événement marque un moment fondateur et traumatique dans la construction de leur mémoire collective. L’historiographie des Juifs du Maghreb a souvent proposé une lecture linéaire de ces différents épisodes et de la trajectoire de ces populations au sortir de la décolonisation. C’est à cette lecture téléologique que Pierre Jean Le Foll-Luciani, au cœur de son ouvrage Les juifs Algériens dans la lutte anticoloniale, oppose une histoire plurielle et complexe des Juifs d’Algérie, dans laquelle s’incarnent des « trajectoires dissidentes » irréductibles à l’acculturation française.

L’auteur s’appuie sur des fonds d’archives profus, inexplorés et variés : archives policières et administratives, entretiens, et mémoires d’anciens militants. L’usage d’entretiens et de sources biographiques comme outil d’analyse du parcours de quelques centaines de juifs anticolonialistes permet une histoire par le bas au plus près des réalités quotidiennes et vécues   par cette communauté. Dès lors, ces trajectoires dissidentes ne sont plus analysées sous l’angle d’exemples purement singuliers non reliés au sens global de leur action et de leur engagement. Le militantisme politique des juifs algériens, au sein du parti communiste algérien (PCA) notamment, illustre des stratégies d’engagement intentionnées et volontaires qui en font un fait social dont l’examen permet d’éclairer l’histoire des Juifs d’Algérie. L’originalité de l’approche tient à la mise en exergue de la diversité de la communauté juive d’Algérie avant l’indépendance.

Dans cet ouvrage, Pierre-Jean Le Foll Luciani examine trois grandes thématiques : les Juifs d’Algérie face à la question coloniale, le « devenir algérien » – de l’entre-deux-guerres à 1954 – et les ressorts de la construction d’une identité nationale algérienne.

L’apport de ce travail est double. Il illustre avec précision les conditions d’émergence d’une socialisation politique des Juifs d’Algérie. Et, ce faisant, l’on comprend que la constitution d’un modèle politique singulier aurait pu émerger dans ce contexte colonial et faire naître une autre définition du « devenir algérien ».

L’identité juive face à la question coloniale

L’auteur étudie les différentes formes d’appréhension de la réalité coloniale des Juifs d’Algérie. Du rejet à l’approbation, leur attitude révèle une pluralité de réactions qui bousculent l’historiographie traditionnelle. L’idée que les Juifs sont fondamentalement assimilables aux principes de la civilisation occidentale est questionnée afin de montrer la diversité de leurs trajectoires politiques. Le thème de la « fraternité judéo-musulmane » se développe ainsi dans les années 1935-1937 en réaction à la flambée de propagande antisémite européenne. Moment épisodique et fragile, il n’en reste pas moins un exemple frappant de dépassement de la logique « raciale » ou « ethnique » au profit d’une stratégie principalement politique. L’engagement de ces militants anticolonialistes allait à rebours de leur condition d’origine et de la situation coloniale. Cette logique s’inscrivait en faux contre les principes raciaux de la société coloniale et illustrait l’existence d’autres formes d’engagement qui ont pu exister avant le renforcement de la conception arabo-musulmane de l’identité algérienne. 

La question identitaire algérienne

Point charnière de l’engagement politique des Juifs d’Algérie, l’instauration du régime de Vichy et l’abrogation du décret Crémieux   , caractérisant leur retour au statut d’ « indigène » constituent un socle à partir duquel les identités politiques vont se forger et se développer. Adeptes du sionisme ou du communisme, leur combat se cristallise principalement autour de la remise en cause de leur identification à la France. Le PCA trouvera un écho favorable à ce rejet de la situation coloniale pour fédérer des militants antiracistes, antifascistes et luttant contre l’antisémitisme.

Le PCA, les Jeunesses communistes ou l’union de la jeunesse démocratique algérienne constituaient des lieux de socialisation politique à part entière, où cohabitaient musulmans et non-musulmans.   Le début de la guerre en 1954 modifie le paysage politique de ces « contre sociétés » politiques et elles doivent alors se redéfinir à l’aune de ce nouveau contexte. Des dissensions internes apparaissent dans les mouvements anticoloniaux et les militants juifs – principalement communistes – pour certains d’entre eux, rejoignent les rangs du FLN. Ces mutations entraînent également l’émergence de groupes politiques concurrents au sein du mouvement anticolonial. Peu à peu s’affirme le recours à lutte armée comme moyen d’expression de l’anticolonialisme, avec le rôle joué par l’Armée de libération nationale (ALN). Les Juifs d’Algérie continuent de suivre un modèle d’engagement fondé sur la participation à des réseaux politisés, leur implication dans la lutte armée restant très marginale.

Par ailleurs, leur engagement va aboutir à une forme de rejet du corps national. En effet, l’apparition de qualificatifs discriminants comme « traître » représente le durcissement « identitaire » des hommes d’Etat français mais aussi de la presse et des populations civiles après 1954.

La question « nationale » algérienne

L’identité multiculturelle défendue et promue par les militants juifs anticolonialistes ne prendra pas forme à l’indépendance de l’Algérie. Ce constat ne les empêche pas de partager la victoire avec les Musulmans. Après la signature des Accords d’Evian le 18 mars 1962, certains juifs ont encore des responsabilités politiques significatives. Mais leur parcours politique va se heurter aux nouvelles logiques administratives de l’Etat algérien. Le code de la nationalité du 12 mars 1963 et plus particulièrement son article 34   consacre une nation algérienne définie sur la base d’un critère ethno-religieux. Ce critère, jusqu’ici absent, oblige les autres membres de la société algérienne – Européens et Juifs d’Algérie – à demander l’acquisition de la nationalité. Découragés par la vision exclusive du code de la nationalité, les anticolonialistes européens et juifs se sentent de moins en moins légitimes à porter un discours engagé dans la sphère politique.

Une historiographie en reconstruction

Par son approche « micro-historique », Pierre Jean Le Foll Luciani nous permet d’examiner en profondeur les trajectoires plurielles des Juifs d’Algérie des années 30 à 1965   . Ces parcours donnent à voir les différents vecteurs d’identification privilégiés par ces populations, face à la question coloniale, face au régime de Vichy, et devant à la construction de l’identité nationale algérienne. Plus largement, c’est aussi une histoire sociale et politique des Juifs d’Algérie qui est entreprise dans cet ouvrage. L’œuvre apporte une contribution décisive à l’historiographie des Juifs du Maghreb et ouvre sans conteste la voie à l’exploration de nouveaux champs de recherche. Souvent mis à l’écart, l’histoire des Juifs du Maghreb est généralement conditionnée à leur entrée dans la modernité occidentale   . Pierre-Jean Le Foll Luciani, dans le sillage d’autres historiennes et historiens désireux de réinterroger cette histoire silencieuse, participe à la restructuration progressive de l’historiographie des Juifs du Maghreb, qui ne cesse de se renouveler