Un triple regard critique sur la politique en France, saisie par ses institutions, ses affiches et ses médias.

La politique vit par ses institutions, c’est un fait acquis. L’emprise des constitutions qui l’encadrent, les règles électorales qui régissent son exercice démocratique, le gouvernement qui personnalise ses dirigeants, le parlement qui vote les lois, l’Etat qui les exécute, les partis qui structurent ses clivages et assurent le pluralisme des idéologies et des choix citoyens. Dans un pays comme la France, où la politique démocratique – en tout cas telle qu’elle est née lors des années fondatrices de la Révolution française – constitue littéralement un pan entier de sa culture nationale, tout cela semble aller de soi.

Mais la politique française ne saurait se réduire à l’exercice démocratique de ses institutions, elle vit aussi par la médiation (le livre et la télévision ont déjà fait l'objet de belles études) et la communication de ses acteurs, qu'il est nécessaire de dévoiler pour en comprendre les enjeux sous-jacents. Trois ouvrages, dans une forme et une inspiration très différentes, tentent précisément de « démystifier » (voire de démythifier) la relation ambiguë et profondément complexe des Français avec leur vie politique nationale, institutionnelle – sous le régime de la Ve République, depuis plus de 60 ans – mais aussi citoyenne et médiatique. Très classiquement, La Ve République démystifiée, ouvrage collectif (sous la direction d’Olivier Duhamel, Martial Foucault, Mathieu Fulla et Marc Lazar) publié à la suite d’un colloque (dans une forme largement remaniée et approfondie) de Sciences Po Paris portant sur les 60 ans de la Constitution de 1958 et de ses usages, réunit à la fois des constitutionalistes et des politistes, mais aussi des historiens, des sociologues et des économistes, et trace des perspectives intéressantes sur l’avenir de ce qu’il est convenu d’appeler une « monarchie républicaine », née, on le sait, par la volonté d’un homme dans un contexte de quasi-guerre civile. Au-delà de cette vision surplombante, et sur un registre beaucoup plus léger, Grégoire Milot (qui dirige une agence de communication publique) propose avec La politique s’affiche de passionnants « petits récits de nos murs politiques » – pour reprendre le (beau) sous-titre de son ouvrage illustré –, permettant ainsi de bénéficier d’instantanés de la vie politique et électorale « par le bas » (c’est-à-dire par la rue, où sont collées les affiches politiques) en France depuis l’entre-deux-guerres, avec un prisme très rapproché sur les décennies contemporaines de notre régime actuel. Enfin, dans une forme encore très différente – celle de l’essai engagé –, Mathias Reymond, économiste et animateur du site de critique des médias Acrimed, offre avec « Au nom de la démocratie, votez bien ! » une réflexion stimulante, à travers l’exemple du traitement médiatique des élections présidentielles de 2002 et de 2017, sur la réalité du débat politique au sein de la démocratie française, aujourd’hui largement orchestré par les grands médias dominants, en collaboration avec les omniprésents communicants politiques des principaux candidats – ce qui, là aussi, permet de « démystifier » le caractère pluraliste de la vie politique française.

Au-delà des idées convenues, la Ve République peut-elle (encore) réconcilier les Français avec la politique ? 

Tous les 10 ans il est de coutume de « faire le point » (plus que de célébrer ou de commémorer) sur l’état de notre régime politique, à chaque anniversaire de la Constitution gaullienne du 4 octobre 1958.  L’exercice peut sembler pour le moins convenu et les actes des colloques ou les numéros thématiques de revues spécialisées sur ces anniversaires n’ont pas toujours, tant s’en faut, révolutionné la recherche scientifique ni fait forcément avancer l’état des recherches sur les fondements institutionnels de notre vie politique. Or, si l’on pouvait craindre de prime abord une telle habitude dans le commentaire obligé et peu original, il faut remarquer que l’ouvrage collectif La Ve République démystifiée se démarque par un élargissement du spectre au-delà de l’analyse constitutionnelle pour aboutir à un tableau convaincant des métamorphoses passées, actuelles et à venir d’un régime entretenant « une relation d’amour-haine avec les Français », pour reprendre les termes toujours un peu spectaculaires d’Olivier Duhamel, président de la Fondation nationale des sciences politiques.

