L'essai de Camille Emmanuelle "Sexpowerment. Le sexe libère la femme (et l'homme)" donne à penser la jouissance comme remède à l'obscénité du morbide."

Deux fois par mois, dans la la chronique « Intimités », Maryse Emel présente des essais ou des œuvres, des intellectuels ou des artistes pour explorer les ressorts et les ressources de l’intime.

« Nous abolirons l’orgasme ! » (Orwell, 1984 )

 

Sexpowerment de la journaliste Camille Emmanuelle se présente à la fois comme une déclaration à la première personne, celle de l'auteur, de sa liberté sexuelle, et comme une généralisation, à partir de là, de l'autonomie de tout individu qui se revendiquerait d'un positionnement identique.


Le raisonnement par induction est en soi assez contestable, partant du particulier pour établir une vérité générale. On pense à l'exemple de la poule de Russell, qui, voyant la fermière lui donner du grain tous les matins, ne comprend plus rien lorsqu'elle voit cette dernière brandir un couteau de cuisine le dimanche matin. Il y a des certitudes et des habitudes qui peuvent nous mener à notre perte. Que penser dès lors d'une telle défense de la libération sexuelle de l'individu, discours qui en soi n'est pas vraiment nouveau ?

 

Au nom de la liberté

 

L' argument de l'auteure est que la liberté sexuelle serait la condition de notre liberté existentielle, voire intellectuelle, et surtout la réalisation harmonieuse de notre individualité. « Le féminisme sexe-positif, né aux Etats-Unis dans les années 1980, place la liberté sexuelle au cœur de la libération des femmes et considère que la sexualité n'est pas uniquement, pour les femmes une zone à risque , mais un levier d'émancipation et d'autonomisation » écrit Camille Emmanuelle   . Pour expliquer illustrer son propos elle renvoie le lecteur au film-documentaire féministe porno-punk Mutantes de Virginie Despentes, réalisé en 2010. Elle affirme se distinguer des mouvements féministes abolitionnistes, c'est à dire opposés farouchement à la prostitution : au contraire, la perspective porno-punk dont elle s'inspire inverse totalement le rapport à la notion de pornographie, centrale dans son combat féministe. Camille Emmanuelle refuse aussi les mouvements féministes subventionnés. Son objectif est politique : il s’agit de construire une identité de résistance. Elle refuse aussi de se positionner nécessairement à gauche comme elle écrit non sans euphémisation : « Dans le film Le Président (1961), écrit par Audiard, un personnage de député lance à Jean Gabin : « il y a des patrons de gauche ! Je tiens à vous l'apprendre. » Gabin répond : « Oui, et il y a aussi des poissons volants, mais ils ne constituent pas la majorité du genre .» Ici, l'image des poissons-volants souligne le refus du cadre, l'allègement de la pesanteur. Se libérer des carcans de l'ordre bourgeois et des appartenances partisanes, pour inventer son monde : tel est l'objectif politique de cette libération sexuelle dont se réclame Camille Emmanuelle.

 

De Freud à Wilhem Reich

 

Freud, en son temps, voyait dans la contrainte sociale pesant sur nos désirs sexuels spontanés – ne se réduisant pas à la sexualité organique – une des raisons de nos souffrances psychiques. Cette éducation de la sexualité la faisant passer au second plan, s'expliquait par une finalité sociale : la nécessaire reproduction sexuelle. L'introduction de tabous était garante de cet ordonnancement social. Le tabou peut être lu comme la démarcation entre l'espace privé et l'espace public, toute la question étant de savoir si l'intime rejoint cet espace privé. En introduisant la morale et ses règles, le tabou sépare l'ordre de la nature agreste et la société policée et régulée afin de permettre le vivre ensemble. C'est ce qu'expliquait déjà Kant, lorsque traitant de la pudeur, il écrivait à propos de la feuille de figuier d'Adam, qu'elle symbolisait cette destination morale de l'humanité.

 

Si on lit l'auteure de Sexpowerment à la lumière des travaux de Wilhem Reich, alors tout prend sens sous un jour nouveau. Ce livre en est la traduction pratique et sa démarche individualisante se justifie   .

