Dans une période de trouble comme celle qui secoue actuellement l'économie, où la grande majorité des individus apprennent par les médias qu'une crise financière a éclaté sans en voir encore les conséquences effectives, et où les instances politiques font face à une incertitude particulièrement forte concernant les mouvements à venir de l'économie, il semble sage de regarder en arrière et de faire appel à l'Histoire. À l'opposé du déni des crises précédentes qui caractérise habituellement les marchés financiers, on cherche maintenant dans les évènements du siècle dernier un étalon, un guide, qui pourrait permettre de situer cette crise sur un quelconque échelon. Chacun est appelé à se prononcer sur la question que l'on entend un peu partout : est-ce la pire crise depuis 1929 ?

Libération et Le Monde ont tous les deux publié la semaine dernière des dossiers éclairants ; le premier faisant appel à l'historien Patrice Baubeau, le second proposant une comparaison avec cinq crises majeures du Xxe siècle (la panique bancaire de 1907 aux USA, le krach de 1929, la faillite des caisses d'épargnes des USA en 1987, l'éclatement de la bulle immobilière en Europe au début des années 1990, et la crise japonaise des années 1990). D'autres crises auraient pu apparaître dans cette étude - l'hyperinflation allemande de la république de Weimar, la crise mexicaine de 1994, la crise asiatique de 1997- puisque le capitalisme n'a cessé d'être rythmé par de tels chocs qui se distinguent tous par une crise financière suivie d'une récession économique. Les crises sont même évidemment antérieures au capitalisme – bien que plus rares et sous formes différentes- ; l'émission "La Fabrique de l'Histoire" sur France Culture est consacrée toute cette semaine aux crises financières, de l'empire romain à 1929.

À ce jeu des comparaisons historiques, il paraît essentiel de distinguer la crise financière elle-même, des conséquences sur l'économie. Dans le premier cas, il existe une similitude forte qui donne facilement l'impression que l'histoire se répète. L'historien économiste Michael Bordo le montre dans une chronique parue après les premières éclosions - à l'été 2007- de ce qui n'était alors que "la crise des subprimes". Les crises surviennent après une période de "boom" économique marquée par une forte expansion du crédit et une innovation financière très rapide qui entraînent des prises de risques excessives finissant par casser la confiance sur les marchés. Cet aspect cyclique et fondamentalement instable de la finance a été diagnostiqué en particulier par l'économiste Hyman Minsky et fut mis en valeur de façon magistrale sous son aspect historique dans la 4ème édition de l'ouvrage classique de Charles Kindleberger : Histoire mondiale de la spéculation financière paru en 2005 (titre anglais : Manias, Panics and Crashes : a history of financial crises).



La lecture de ces deux auteurs est manifestement d'actualité (opinion de Philippe Brossard dans La Tribune ). La "crise des subprimes" est donc très proche de ses grandes soeurs eu égard à ses causes et son déroulement, même si elle a des particularité notables ; en particulier le fait qu'elle a sa source dans le marché du crédit hypothécaire, que la titrisation avait atteint des niveaux jamais connus auparavant, et que les décisions financières reposent aujourd'hui sur des modèles mathématiques toujours plus complexes (il est difficile d'évaluer le rôle de cette "mathématisation" croissante de la finance dans la crise actuelle , cf le point de vue de Christian Walter et Eric Brian sur la crise des méthodes de prévision.)

Mais il est beaucoup plus risqué de prétendre établir des points communs avec le passé en ce qui concerne les conséquences de la crise sur l'économie mondiale. Le présent est très différent des périodes précédentes de crise sur le plan institutionnel, politique et économique : l'ampleur mondiale et multisectorielle de la crise actuelle peut en effet la rapprocher de la crise de 1929, mais le développement des systèmes de protection sociale notamment, et la concertation politique internationale empêchent d'imaginer des conséquences identiques.
Nous tentons ici quelques éléments de comparaison, au moins pour mettre en évidence les différences apparentes :

Tout d'abord, la crise actuelle est manifestement une des plus grave connue, du fait de son ampleur (nombre de banques en situation de faillite, montant des pertes) et de sa dimension internationale. C'est avant tout une crise bancaire qui s'est amplifiée petit à petit pendant plus d'un an, depuis août 2007, plus qu'un krach boursier puisque les records historiques de chute des cours de Bourses sont loin d'être battus (le Dow Jones, indice de la bourse de Wall Street, perdit 13 % le 24 octobre 1929 et 22,6% le 19 octobre 1987, contre 7,3% le 9 octobre 2008 – et 9% pour le CAC 40). Les faillites des banques ont en outre précédé les chutes des cours boursiers, ce qui montre qu'il ne s'agit pas seulement de l'éclatement d'une bulle spéculative (comme la fameuse "bulle internet" qui explosa en 2000), même si une bulle sur le marché immobilier est à son origine, mais bien d'une crise générale du système bancaire. Toutefois elle n'est pas réductible à la crise des Caisses d'Épargne (Saving and Loans) des États-Unis de 1987, ni à la panique bancaire de 1907, car nous n'avons pas assisté à une suite de faillites de petites banques et une ruée sur les dépôts de la part des épargnants. En ce sens, la crise est donc plus grave et plus structurelle ; ni simple krach boursier ou panique bancaire, c'est bien une faillite globale du système financier qui est apparue, ce qui explique la chute ou la nationalisation d'établissements financiers, tels Lehman Brothers ou AIG, qui avaient su jusqu'à maintenant survivre à ces divers chocs.



