Un passionnant travail de recherche sur les publications des personnalités politiques sous la Ve République.

Bien qu'il soit un support aujourd'hui de plus en plus menacé par le numérique, le livre reste un outil de communication privilégié pour les professionnels de la politique, témoignant ainsi à la fois d'une stratégie de distinction et d'une banalisation de ces ouvrages qui s'étalent presque quotidiennement dans les librairies (sans d'ailleurs s'avérer souvent très rentables). Telle est l'une des thèses fort intéressantes du passionnant ouvrage La politique en librairie   de Christian Le Bart, professeur de science politique à l'Institut d'études politiques de Rennes, fruit de ses recherches menées depuis plusieurs années sur les publications des personnalités politiques sous la Ve République.

Christian Le Bart distingue bien les types de livres politiques (récits, biographies, entretiens, témoignages, analyse sectorielle par un expert, recherche de science politique...) mais centre son propos sur un corpus de 210 ouvrages publiés depuis 1958 et dont les auteurs ont été en général des acteurs importants de la scène politique, depuis les Mémoires de guerre du général de Gaulle jusqu'aux derniers titres datant des primaires socialistes et de l'élection présidentielle de 2012. La démarche du chercheur repose donc sur une double ambition : "s'intéresser d'abord vraiment à ce qu'écrivent les politiques, prendre au sérieux les contenus publiés, mais ensuite surtout observer la façon dont est mise en scène leur prise de parole. Ce qui nous amènera à privilégier l'énonciation au détriment de l'énoncé, car c'est là, dans la façon de se mettre en scène comme auteurs, que s'objectivent les stratégies de présentation (ou de production) de soi des politiques."   En suivant une telle démarche, Christian Le Bart emprunte d'ailleurs des voies assez nouvelles car, à quelques exceptions près   , les chercheurs en science politique ne prêtent guère attention à des objets " dévalorisés à juste titre comme sources non fiables, les livres politiques [souffrant] d'un déficit de légitimité sociale qui, comme trop souvent en matière de recherche, fait obstacle à l'attribution du statut d'objet digne d'être étudié."  

Il faut toutefois faire dès à présent une distinction entre une "littérature" actuelle qui n'en est pas une – et qui "en constitue même souvent le contrepoint le plus grossier"   – et des ouvrages politiques qui, pour certains (Les Mémoires de guerre, sans doute, mais également, par exemple, La République moderne de Pierre Mendès France ou Le Coup d'Etat permanent de François Mitterrand) dans les années 50, 60 ou 70, constituaient des textes d’une qualité littéraire plus certaine et qui distinguaient leurs auteurs du commun des mortels précisément par leur maîtrise des codes de l'écriture.

L'évolution de la nature, du contenu et de la réception des publications des personnalités politiques constitue un des fils directeurs de l'ouvrage très riche de Christian Le Bart. Insistant d'abord sur "la genèse lettrée du politique" sous l'Ancien Régime et la Révolution française, il en vient ainsi à conclure qu'après l'âge d'or des écrivains politiques (Chateaubriand, Lamartine, Hugo, Zola...), la sphère littéraire s'est progressivement éloignée du monde politique alors que se constituaient des modes de représentation politique et d'organisation collective – les partis politiques, en particulier – qui avaient tendance à dépersonnaliser les acteurs politiques. L'une des thèses intéressantes de La politique en librairie est d'ailleurs de montrer, à partir du corpus de 210 ouvrages écrits depuis 1958, que la Ve République, en (re)personnalisant la scène politique par la figure du président (et du présidentiable) lettré – de Gaulle, bien sûr, mais Pompidou et Mitterrand sont peut-être des exemples encore plus frappants –, a permis le développement d'une individualisation du champ politique – dont le paroxysme semble être atteint aujourd'hui avec le déclin et le désamour des principaux partis politiques – s'exprimant par des stratégies personnelles de publication et une banalisation des livres politiques, vus de plus en plus comme de simples outils de communication immédiate – à l'exception peut-être des Mémoires d'homme d'Etat, genre particulier auquel l'auteur consacre d'ailleurs des pages passionnantes.

