Le mal-être au travail alimente une colère dont il faut désormais craindre les conséquences politiques en plus de ses effets sur le bien-être.

La très forte mobilisation contre la réforme des retraites en France a révélé au grand jour un mal-être au travail qui tient à l’écart considérable entre les aspirations individuelles et collectives le concernant et sa réalité.

Ce mal-être n’est pas nouveau : nombre d’études signalaient depuis longtemps la dégradation des conditions de travail, le manque de reconnaissance et le sentiment de ne plus pouvoir faire son travail correctement qu’éprouvaient toujours plus de salariés, dans de nombreux métiers, en lien avec les évolutions du travail et des organisations qui leur étaient imposées. Mais la crise sanitaire, le confinement et les bouleversements induits concernant le travail, ainsi que la montée des incertitudes de tous types ont contribué à l’aggraver, rendant, pour beaucoup, insupportable de devoir travailler plus longtemps.

Le phénomène alimente une colère qui se prête à toutes les instrumentalisations politiques et qui profite essentiellement à l’extrême droite. La droite – et le centre – en restent à un discours de moralisation autour de la « valeur travail » qui légitime à leurs yeux les réductions de la protection sociale, mais qui dit surtout le peu d’intérêt qu’ils portent au travail réel, où s'exprime, de fait, des valeurs multiples, qui sont en tension et régulièrement en conflit.

La gauche, qui s’est révélée incapable d’y apporter une réponse lorsqu’elle était au pouvoir, n’en a que récemment pris la mesure, mais peine à reconstruire, dans l’opposition, un discours qui renouerait avec l’idée d’émancipation par le travail, tout en prenant en compte la diversité des situations, comme le montre le récent livre de Paul Magnette, L’autre moitié du monde. Essai sur le sens et la valeur du travail (La Découverte, 2024).

Les organisations syndicales nous alertent sur ce mal-être depuis de nombreuses années. Le beau livre-bilan de Laurent Berger, qui a quitté ses fonctions de secrétaire général de la Cfdt fin juin, Du mépris à la colère. Essai sur la France au travail (Seuil, 2023) en constitue un vibrant témoignage. Mais, faute de répondant du côté des acteurs patronaux et de soutien de la part des pouvoirs publics, leur action reste forcément limitée. Il n’est pas certain que rendre obligatoire la négociation sur l’organisation du travail ou encore l’instauration au sein des entreprises et des administrations d’un dialogue professionnel autour du travail réel, comme le réclame – avec d’autres – Laurent Berger, répondent, à elles seules, au problème, si les employeurs ne sont pas plus convaincus de leur utilité.

Pour comprendre ce mal-être, il faut s’intéresser aux réalités du travail, comme nous y invite Bruno Palier dans l’introduction au volumineux ouvrage collectif qu’il a dirigé Que sait-on du travail ? (Presses de Sciences Po, 2023), qui reprend l'ensemble des contributions, soit près d'une quarantaine, réunies dans le cadre de l'important projet de médiation scientifique qu'il a porté.

C’est-à-dire, à ses conditions d’exercice, à ses conséquences sur la santé et le sens au travail, au(x) type(s) de management et d’organisation du travail mis en œuvre, aux effets de la digitalisation, aux inégalités et aux discriminations que subissent nombre de travailleurs et travailleuses, et au dramatique déficit de reconnaissance de métiers dont le confinement a montré pourtant combien ils étaient « essentiels ».

Nos conditions de travail sont dans l’ensemble plutôt médiocres, comparées à nos voisins, et iI va de même de nos performances en matière de santé au travail, nous expliquent dans l’ouvrage un nombre considérable d’auteurs, puisqu'ils sont une soixantaine, issus de différentes disciplines mais tous spécialistes du travail.

La perte de sens du travail est assez répandue, dans beaucoup métiers, et doit être mise en relation avec un type de management où les objectifs chiffrés et les changements d’organisation sont décidés le plus souvent sans concertation et sans prise en compte des enjeux du travail réel, comme on pourra le lire ci-dessous dans l'entretien que nous avions réalisé avec Coralie Perez et Thomas Coutrot.

Les politiques de l’emploi menées par les gouvernements successifs depuis trente ans ont favorisé les stratégies low cost de réduction à tout prix du coût du travail des entreprises françaises, au détriment de la qualité et de l’investissement social, comme nous l'expliquent ci-dessous Clément Carbonnier et Bruno Palier.

La France est en retard en matière d’organisations apprenantes si on la compare aux pays européens ayant un niveau de développement économique et technologique semblable, et le management y est plus souvent top-down, désincarné et, pour ce qui est du sommet, distant.

