Deux beaux livres de souvenirs illustrés témoignent de l'empreinte laissée par des pratiques éducatives aujourd'hui tombées en désuétude : l'apprentissage de la géographie typique de la IIIe République, par les cartes « Vidal-Lablache », et l'éducation populaire propre aux colonies de vacances des Trente Glorieuses.

Il existe une tendance importante dans la production éditoriale actuelle consistant à publier des « beaux livres » illustrés, surtout avant les périodes de fêtes de fin d'année, traitant, sous l'angle de la nostalgie, de thèmes fleurant bon les souvenirs d'enfance (en particulier des baby boomers) et les objets ou archives d'une époque disparue que certains lecteurs (plutôt âgés, on s'en doute) souhaitent revoir comme une forme de « temps retrouvé », au sens proustien du terme.

Au-delà de l'opération marchande bien comprise et de son caractère volontairement suranné, ces ouvrages peuvent être non seulement de beaux objets de collection en tant que tels mais constituer également une manière louable de redonner vie à des archives plus ou moins oubliées.

Tel est le cas de deux beaux livres de souvenirs illustrés, qui témoignent plus particulièrement de l'empreinte laissée par des pratiques éducatives aujourd'hui tombées en désuétude : l'apprentissage de la géographie typique de la IIIe République (et de son héritage) par les cartes « Vidal-Lablache » (Les cartes de notre enfance. Atlas mural Vidal-Lablache   , présenté par le géographe universitaire Jacques Scheibling et par l'éditrice Caroline Leclerc) et l'éducation populaire propre aux colonies de vacances des Trente Glorieuses (Les colonies de vacances   par l'historien Mathias Gardet). L'un des intérêts de ces deux ouvrages est en particulier de contribuer à une généalogie (voire à une « archéologie » pour reprendre la métaphore foucaldienne   ) de deux modèles – d'ailleurs complémentaires – d'instruction civique et républicaine (au sens où l'entendaient les « hussards noirs de la République », terme trop galvaudé de nos jours, malgré sa réalité historique) et d'éducation populaire, notamment dans les territoires urbains de la « banlieue rouge », où la « contre-culture » communiste encadrait socialement et politiquement la jeunesse ouvrière, non sans lui inculquer une importante « culture républicaine »   . C'est bien comme révélatrices de ces cultures républicaines que ces archives peuvent trouver un écho non seulement nostalgique mais aussi – et surtout – tout simplement historique.

Dans Les cartes de notre enfance – ce titre d'éditeur est à notre goût trop nostalgique et nuit quelque peu à la rigueur et à la richesse de son contenu iconographique et textuel –, Jacques Scheibling et Caroline Leclerc présentent, dans une démarche qui rappelle le bel ouvrage Nos géographies de France   de Daniel Picouly, une importante collection privée (datant, globalement des années 1890 aux années 1960) de cartes murales scolaires de la France, de ses anciennes colonies et des cinq continents du globe. Ces cartes, qui trouvent leur origine dans une démarche de vulgarisation scolaire de la géographie universitaire, ont d'abord été réalisées sous le patronage de Paul Vidal de la Blache, maître de conférences à l'Ecole normale supérieure puis professeur à la Sorbonne, grande figure de la géographie républicaine de la fin du XIXe et du début du XXe siècle et père de l'école « vidalienne » de géographie (selon l'appellation rétrospective, d'ailleurs très critique, d'Yves Lacoste dans La géographie, ça sert, d'abord, à faire la guerre   ), qui fera la part belle à l'étude des « régions » françaises (avant même leur existence politique et administrative   ), entendue à la fois sous l'angle physique, démographique et économique.

A partir de cet héritage prestigieux de la librairie Armand Colin, les cartes de l'atlas mural « Vidal-Lablache » (la particule est alors volontairement oubliée, comme l'explique Jacques Scheibling dans son introduction) vont se développer (y compris chez d'autres éditeurs, notamment Hatier, sous la direction du géographe Jean Brunhes, puis Paul Kaeppelin) et connaître de nombreuses mises à jour jusqu'aux années 60 – ce qui explique qu'elles restent présentes dans la mémoire des actuels papy boomers –, accompagnant ainsi pour de nombreuses générations l'enseignement des maîtres et l'apprentissage des élèves des écoles élémentaires et secondaires.

Comme l'expliquent très justement les textes qui accompagnent la reproduction de ces précieux témoignages de l'enseignement classique voire traditionnel de la géographie – volontiers critiqué à partir des années 60-70 –, la grande richesse de ces cartes murales vient à la fois de leur caractère didactique (qui n'empêche d'ailleurs pas quelques inévitables approximations et raccourcis dans les légendes), par l'intermédiaire de leur grande typographie, visible du fond de la classe, et d'un jeu de couleurs claires et sombres, et de leur connotation historique évidente. Ainsi, au-delà des cartes physiques et géologiques (bien entendu toujours d'actualité, bien que dépassées par la précision des systèmes d'information modernes), les différentes cartes économiques – en particulier, les implantations d'usines et d'industries en France en général et dans la région parisienne en particulier...qui démontrent à quel point, s'il fallait le rappeler, le pays s'est désindustrialisé –, politiques et démographiques constituent un témoignage unique de l'évolution historique de la France et des nombreux pays cartographiés dans cette sélection (à la fois en Europe mais sur tous les continents). Comme le note Jacques Scheibling, « ces cartes témoignent d'un temps où la géographie savait séduire et conservent une partie de leur charme. Au même titre que le Petit Lavisse publié par le même éditeur en 1884, ou Le Tour de France par deux enfants de Bruno (1877), elles sont des objets de notre mémoire nationale »   .