A travers un portrait dressé par des universitaires de disciplines académiques différentes, on découvre une dimension moins intemporelle, plus pragmatique à certains égards, des institutions politiques françaises : un président de la République en monarque républicain « encombré de sa force » (selon Nicolas Roussellier) depuis l’adoption du quinquennat – contraint par son ubiquité et enserré dans les mailles de plus en plus importante du droit –, un Parlement « négligé mais revigoré », aux représentants moins « godillots » que ne le laisse croire leur couverture médiatique, un Etat ni vraiment fort (en tout cas pas autant qu’à l’époque gaullienne, comme le montre Alain Chatriot) ni fondamentalement faible, mais « recomposé », et des partis « déconstruits » (pour reprendre l’analyse de Marc Lazar) qui se sont émancipés de la classique « quadrille bipolaire » de Maurice Duverger en étant moins déterminés par le cadre institutionnel (comme l’explique Florence Haegel) et davantage portés par une forme de personnalisation que par une organisation militante puissante. Pour compléter l’analyse, les auteurs s’essaient à la prospective politique et constitutionnelle – pour comprendre ce qui pourrait changer en termes de rapports de forces institutionnels, voire dans le cas d’un nouveau régime (analyses assez prudentes des vétérans Gérard Grunberg, Jérôme Jaffré et Olivier Duhamel, rejetant notamment les hypothèses de changement radical) – et, de manière peut-être plus audacieuse, tentent d’interpréter le rapport des Français avec leurs institutions politiques (Martial Foucault), considérant par le biais de sondages nouveaux (décryptés par Nonna Mayer) une forme de « soutien en demi-teinte », finalement assez critique au sujet de « l’abus de pouvoir » inhérent à un système de plus en plus présidentialisé.

Sur ce dernier point concernant les métamorphoses du statut et des pouvoirs du chef de l’Etat, on retiendra notamment l’analyse lumineuse de Bastien François (sous le titre « Jupiter aux pieds d’argile »), qui démontre en quel sens la force initialement plus sociologique (s’appuyant sur un appareil d’Etat et une technocratie recherchant une forte efficacité du pouvoir exécutif   ) que constitutionnelle ou politique, tend à devenir une faiblesse dans un monde où « toutes les transformations de la vie sociale depuis 1958 incitent à penser qu’il faudrait une démocratie plus vivante, pluraliste, inclusive, sociale, mieux inscrite sur les territoires de la vie quotidienne, favorisant le débat et la co-élaboration citoyenne des politiques [alors que] la Cinquième République ne sait répondre que par la vision surrannée de l’homme providentiel, à qui tout est délégué pendant cinq ans, sans véritable contre-pouvoir »   . « Démystifier » la politique française, c’est ainsi avant tout interroger cette singularité française d’un chef de l’Etat omnipotent mais qui, notamment depuis l’adoption du quinquennat et la non-réélection quasi-mécanique des présidents de la République, semble presque condamné à devoir gouverner contre l’opinion (et essuyant des mécontentements dont l’intensité semble bien augmenter) dans une forme d’isolement – voire d’enfermement – qui pose la question de la viabilité d’un tel régime politique.

Que cachent les affiches politiques et les tracts de campagne ? 

Dans une forme plus triviale, voire badine, La politique s’affiche de Grégoire Milot n’en propose pas moins une analyse percutante de la vie politique française en s’attachant aux affiches et aux tracts de campagne et en essayant de comprendre ce qui s’y cache – et ce qui s’y joue. Là encore, il est assez significatif de remarquer que la première partie de l’ouvrage (la plus importante en volume) s’attarde sur les campagnes présidentielles et sur la communication politique des candidats à la magistrature suprême, des plus connus (de Gaulle, Pompidou, Giscard, Mitterrand, Barre, Chirac…) aux plus inattendus (Jean Lecanuet alias « Dents blanches », Jean-Louis Tixier-Vignancour, Marcel Barbu, Pierre Marcilhacy, tous candidats lors de la première campagne de 1965…). De manière très intéressante, et peut-être même assez inédite, le livre propose par ailleurs une forme de radiographie de la communication politique classique par l’affiche en exhumant notamment des « modes d’emploi » préparés par les partis pour les candidats aux élections législatives ou locales, ce qui permet de mieux comprendre les dessous du marketing électoral d’une « campagne type » à travers un « kit de campagne » pour lequel il ne reste qu’à changer le nom ou la photo du (ou de la) candidat(e).

Ce décryptage d’un patrimoine témoin de l’histoire politique française s’appuie sur une collection entièrement privée d'affiches et de tracts politiques – patiemment réunie par l’auteur « dans les foires aux vieux papiers, ventes aux enchères ou sur Internet »   –, hétérogène autant qu’originale, et interroge les intentions de leurs auteurs. Ce faisant, Grégoire Milot, usant d’un ton accessible et amusé mais non moins pertinent et parfois diablement acéré, replace dans leur contexte et met en perspective des mouvements et des séquences-clés de la politique française (le gaullisme et ses héritiers, l’union difficile des forces de gauche, la culture contestataire post-68, la naissance de l’écologie politique, la montée du thème identitaire…), dégageant avec passion les personnalités et les idées propres à notre mémoire politique.

