L'auteur explique que le seul moyen de dissuader la finance de prendre des risques inconsidérés serait encore de l'en empêcher.

Les publications concernant la crise financière actuelle abordent, selon les cas, de manière plus ou moins approfondie et en se concentrant plutôt sur tel ou tel aspect, le contexte dans lequel cette crise intervient et ses causes, son déroulement et ses mécanismes, les mesures prises par les gouvernements et les banques centrales pour l’endiguer et/ou celles qu’il conviendrait de prendre, ses effets sur l’économie réelle et les mesures de relance qui s’imposent. Elles sont bien sûr tributaires de leur date de parution.

Le petit livre que vient de faire paraître Frédéric Lordon   ) traite largement de la crise et de ses mécanismes, jusque fin août, date de l’arrêt de son manuscrit, avant la chute de Lehman Brothers donc, point sur lequel nous reviendrons. Parallèlement, l’auteur cherche à en dégager les causes profondes. Il en tire une critique radicale de la finance déréglementée (ou libéralisée), dont il montre qu’elle est complètement obnubilée par la poursuite de hauts rendements et qu’elle sous-estime systématiquement les risques qui y sont attachés.

Il montre, de même, les risques que la finance libéralisée fait courir à l’économie productive et la manière dont elle prend ainsi en otage l’État et les banques centrales, en démontant les arguments selon lesquels elle permettrait à la fois l’allocation optimale du capital et une meilleure gestion du risque. Il énonce alors un certain nombre de principes et de propositions visant à restreindre très sévèrement son champ d’action. Enfin, il donne, dans l’épilogue, une interprétation du contexte plus général dans lequel la crise intervient, en reliant celle-ci au régime d’accumulation en vigueur aux États-Unis depuis deux décennies.
Agréable à lire, ce livre trouve, nous semble-t-il, une sorte de confirmation dans le cours récent des événements, qui montre des banques peu empressées à se réformer, une fois obtenue la certitude que l’État ne les laissera pas tomber.

 

La finance libéralisée à l’origine de la crise actuelle

La cupidité des hommes et la concurrence que se livrent les institutions financières déterminent une prise de risque toujours plus importante. Celle-ci est soutenue par l’innovation financière, qui entretient l’illusion que ces risques peuvent être couverts ex ante. Il en résulte périodiquement une surévaluation des actifs (de telle ou telle catégorie), immanquablement suivie de l’éclatement de la bulle ainsi fabriquée. Il faut être conscient que la finance déréglementée ne comporte en effet "aucune force de rappel, aucune contre-tendance, aucun mécanisme d’autorégulation”, explique Frédéric Lordon.

La crise actuelle trouve son origine dans la forte augmentation de l’offre de crédits immobiliers à risques (subprimes) aux États-Unis, combinée avec le développement de la titrisation (l’opération qui consiste à transformer les prêts bancaires en titres négociables sur des marchés   ), celui des produits structurés (qui permettent de différencier des tranches de risques et de rendements en établissant entre elles un ordre de priorité en cas de défaillance du débiteur), de la notation de complaisance   ) et des assurances de crédit (qui permettent de se couvrir contre un incident de paiement sur un titre obligataire).

L’ensemble de ces dispositifs a ainsi conduit, montre l’auteur, à une sous-estimation dramatique des risques, sur la base d’une défausse générale et/ou, pour les porteurs finaux, de l’illusion de la liquidité (soit de la possibilité de céder en cas de besoin les actifs considérés, sans voir chuter immédiatement le prix de ceux-ci). Il a encouragé les institutions financières   , à la recherche de toujours plus hauts rendements, à investir dans ces opérations avec des niveaux de fonds propres de plus en plus faibles. Ce qui explique également l’incroyable développement des assurances de crédit (Credit Default Swap), des actifs ne nécessitant pas d’avance de fonds, prenant eux-mêmes la forme d’actifs négociables   .

L’expérience de l’illiquidité et l’instauration d’une méfiance générale

Lorsque le marché de l’immobilier s’est retourné, les défauts de remboursement des crédits subprimes (les plus risqués), atteignant un niveau nettement plus élevé que prévu, se sont transmis aux produits titrisés dérivés de ces crédits. Les premières tranches des produits structurés ont ainsi perdu toute valeur et les tranches senior (à plus faible risque) ont elles-mêmes été impactées. L’effet de levier a fait le reste : les banques, qui avaient prêté l’argent pour acquérir ces titres, ont en effet procédé aux appels de marge qui étaient prévus. Pour y faire face, leurs détenteurs (en premier lieu, les fonds spécialisés les plus exposés), faute de pouvoir les absorber sur les fonds propres dont ils ne disposaient pas, ont alors été contraints de vendre massivement, contribuant ainsi à faire chuter un peu plus les prix, jusqu’à ce qu’ils soient forcés de jeter l’éponge (pour les premiers au printemps 2007), en laissant aux banques de très lourdes pertes.