La partie consacrée aux colonies françaises (les départements d'Algérie, ainsi que les protectorats de Tunisie et du Maroc, étaient notamment cartographiés presque aussi précisément que le territoire métropolitain) revêt de ce point de vue une vraie dimension archivistique, alors même que la cartographie officielle de l'empire colonial était sous la tutelle de l'armée.

Dans un autre registre, l'ouvrage Les colonies de vacances de Mathias Gardet propose une belle sélection d'archives photographiques des « séjours de vacances », comme on dit aujourd'hui, à l'époque de leur apogée, c'est-à-dire essentiellement durant les Trente Glorieuses (même si certains documents datent du début du XXe siècle), à l'heure où « l'avènement des loisirs » (selon l'expression de l'historien Alain Corbin   ) est déjà une réalité ancienne et largement amplifiée par la croissance économique inédite.

Après avoir expliqué dans son avant-propos, de manière tout à fait intéressante, les origines hygiénistes et sociales des premières colonies sous la IIIe République, l'auteur – spécialiste des politiques sociales de la jeunesse et maître de conférences à l'Université Paris VIII –  propose une présentation thématique des temps et activités de ces séjours (travaux manuels, sieste, repas, promenade, courrier, petits et grands jeux, sport, goûter, veillée, extinction des feux...), tout en insistant, par l'intermédiaire d'encadrés explicatifs, sur les grandes organisations et les différentes conceptions de l'éducation populaire (à la fois les colonies de vacances catholiques et l'Union française des œuvres laïques de vacances, tant les Francas, proches des idées communistes, que les Scouts de France, véhiculant des valeurs religieuses traditionalistes...).

En effet, si la période faste des colonies de vacances est marquée par une très importante croissance économique et une forme d'insouciance sociale (c'est du moins l'image totalement idyllique qui est présente dans de nombreux souvenirs), il faut garder à l'esprit à quel point cette période est aussi celle des affrontements idéologiques et, en particulier, d'un vrai « conflit de valeurs » entre deux modèles qui, s'ils partagent une dimension sociale, présentent deux formes d'encadrement. Si une grande partie des colonies de vacances modernes sont organisées par l'intermédiaire des comités d'entreprise (notamment le CCAS pour la très grande entreprise publique qu'est EDF) et se veulent apolitiques, Mathias Gardet évoque en effet dans son livre les colonies d'inspiration religieuse (plus ou moins marquée d'ailleurs) et, en particulier le scoutisme des « camps de plein air », dont les valeurs sont à la fois chrétiennes et para-militaires (selon la vision traditionnelle de l'officier et « père-fondateur » britannique Robert Baden-Powell), qui sont à vrai dire bien différentes des colonies de vacances organisées par les municipalités urbaines, socialistes et communistes, ainsi que par les fédérations des œuvres laïques, dont le modèle d'éducation populaire, profondément républicain et laïc, vise également à encadrer une jeunesse parfois en manque de repères idéologiques et cherchant une forme de « contre-société » politique au sein de la République « bourgeoise ». Mathias Gardet explique ainsi qu'un très fort sentiment de solidarité (voire une vraie « conscience de classe ») pouvait naître de ces nombreux séjours ludiques à la mer, à la campagne ou à la montagne.

Comme le remarque l'auteur, l'action volontariste de l'Etat, au-delà des actions locales, cléricales et associatives, accompagne l'essor des colonies de vacances à partir de 1945 en créant « une direction générale de la Jeunesse et des Sports au sein du ministère de l'Education nationale (elle devient en 1966 un ministère à part entière) qui exerce désormais la tutelle sur les colonies de vacances [,] cette nouvelle direction distribu[ant] des agréments aux différentes associations gestionnaires, habilit[ant] et encourage[ant] les quatre principaux organismes de formation »   des moniteurs et des directeurs des centres de vacances. Connaissant un âge d'or dès les premières années de l'après-guerre (300 000 enfants et adolescents en 1945 et plus d'un million dès 1949, jusqu'à plus d'un million et demi au début des années 70), ce modèle connaîtra des baisses d'effectifs à partir des années 80.

La très riche iconographie de l'ouvrage permet de montrer au lecteur les immenses propriétés – souvent des demeures classées et des châteaux rachetés par des municipalités et des fédérations – dans lesquelles se déroulaient (et se déroulent d'ailleurs toujours, bien que l'on assiste depuis deux ou trois décennies à une dégradation lente et certaine du modèle des « séjours de vacances » et, en particulier, à la vente de nombreux centres, faute de fréquentation satisfaisante) les séjours, essentiellement lors des vacances estivales, puis en hiver au moment de la relative démocratisation des stations de sports d'hiver. Mathias Gardet explique en effet que l'acquisition de ces vastes terrains et demeures constituaient alors de vrais projets politiques (notamment de la part des maires communistes de la région parisienne), visant à permettre aux jeunesses ouvrières de « vivre comme des châtelains » le temps des périodes de vacances scolaires, dans une forme de « revanche sociale »   , alors que les parents ne disposaient pas de longs congés et qu'ils n'avaient par ailleurs pas les moyens de leur faire découvrir les régions touristiques françaises (la Savoie et la Charente-Maritime furent en particulier les départements les plus concernés par l'implantation de « colonies », au sens littéral, sur leurs territoires, respectivement montagneux et littoraux).

C'est donc bel et bien d'une véritable culture républicaine, certes datée mais profondément ancrée dans notre histoire nationale et notre imaginaire collectif, que témoignent ces deux beaux livres – au sens propre –, richement illustrés et documentés, et parfaitement mis en perspective par leurs auteurs