« C'est intime ! » : personne ne vous l’apprendra, lorsque vous dites cela - de plus en plus souvent peut-être - vous signifiez la limite de ce que vous acceptez de dévoiler de votre vie privée par rapport à un espace public. « Dans l'intimité » est d’ailleurs une formule courante pour évoquer la vie sexuelle. Le problème de cette expression, aussi banale qu’impensée, c’est que le « dans » renvoie l’intimité à un lieu. L’ « intime », adjectif devenu substantif, nuance ce désir de localisation. Ainsi, on parle « d'amis intimes » pour qualifier la grande proximité entre deux individus, un « entre-deux » supposant d’abord une relation réciproque, un mouvement, un non-lieu.

 

Au départ intimus désignait l'ami confiant, celui en lequel on a foi. Puis, à partir du XVIIIème siècle, intim est devenu le superlatif pour désigner « ce qui est au plus profond, le plus en dedans, le fond de ». Ce glissement étymologique révèle la tension qui traverse la notion d'intimité. Dans son dictionnaire philosophique de référence, André Lalande   distingue deux sens : l'intime peut désigner « ce qui est fermé, inaccessible à la foule, réservé ; par suite, ce qui est individuel, connu du sujet seul ». C’est l’« intérieur » opposé au « public », à l' « extérieur ». Mais l'intime peut être également ce « qui tient à l’essence de l’être dont il s’agit ; qui en pénètre toutes les parties » : en cela il est le « profond » qui s'oppose au « superficiel ». Dans tous les cas, il renvoie à un rapport, une relation, ce qui lui retire tout sens exclusif de territorialisation. L’intime n’est pas un lieu, et avoir une « relation intime » ne relève pas plus d’une connaissance bien présomptueuse de l’autre, qui serait connaissance de cet espace secret. Au contraire la relation d’intimité ouvre au mystère de la rencontre.

 

Cette ambivalence de l'intime se pose particulièrement en matière de politique. Les valeurs de l’intimité ne risquent-elles pas d’être celles d’un égocentrisme menaçant la participation au bien commun ? Et à l’inverse, les politiques du corps - de la santé, de la sexualité... - ne signent-elles pas un débordement totalitaire du politique ? Pourtant, l’un des piliers de la démocratie, la justice, se fonde en partie sur ce critère de l’intimité. Lors des procès d’assises, le président doit donner aux jurés et aux juges, une lecture de l'instruction qui « leur prescrit de s'interroger eux-mêmes dans le silence et le recueillement et de chercher, dans la sincérité de leur conscience, quelle impression ont faite, sur leur raison, les preuves rapportées contre l'accusé, et les moyens de sa défense ». La loi ne leur fait que cette seule question, qui renferme toute la mesure de leurs devoirs : « Avez-vous une intime conviction ? ». L’intimité de la conviction assure donc un gage éthique pour juger l’autre. L’idée d’intime nous renvoie à une profondeur, et dans le même temps une obscurité qui échapperait à toute visibilité du spectateur. Il y a l’invisibilité de l’intime, ce qu’on aimerait connaître, mais qui reste un mystère… L’intime peut donc se révéler dans un espace public, il n’est pas synonyme d’espace privé. C’est là ce qui le sépare de l’intériorité.

 

Se poser la question de l’intime, enfin, c’est forcément s’interroger sur la pornographie, qui est devenue une banalité, une industrie, et même une norme en s’érigeant en culture porn. Au mystère et à l’obscurité de l’intime, la pornographie oppose un dévoilement total : plus rien ne doit être dissimulé. La fascination et la jouissance que procure l’image pornographique réside peut-être dans la croyance qu’elle nous donne accès à « la vérité » - en grec, la vérité (aletheia) signifie d’abord « dévoilement » - qu’elle dévoile par une imitation troublante le propre du désir érotique.


Si notre société est bien, comme d’aucuns le pensent, en perte de mystère et de mythes, l’intime ne serait-il pas le garde-fou « érotique » dont il reste à ressaisir le sens ?

 

Deux fois par mois, la chronique “Intimités” explorera les ressorts et les ressources de l’intime.

 

0. L’« intime », du for privé à l’espace public

Les enjeux philosophiques et politiques de l'intimité

1. La jouissance contre l'obscénité du morbide

Sur le livre de Camille Emmanuelle, Sexpowerment. Le sexe libère la femme (et l'homme), Ed Anne Carrère, 2016

2. Corps désirable, de Hubbert Haddad

Sur le livre de Hubert Haddad, Corps désirables, Zulma, 2015

3. L'intimité dans l'absence présente de l'autre

Sur l'adaptation pour le théâtre, par Hélène Borel et Emmanuel Nunes, du Port intérieur d'Antoine Volodine (Minuit, 2010)

4. Les petits riens, étoffe de notre intimité ?

Sur le livre de Bertil Galland, Les Choses, Les langues, les bêtes. Petite encyclopédie intime, Slatkine, 2016.

 

 

 

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