À partir de là, les produits structurés de la finance n’ont plus trouvé preneurs. Les banques se sont retrouvées dans l’incapacité d’évaluer leurs risques, s’agissant de titres pour lesquels il n’y avait plus de marché et qui étaient formés d’une combinaison d’actifs (de crédits en l’occurrence) à peu près impénétrable, et, en même temps, confrontées à la difficulté d’avouer leurs énormes pertes. Ce qui a contribué à installer un climat de méfiance générale, explique l’auteur. Les besoins de refinancement des institutions financières n’ont pu être satisfaits que de plus en plus difficilement (à partir de début août 2007 où l’on a assisté à un premier blocage du marché interbancaire), toutes celles qui avaient des liquidités cherchant à les préserver au maximum.

 

L’intervention obligée de l’État (ou du pôle public)

Dans ce contexte, les gouvernements et les banques centrales ne peuvent faire autrement qu’apporter leur soutien, note Frédéric Lordon. La finance a en effet la capacité d’entraîner, le cas échéant, l’économie toute entière à sa perte. À la date où il arrête son manuscrit, l’auteur théorise (en s’appuyant sur une étude de Barclays Capital) l’impossibilité pour l’État de laisser une banque importante faire faillite. On sait que le Trésor américain en a finalement décidé autrement dans le cas de Lehman Brothers. Mais cela l’a alors contraint, très peu de temps après, à devoir mettre en place un plan de sauvetage d’une ampleur inégalée   .

Les gouvernements et les banques centrales ont ainsi dû soutenir les institutions financières défaillantes (Bear Stearns, Indymac, Fannie Mae et Freddy Mac, etc., pour se limiter aux États-Unis). Et les secondes sont également intervenues à de nombreuses reprises depuis le début de la crise pour apporter aux banques le financement qu’elles ne trouvaient plus sur le marché interbancaire. Elles l’ont fait en abaissant leurs taux directeurs et, surtout, ce que Frédéric Lordon présente comme une grande victoire pour la finance libéralisée (lorsque celle-ci se sera remise de la crise actuelle), en allongeant considérablement les durées de leurs prêts et en acceptant de prendre en garantie de ceux-ci des “papiers” de bien moins bonne qualité.

La finance, conclut Frédéric Lordon, est ainsi dans la situation de faire jouer à l’État le rôle d’“assureur forcé”. Les plans arrêtés par les gouvernements depuis le mois d’août confortent plutôt cette idée. Or, cette situation est inadmissible, si l’on suit l’auteur, à la fois au regard des faibles services que rend la finance libéralisée à l’économie productive et des profits très élevés qu’elle tire des risques inconsidérés qu’elle prend. Et on serait assez tenté de lui donner raison sur ce point. Sortir de cette situation suppose alors nécessairement, pour qui adhère à ce qui précède, de restreindre très fortement le champ d’action de la finance privée, et donc de réformer radicalement ses structures, explique l’auteur.

Empêcher la finance de prendre des risques

Les précédentes tentatives de mettre fin aux crises financières ont toutes été des échecs. Ni les contraintes renforcées de couverture des risques, ni les modèles d’évaluation (Value-at-Risk) de ceux-ci, ni, a fortiori, la délégation donnée aux agences de notation pour l’évaluation des actifs, toutes mesures inscrites dans Bâle II, n’ont montré une quelconque efficacité face à la crise actuelle. "Si l’espoir est vain que la finance, ou quiconque à sa place, apprécie correctement la mesure exacte des risques qu’elle prend compulsivement, la stratégie de régulation doit changer radicalement de registre : ces risques que la finance est incapable d’évaluer, il faut l’empêcher de les prendre.”   , écrit l’auteur.