Dans une belle conclusion – illustrée, cela va sans dire – l’auteur de La politique s’affiche pose la question de la disparition de l’affiche politique en France, à l’heure de la communication intempestive sur les « réseaux sociaux » et de la colonisation des murs par la seule promotion commerciale. Témoignant tout à la fois d’un vide idéologique et d’une absence créative (mais aussi d’une mutation de « l’intermédiation politique »), une telle évolution rend désuète une forme de communication politique (et électorale en particulier) dont le rôle démocratique a marqué largement l’histoire de la vie politique (en tout cas celle « d’en bas ») en France.

La vie politique française est-elle sous contrôle médiatique ?

Enfin, une démystification de la vie politique ne serait aujourd’hui ni complète ni honnête sans remettre en question le rôle d’un « quatrième pouvoir » médiatique au sein du système démocratique. Le site de critiques Acrimed (Action - Critique - Médias) s’est fait le spécialiste de cet exercice qui, pour des raisons peu surprenantes, trouve peu d’échos au sein des médias dominants – en tout cas ceux « contrôlés par de grands groupes [...] industriels [et] dépendants des recettes publicitaires, donc des grands annonceurs  »   – et du monde des éditorialistes, dont le sens du commentaire est aisé dès lors qu’il ne concerne pas leurs pratiques…Mathias Reymond, économiste à l’Université de Montpellier, en est le co-animateur et son précieux essai « Au nom de la démocratie, votez bien ! » s’en inspire largement. Dans un court texte incisif et informatif, il vise à dénoncer, preuves et documents à l’appui (Unes de journaux et newsmagazines, tribunes et éditoriaux divers…), le rôle – disons plutôt la responsabilité – des médias les plus en vue dans l’orchestration d’une forme de dramaturgie du second tour des élections présidentielles – le moment-clé, on l’a vu, du système politique de la Ve République – de 2002 et de 2017.

De manière engagée et souvent délicieusement ironique, l’auteur ne ménage pas sa volonté d’en découdre avec les « éditocrates » de tout poil (essentiellement ceux de l’auto-proclamé « cercle de la raison », entre centre droit et centre gauche) en insistant sur leur rapport ambigu avec le sacro-saint débat démocratique qu’ils font mine de chérir mais, selon Mathias Reymond, qu’ils « piétinent allégrement » en proférant « des leçons de bienséance républicaine, de morale civique et de tactique électorale » dans le confort de leurs studios feutrés de l'audiovisuel parisien. Dans la lignée des Nouveaux chiens de garde de Serge Halimi    et des plumes engagées du Monde diplomatique, ce texte percutant trouvera son public et, comme d’habitude, ne suscitera que rejet et indifférence de ceux qui croient « faire l’opinion » (pour reprendre le titre d’un ouvrage pionnier de Patrick Champagne   ) mais il est patent que cette analyse s’appuie sur un corpus de sources et une base de données édifiants, qui permet de « déconstruire » ce qu’il se joue lorsque, dans le cadre de l’exercice démocratique, certains médias – qui, cependant, ne sont pas tous semblables – souhaitent de manière problématique contrôler son issue électorale, en collaboration avec communicants politiques.

Si l’épisode du deuxième tour des élections de 2002 (contexte inédit absolument non prévu par les sondages et les médias, qui avaient tous tablé sur un second tour Chirac-Jospin…) est désormais bien connu et peu original, on se reportera avec davantage d’intérêt sur les analyses du traitement médiatique plus récent de celui de 2017 et, en particulier, et ce dès le premier tour, à l’imposition par les médias dominants du choix réputé inéluctable du candidat (devenu favori des sondages) de ce que d’aucuns évoquent comme « l’extrême centre »   ou, de manière plus laudative, « la République du centre »    . Mathias Reymond revient notamment en détail sur la diabolisation de la candidature Mélenchon (dès lors que les sondages le portaient à 20%) et sur la banalisation rampante (et inquiétante) de la fille de Jean-Marie Le Pen…Bien sûr, il serait naïf et complotiste de croire que les médias font seuls l’élection – et l’essai se garde du reste d’aller dans cette direction – mais, selon Mathias Reymond, en 2002 puis en 2017, « le journalisme de prescription » a voulu « asséner aux électeurs déviants », de manière heurtante pour l’idée que l’on peut se faire du pluralisme et de la vie politique, « un rappel à l’ordre médiatique [dont la ] fonction est d’effacer le désastre du premier tour : "La récréation est finie ! Au nom de la démocratie, votez ! Mais surtout, votez bien !" ». Ce qui est ici condamné avec force, c’est bien la limitation du spectre des possibles par une forme de prise de pouvoir médiatique.

Métamorphoses et viabilité de ses institutions, quasi-disparition de l’une de ses marques militantes et citoyennes jadis très répandue (l’affichage et la propagande électorale) et remise en question radicale du rôle démocratique de l’entre-soi médiatique en son sein, la vie politique française est ainsi soumise, par le biais de ces trois ouvrages aussi différents que passionnants, à un sain exercice de dévoilement.