Une recherche fouillée et enrichissante sur le sort réservé à la politique par les nouvelles émissions de télévision, qu'elles soient jugées sérieuses ou non.

Dans La Politique en librairie   , le politologue Christian Le Bart avait démontré de manière passionnante à quel point le rapport des personnalités politiques au livre avait évolué sous la Ve République, des mémoires du Général de Gaulle aux ouvrages actuels d'autopromotion, aussi vite lus que peu vendus. C'est une démarche similaire qu'envisagent les chercheurs Pierre Leroux et Philippe Riutort au sujet de la télévision dans leur ouvrage La Politique sur le plateau. Ce que la télévision fait à la représentation   , en se focalisant sur la place de plus en plus importante laissée aux émissions de divertissement (voire d'information-divertissement ou "infotainment" – mélange d'information et d'entertainment – pour utiliser un néologisme américain) et/ou de conversation (les fameux "talk-shows", inspirés également de la culture américaine) pour traiter de la politique, au détriment des émissions dites "sérieuses" –  L'Heure de vérité en étant l'exemple le plus célèbre, bien que daté – auxquelles les personnalités politiques réservaient auparavant leur présence.

Au-delà d'une évolution que chaque spectateur d'un âge mûr pourra constater de lui-même, la dimension la plus importante du livre réside dans sa vision critique (au sens presque kantien du terme), c'est-à-dire dans l'analyse froide et raisonnée de cette évolution (ce que résume parfaitement le sous-titre de l'ouvrage : Ce que la télévision fait à la représentation). Car là se situe bien évidemment l'enjeu le plus décisif : savoir si la politique – c'est-à-dire la chose publique, le débat citoyen, la parole donnée à ceux qui nous représentent, que ce soit au gouvernement, au Parlement ou au sein des pouvoirs locaux – peut être dévalorisée voire disqualifiée par le "mélange des genres" proposé par des producteurs et des patrons de télévision désormais essentiellement à la recherche d'audience, ce qui peut risquer de se faire au détriment du fond et de la qualité.
 

La politique, jugée trop  "sérieuse", ne fait plus audience

Le problème initial, en effet, à l'origine de l'effacement des programmes strictement réservées à la politique et du développement concomitant des divertissements et des "émissions conversationnelles" (les auteurs utilisent souvent ce type d'expression pour ne pas dire "talk-shows"), c'est que la politique ne permet pas aux chaînes privées et publiques de "faire du chiffre", autrement dit d'augmenter leur audience. Jugée souvent "triste" et trop clivante, en tous les cas pas assez attractive, en particulier pour les jeunes générations – il est pourtant patent que ce type d'idées préconçues est largement erroné, comme en a témoigné l'engouement pour la campagne référendaire sur la Constitution européenne ou, plus récemment, pour les primaires socialistes –, par les producteurs de télévision et les dirigeants de chaîne (qui ne correspondent pas du tout aux mêmes "idéaux-types", comme le remarquent très justement  Pierre Leroux et Philippe Riutort, on le verra), la politique est aujourd'hui considérée comme un sujet trop sérieux pour être laissée aux seuls journalistes, qui plus est aux journalistes politiques, ceux-là même qui constituaient il y a encore une quinzaine d'années "l'aristocratie" du monde médiatique.

Tout se passe comme si le magistère occupé par ces éditorialistes plus ou moins mondains – en tous les cas largement introduits dans le monde politique et des affaires – s'est peu à peu dissipé au profit des animateurs/producteurs, aux profils plus jeunes et a priori moins dotés en diplômes et en "capital culturel", pour reprendre une terminologie chère à Pierre Bourdieu, dont les auteurs s'inspirent d'ailleurs   . Cette "prise de pouvoir", largement commentée par les deux chercheurs, s'est traduite par une volonté de la part de ces acteurs de considérer la politique comme un produit ordinaire, au même titre que la chanson de variétés ou le film populaire, et d'ouvrir donc son traitement à des émissions de divertissement, situées autrefois à mille lieux des arènes politiques.
 

La politique devient un spectacle comme un autre

L'intérêt principal de cette recherche est de ne pas se contenter de dénoncer assez facilement cette évolution – certaines personnalités politiques, tels Michel Rocard ou Arnaud Montebourg, s'y sont d'ailleurs essayées, après en avoir été des victimes plus ou moins involontaires, comme le rappellent les auteurs – mais d'en comprendre ses ressorts. Le phénomène le plus frappant dans ce processus est ainsi largement commenté et analysé, il s'agit de la "spectacularisation de la politique"   et, partant, de "l'obsession du renouvellement"   et de la "profusion des espaces mixtes"   , c'est-à-dire, à partir des années 2000, la généralisation des émissions de plateaux   invitant des personnalités politiques parmi d'autres invités en tous genres, se démarquant en cela totalement d'un modèle journalistique jugé dépassé (celui des spécialistes du monde politique) pour assumer un ton léger, volontiers badin ou railleur   , voire même, parfois, agressif   .