Du fait même qu'elle repose sur le mauvais fonctionnement global d'un système, cette crise a également une dimension internationale. Elle n'est pas due à la faiblesse ou aux problèmes d'une économie nationale comme la crise bancaire étasunienne de 1987, les crises mexicaine de 1994 thailandaise de 1997 ou japonaise de 1991. Ce n'est pas une crise nationale suivie d'une simple contagion (l'Europe a subi des répercussions de toutes les crises précédentes, sans que son système financier soit mis en danger) ; l'ensemble du système financier mondial est touché même si l'Europe et les États-Unis en sont les principales victimes. C'est une crise systémique.
En raison de ces caractéristiques, les comparaisons avec la grande dépression des années 30 ou avec la récession japonaise des années 1990 sont nombreuses (cf l'entretien avec Nouriel Roubini ).

Il convient cependant de mettre en avant quelques arguments qui rendent très peu probable une réédition dramatique de la Grande Dépression. Les historiens ont montré que la Grande Dépression a été propagée en particulier du fait du manque d'une politique adéquate : les États contraints par la politique de l'étalon-or en vigueur pendant cette période n'ont pu injecter les liquidités nécessaires dans le système, il y a ainsi eu une contraction monétaire amplifiée par les faillites bancaires et les restrictions du crédit qu'aucune mesure publique ne venait interrompre. L'absence de coopération entre les États a encore aggravé ce phénomène. Aujourd'hui, les leçons de ces erreurs ont été en partie tirées, et les États et les banques centrales semblent beaucoup plus à même d'intervenir pour éviter le pire, même si aucune solution miracle n'émerge pour relancer le système. La concertation internationale -au moins européenne-, même si encore minimale, est beaucoup plus forte que dans les années 1930. Enfin, le système de protection sociale existant et le poids économique des États peuvent éviter les désastres sociaux causés par la Grande Dépression, en particulier aux États-Unis. Comme le déclarait au Monde le 20 septembre, l'économiste Bernard Gazier : "En 1929, l'État n'avait absolument pas les moyens d'intervenir comme il le fait aujourd'hui en injectant des liquidités quand le système menace de s'effondrer. Roosevelt, qui était à la tête d'un État fédéral pesant 10 % du PIB, n'a jamais imaginé mener une vraie politique de relance de type keynésien. Aujourd'hui que l'État pèse 40 % du PIB, il peut intervenir beaucoup plus facilement. Je dirais même que c'est un devoir, car les États, quoi qu'ils en disent, ont largement favorisé la dérégulation financière de ces dernières années pour éponger leurs dettes. La nationalisation du géant de l'assurance AIG aurait été impensable en 1929. Reste que cet activisme est totalement équivoque. L'État doit en effet à la fois punir des spéculateurs et sauver le système. Pour le grand public, c'est incompréhensible."



Les conséquences de cette crise seront donc probablement moins sévères, au niveau mondial, que celles de la crise de 1929. Mais la récession économique pourra avoir des effets très divers selon les pays, en fonction de l'état du marché du travail, du système de production, de la capacité d'innovation ou d'intervention publique. Sur le plan international, les conséquences risquent également d'être très différentes. Cette crise survient alors même que les États-Unis, pour la première fois depuis 1945, ne sont plus à même de soutenir à eux seuls le système financier mondial. Il n'y a plus de puissance hégémonique autour de laquelle un nouveau Bretton Woods pourrait être construit. Cette crise remet fondamentalement en cause un modèle de croissance que les États-Unis ont incarné. D'une certaine manière, l'occident connait aussi peut être une crise idéologique ; pour certains comme Joseph Stiglitz, le référent historique le plus judicieux pour comprendre la situation actuelle est ainsi la chute du mur de Berlin (cf l'entretien avec le Huffington Post). Les pays émergents, en premier lieu la Chine, pourraient être les grands gagnants de ces évènements. Sur ce point, la dimension historique de la crise actuelle est autant essentielle qu’insaisissable, et le passé offre peu de prise
 

 

* À lire également sur nonfiction.fr :

- la critique de l'autobiographie d'Alan Greenspan, Le Temps des turbulences (JC Lattès), par Martin Kessler et Samuel Ronsin.

- la critique du livre de Paul Krugman, The Conscience of a Liberal (Norton), par Martin Kessler.

- la critique du livre de Jérôme Glachant, Jean-Hervé Lorenzi, Philippe Trainar (dir.), Private equity et capitalisme français (La Documentation française), par Luc Goupil.

 - la critique du livre de Solveig Godeluck et Philippe Escande, Les pirates du capitalisme (Albin Michel), par Luc Goupil.

 - la critique du livre d'Augustin Landier et David Thesmar, Le grand méchant marché (Flammarion), par Patrick Cotelette.

- la critique du livre d'Olivier Godechot, Working Rich. Salaires, bonus et appropriation du profit dans l'industrie financière (La découverte), par Luc Goupil.

- la critique du livre de Jacques Hamon, Bertrand Jacquillat et Christian Saint-Etienne, Consolidation mondiale des bourses (Conseil d'Analyse Economique), par Mahdi Ben Jelloul.

- la critique de l'ouvrage collectif Comprendre la finance contemporaine (La découverte), par Jérémie Cohen-Setton.

- la revue de presse sur la crise financière.