Celui-ci en tire alors six principes et neuf propositions, rapidement énoncés et qui nécessiteraient une discussion plus approfondie (ce qui n’est pas possible ici). La finance doit être considérée au regard des services qu’elle rend à l’économie. Devant l’impossibilité de contrôler les risques, il faut limiter fortement leur prise. Il faut notamment empêcher la formation des bulles. L’établissement de normes communes internationales en matière financière fait le jeu de la finance libéralisée. L’Europe (moins le Royaume-Uni et le Luxembourg si ceux-ci refusent de jouer le jeu) est une zone d’activité financière autosuffisante. Enfin, il ne faut pas tenir compte des protestations de la finance.

Les propositions qui en découlent portent sur les rémunérations des acteurs de la finance avec la prise en compte des pertes qui pourraient intervenir ultérieurement, l’interdiction ou la limitation très sévère de la titrisation, la limitation forte des leviers d’endettement, cela y compris pour les opérateurs non bancaires, la très forte augmentation des dépôts de marge sur les marchés organisés de produits dérivés, et, pour cela, la nationalisation des entreprises de bourse, l’interdiction des opérations de gré à gré, le découplage des taux directeurs de la banque centrale selon que les fonds servent à financer l’économie productive ou à la spéculation (ce qui suppose probablement de revenir sur l’indépendance de la banque centrale), l’encadrement des rapports entre la zone européenne régulée par définition et les zones non régulées avec la limitation des flux sortants et l’obligation pour les flux entrants de se soumettre aux mesures décrites ci-dessus. On imagine que l’auteur a traité ailleurs la question de l’autarcie européenne en matière financière, car il n’en est pas autrement question dans le livre.

 

La crise d’un régime d’accumulation ?

Frédéric Lordon revient, dans un court épilogue, sur le contexte de la crise financière actuelle en reconnectant l’analyse de celle-ci avec le fonctionnement de l’économie en général. La crise actuelle révèle, explique-t-il, les limites du régime d’accumulation en place aux États-Unis depuis deux décennies. Le capitalisme actuel peut être caractérisé comme un capitalisme de déréglementation à dominante financière   , explique l’auteur. Celui-ci exerce une forte pression sur les salaires. La demande y est alors “perfusée au crédit”   , en particulier aux États-Unis et au Royaume-Uni, avec notamment une explosion dans ces pays de l’octroi de crédit immobilier (y compris pour financer des dépenses courantes   ), favorisée par la titrisation.

Dans ce contexte, l’éclatement de la bulle pourrait alors se traduire, explique l’auteur, par une crise structurelle du régime d’accumulation étatsunien, qui serait susceptible de mettre à mal la qualité de la dette souveraine américaine et le statut de sa monnaie (même si la menace de l’inflation, sur laquelle l’auteur insiste, s’est pour le moment éloignée), et/ou s’accompagnerait, dans le scénario le plus probable, pour un temps plus ou moins long, d’une croissance “molle”   .

Un livre à lire, bien sûr, pour quiconque s’intéresse à la crise actuelle

 

* À lire également sur nonfiction.fr :

- Paul Jorion, La crise. Des subprimes au séisme financier planétaire (Fayard), par Luc Goupil.

- Le dossier "Éclairages sur la crise financière", par La Rédaction.

- "Afrique : la crise financière comme opportunité économique", par Nicolas Leron.

- "Rocard, Ferran et Morin : la crise financière comme possibilité d'une refondation idéologique", par Nicolas Leron.

- "De l'orage à la tempête", par Martin Kessler.

- "Premiers regards sur la crise financière", par Éric Monnet.

-"Faut-il brûler Alan Greenspan ?", par Éric Monnet.

- "Crise financière : contrepoints", par Nicolas Leron

- "Joseph Stiglitz : les fruits de la perversion financière", par Nicolas Leron.

- Jérôme Glachant, Jean-Hervé Lorenzi, Philippe Trainar (dir.), Private equity et capitalisme français (La Documentation française), par Luc Goupil.

 -Solveig Godeluck et Philippe Escande, Les pirates du capitalisme (Albin Michel), par Luc Goupil.

 - Augustin Landier et David Thesmar, Le grand méchant marché (Flammarion), par Patrick Cotelette.

- Olivier Godechot, Working Rich. Salaires, bonus et appropriation du profit dans l'industrie financière (La découverte), par Luc Goupil.

- Jacques Hamon, Bertrand Jacquillat et Christian Saint-Etienne, Consolidation mondiale des bourses (Conseil d'Analyse Economique), par Mahdi Ben Jelloul.

- L'ouvrage collectif, Comprendre la finance contemporaine (La découverte), par Jérémie Cohen-Setton.