Les coûts cachés, directs et indirects, y atteignent, du fait des carences du management et des mauvaises conditions de travail, des niveaux très élevés, nous explique le chercheur en gestion Laurent Cappelletti (à la suite de Henri Savall), comme en matière d’absentéisme par exemple.

Les effets de la digitalisation sur le travail et les nouvelles formes de travail qu’elle promeut s’accompagne régulièrement d’une intensification de celui-ci, et parfois d’une déqualification, comme on le voit notamment dans les métiers du transport et de la logistique, ou dans certains métiers de services, selon la façon dont ces nouvelles technologies sont mises en œuvre.

Les inégalités et les discriminations concernent en premier lieu les femmes, les jeunes et les handicapés, mais les politiques mises en œuvre produisent peu d’effet, comme le montrent les auteurs s'agissant, par exemple, de l'index de l'égalité professionnelle.

Enfin, nombre d’emplois « essentiels », qui regroupent un tiers des salariés si l’on cumule les emplois de « première » et de « deuxième ligne », se caractérisent par une faible qualité du travail et de l’emploi. Cela vaut en particulier pour les travailleuses du nettoyage, de l’accompagnement des personnes âgées ou encore des assistantes maternelles, pour s’en tenir à ces exemples.

Si le diagnostic est clair, les moyens d’y remédier sont plus difficiles à concevoir, car il faudrait à la fois faire évoluer radicalement la manière des politiques et des employeurs d’envisager le travail, concevoir le cadre et les modalités selon lesquels la discussion à son propos pourrait se tenir, au plus près des activités réelles, et trouver le moyen d’enclencher la dynamique pour aboutir à des résultats significatifs.

Le peu de place que tiennent les représentations du travail réel dans l'espace médiatique et l'absence de discussions à ce propos dans le débat public, qui peinent à dépasser le cercle des spécialistes, constituent un sérieux obstacle à la mise en œuvre d'un tel programme.

Une série de recensions et d’entretiens que nous avons publiés sur le site ces deux dernières années permettent d’approfondir, un peu, la question.

On pourra également lire ici l'entretien que Bruno Palier a bien voulu nous donner.

 

Une situation du travail globalement dégradée

Un modèle de la hâte, où tous les temps qui constituent l’activité de travail sont réduits le plus possible : Corinne Gaudart, Serge Volkoff, Le Travail pressé. Pour une écologie des temps du travail (Les Petits Matins, 2022)

Des négociations d’entreprise sous fortes contraintes : Baptiste Giraud, Camille Signoretto, Un compromis salarial en crise. Que reste-t-il à négocier dans les entreprises ? (Editions du Croquant, 2023)

Un désalignement entre l’activité de travail, le produit de celle-ci et l’emploi rémunéré : Marie-Anne Dujarier, Troubles dans le travail. Sociologie d'une catégorie de pensée (PUF, 2021)

 

Des métiers sous forte pression

Un exemple d’exploitation d’une main d’œuvre racisée : Sophie Bernard, UberUsés. Le capitalisme racial de plateforme à Paris, Londres et Montréal (PUF, 2023)

Des travailleurs sociaux tiraillés entre la nécessité de répondre à des besoins élémentaires et la volonté de réaliser un travail socio-éducatif : Véronique Le Goaziou, Démunis. Les travailleurs sociaux et la grande précarité (Presses de Sciences Po, 2022)

L’expérience de la précarité durable dans différents métiers : Nicolas Roux, La précarité durable. Vivre en emploi discontinu (PUF, 2022)

La précarisation et les mobilisations des salariés des entrepôts : Carlotta Bengvegnù, David Gaborieau, Les mondes logistiques. De l’analyse globale des flux à l’analyse située des pratiques de travail et d’emploi (Revue Travail et emploi, Dares, 2021)

 

Quelles alternatives ou solutions ?

Redonner du sens au travail compris comme utilité sociale, cohérence éthique et capacité de développement : Thomas Coutrot, Coralie Perez, Redonner du sens au travail. Une aspiration révolutionnaire (Seuil/République des idées, 2022)

Etendre l’idée de justice au travail à tout ce qui touche à l’autonomie et la responsabilité dans le travail : Alain Supiot, La justice au travail. Quelques leçons de l’histoire (Seuil, 2022)

L’imposition de règles collectives décidées démocratiquement ou la réorganisation du travail par en bas : Juan Sebastian Carbonell, Le futur du travail (Amsterdam, 2022)

Investir dans la qualité du travail et l’investissement social inclusif : Clément Carbonnier, Bruno Palier, Les femmes, les jeunes et les enfants d’abord (PUF, 2022)