Ainsi, par un triple phénomène progressif d'inflation, de dévalorisation et de dé-littérarisation, le livre politique est devenu un objet parmi d’autres dans la propagande et la communication politique des innombrables personnalités politiques (du niveau local à l'échelle nationale), afin de gagner en visibilité médiatique et de transformer éventuellement un lectorat en électorat   . Au contraire, au début de la Ve République, comme l'explique Christian Le Bart, "quand la prise de parole politique était tendanciellement monopolisée, au stade de la publication, par les grands leaders, le livre politique faisait événement […] [et] la valorisation de ces productions se nourrissait d'une symbolique de la rareté et de la solennité."  

Néanmoins, il existe des différences importantes selon la posture et l'expérience de chacun des professionnels de la politique : alors que, pour nombre d'entre eux, de simples livres-entretiens   avec un journaliste suffisent comme vecteur de diffusion de leur conception de la politique et de la société, certaines plumes plus sûres optent pour une stratégie de distinction voire de surenchère lettrée. Par exemple, les agrégés de lettres que sont Laurent Fabius, Alain Juppé ou François Bayrou pourront privilégier des genres plus recherchés – notamment la biographie historique (Henri IV, le Roi libre   pour le Palois Bayrou, Montesquieu, le moderne   pour le Bordelais Juppé) ou la critique artistique (Le Cabinet des Douze. Regards sur des tableaux qui font la France   pour Laurent Fabius   ) –  non pour témoigner de leur action politique mais pour faire valoir leur statut envié d'érudit – sinon d'intellectuel, au sens historique du terme – parmi les politiques, de plus en plus étrangers à ces "humanités" classiques.

Christian Le Bart note également que la production de livres pour certaines personnalités politiques non directement élues ou issues de la "société civile" permet de pérenniser une notoriété médiatique et politique, alors que d'autres tirent cette légitimité de leur mandat (ainsi en est-il par exemple de Dominique de Villepin, Hubert Védrine ou Corinne Lepage).  D'ailleurs, même pour les parlementaires ou les grands élus locaux, l'activité éditoriale permet de rester présent dans les médias nationaux, l'exemple typique de Pierre Moscovici, auteur d'environ un ouvrage par an depuis plus de dix ans, étant particulièrement frappant. Ainsi, "là où jadis la carrière politique pouvait s'analyser comme accumulation de mandats de plus en plus importants (montée en territorialité), elle peut aujourd'hui pour une partie significative du personnel politique s'appréhender comme accumulation de livres de plus en plus ambitieux (montée en généralité)"   .

L'accès à un éditeur prestigieux dans le champ littéraire (Plon pour le général de Gaulle, Gallimard pour Pierre Mendès France, Julliard puis Flammarion pour François Mitterrand) n'est d'ailleurs plus un passage obligé dans la stratégie de publication des "présidentiables", comme on a pu le voir avec les ouvrages de Jacques Chirac (éditions Nil) et, de manière encore plus prononcée, chez un Nicolas Sarkozy (XO éditions) qui se présentait d’ailleurs volontiers comme un "enfant de la télévision" totalement étranger au monde des lettres et des livres – comme en atteste la polémique restée célèbre à propos de La Princesse de Clèves.

L'importante hétérogénéité des publications issues du corpus de 210 livres étudiés par Christian Le Bart fait ainsi ressortir des évolutions historiques décisives – la culture littéraire, un invariant de la scène politique d'autrefois, s'est progressivement dissipée avec l'éloignement progressif du monde des lettres et de la sphère institutionnelle – mais également une très frappante distinction entre des écrivains de la politique – certes de plus en en plus rares, mais s'exprimant notamment par le biais du genre particulier que sont les Mémoires d'homme d'Etat – et l'immense majorité, constituée des "écrivants" de la politique, utilisant davantage le support écrit comme un outil tactique dans une stratégie personnelle de pouvoir et de notoriété – une logique qui est d'ailleurs rarement payante à court terme.

Lors des deux dernières élections présidentielles, les deux candidats finalement vainqueurs, peut-être conscients de cela,  ont eu l'idée d'associer à leur campagne de véritables écrivains, en tout cas reconnus comme tels par la critique, afin de gagner certainement en prestige et sans doute pour ancrer leur "épopée" dans une dimension littéraire qui échappe désormais totalement au monde politique. Cependant, qu'il s'agisse de L'aube le soir ou la nuit   de la dramaturge Yasmina Reza ou de Rien ne se passe comme prévu   du jeune et prometteur romancier Laurent Binet, il ne semble pas que ces tentatives de "réconciliation" aient été particulièrement réussies