Cela n'empêche pas cependant la persistance des émissions strictement consacrées à la politique – voire de l'existence de chaînes dédiées   – mais, mis à part peut-être dans un format mensuel voire bi-mensuel   , elles ont tendance à être marginalisées ou repoussées à des horaires peu attractifs, alors même que le format de la "grand-messe politique"   avait, au contraire, façonné le modèle de la télévision d'il y a encore vingt et quelques années.

Les raisons de cette rupture avec le cadre journalistique traditionnel dans le traitement de la politique par la télévision sont également bien expliquées par Pierre Leroux et Philippe Riutort. Ce projet de déconstruction médiatique, volontiers présenté de manière "provocatrice", puise sa source dans la volonté affichée de "désacraliser" la télévision publique traditionnelle, surtout – mais pas seulement – de la part des chaînes privées (M6, La Cinq – éphémère création sous l'égide de Jérôme Seydoux et de Silvio Berlusconi –, ou, bien davantage, Canal Plus, qui n'aura de cesse de faire valoir un "esprit Canal" qui lui serait spécifique, axé sur la dérision et la "décontraction") ou privatisées (TF1 étant un cas typique d'une chaîne généraliste délaissant progressivement la politique pour s'intéresser à des sujets davantage susceptibles d'attirer des téléspectateurs, la "télé-réalité" notamment), à partir du milieu des années 80 – les fameuses "années fric", pour reprendre une expression largement diffusée.

Si les personnalités politiques ont fini par se diriger d'elles-mêmes vers les nouvelles émissions conversationnelles, c'est en définitive parce qu'elles n'avaient plus guère le choix si elles souhaitaient orienter leur communication vers un public large (les jeunes – quoiqu'ils délaissent aujourd'hui de manière assez générale la télévision pour se focaliser sur les médias numériques – et la fameuse "ménagère de moins de 50 ans", chère aux études d'audimat) qui n'est pas intéressé a priori par la politique. Il en a résulté une forme de banalisation de la parole politique et, de manière liée, une certaine soumission du personnel politique – du moins de sa partie la plus visible médiatiquement – au monde du spectacle, érigé en valeur cardinale du "paysage audiovisuel français" ("surnommé très vite "le PAF" par la presse dans les abondants commentaires dont il fait l'objet"   ).
 

Un changement des règles du jeu télévisuel par les animateurs/producteurs

En effet, c'est à partir des années 80 que se développent les réussites individuelles des animateurs "populaires", ceux-là même qui, en devenant producteurs, voire hommes d'affaires à la tête de sociétés gérées de manière personnelle et générant des bénéfices insoupçonnés   allaient finalement proposer un "changement des règles du jeu"   télévisuel, en faisant prévaloir leur univers (le show business, les variétés, le spectacle comique) autrefois regardé avec dédain par les journalistes et les patrons de chaînes, qui considéraient ces animateurs – non sans un certain "mépris de classe"   selon les auteurs – comme des "amuseurs", voire des "saltimbanques", aux références et au "capital culturel" trop pauvres pour pouvoir inviter des personnalités politiques.

Pour finir, ce que démontrent fort justement les deux chercheurs, c'est que ces animateurs-producteurs, en investissant la politique dans leurs sujets de prédilection, se sont eux-mêmes, d'une certaine manière, progressivement pris au jeu, ce qui les a conduits à prendre – ou, plus exactement à feindre de prendre – la politique au sérieux   . En s'accordant avec les patrons de chaînes, qui se sont appuyés sur eux pour augmenter l'audience de leurs grilles, les animateurs-producteurs ont été amenés à faire évoluer leur traitement de la politique, le projet "provocateur" de désacralisation de la politique ayant peu à peu cédé la place à une approche moins attentatoire à l'univers et à l'ordre politiques – ce qui a pu permettre, depuis plusieurs années, à certains animateurs   de s'assurer de la venue de personnalités politiques éminentes (ministres, voire Premier ministre en exercice, candidats à l'élection présidentielle) alors que les premières "émissions conversationnelles"   , avaient tendance à n'attirer le plus souvent que des personnalités politiques en marge ou en manque de visibilité médiatique