 

Freud, puis Wilhem Reich, voyaient dans la morale, une des raisons fondatrices de la souffrance humaine. Reich reprochera cependant à son maître d'avoir négligé la dimension génitale de la sexualité et plus précisément le phénomène de l'orgasme. Ainsi Reich place-t-il le corps au centre de la cure analytique. À partir du moment où l’on s’inscrit dans ce choix de la sexualité comme bien, on est inscrit ipso facto dans le choix de l’individu contre la masse, qui nous met en opposition aux morales sexuelles civilisées ou bourgeoises nous transformant de fait en pestiférés ou rebelles.

 

C'est bien parce qu'elle est individuante que la sexualité est dénoncée par la morale. Reich écrira ainsi : « Les meurtres sexuels et les avortements criminels, l’agonie sexuelle des adolescents, l’assassinat des forces vitales chez les enfants, l’abondance des perversions, les escadrons de la pornographie et du vice, l’exploitation de la nostalgie humaine de l’amour par des entreprises commerciales et des publicités avides et vulgaires des milliers de maladies psychiques et somatiques, la solitude et la dislocation généralisée, et par-dessus tout ça, la fanfaronnade névrotique des sauveurs en herbe de l’humanité – toutes ces choses pouvaient difficilement être considérées comme les ornements d’une civilisation »   .

 

Défense de l’individualisme

 

Dans le prolongement du refus du psychanalyste qui ne voyait que frustration dans le projet communiste, la démarche de Camille Emmanuelle est aux antipodes de tout communautarisme ou d'intérêt commun. On peut rapprocher son livre des travaux d'Herbert Marcuse qui voyait également dans la société marchande – rejoignant ici les travaux de Marx, à la différence de la position de Reich – une des raisons fondatrices de la frustration sexuelle. La société capitaliste ne donne que des succédanés des désirs humains. On retrouve cette critique chez Guy Debord, avec le concept de réification, que Georges Pérec illustrera dans Les Choses. Même si Marcuse n'est pas cité, on retrouve dans ce livre une position identique en termes de refus de soumission à un système normatif. Mais la comparaison s'arrête là avec le travail de Camille Emmanuelle. Si la sexualité libère, il ne s'agit pas, pour elle, de plaider ici pour un changement de système politique. L'égoïsme bourgeois n'est pas contesté. Il va même de soi. Ce qui importe c'est la remise en cause de la morale. C'est d'ailleurs ce qu'écrit Camille Emmanuelle lorsqu'elle critique certains partis-pris féministes comme le désir d'abolir la prostitution ou le refus de la pornographie.

 

Reich désignait, par la formule « dissolution de la conscience », le phénomène psychique qui se produit au moment de l’orgasme, en montrant ainsi comment ce dernier ne pouvait se réduire à une simple décharge organique, comme l’estimait Freud. Or, la “dissolution de la conscience” que procure l’orgasme est un moment nécessaire à l'allègement des tensions occasionnées par les renoncements douloureux à la liberté sexuelle qu’oblige la vie en société. Il ne s'agit nullement de transformer le monde mais de s'y adapter au moindre prix, ce qui rejoint un mode de calculs et profits, bien éloigné d'une révolution contre ce mode de vie. A ce titre, la démarche de l'auteure n'est pas vraiment proche des années soixante-dix influencées par les travaux de Herbert Marcuse, proche de l'École de Francfort. Et d’ailleurs, cette dissolution apaisante de la conscience ne se réalise-t-elle que par la sexualité ?

 

Si Camille Emmanuelle annonce combattre les préjugés, on peut être étonné qu'elle ne fasse jamais la moindre allusion à Michel Foucault et son Histoire de la sexualité à propos du discours sur la libération sexuelle. Qu'est-ce qui justifie en effet la liberté sexuelle comme condition d'une meilleure vie sociale? Pourquoi une telle inflation du discours sur la sexualité, aussi bien pour la combattre que pour la défendre ? Dans le premier tome de son Histoire de la sexualité, La volonté de savoir, Foucault écrivait : « Il s'agit en somme d'interroger le cas d'une société qui depuis plus d'un siècle se fustige bruyamment de son hypocrisie, parle avec prolixité de son propre silence, s'acharne à détailler ce qu'elle ne dit pas, dénonce les pouvoirs qu'elle exerce et promet de se libérer des lois qui l'ont fait fonctionner »   . L'auteure cite par contre (ironiquement ?) un certain Didier Foucault qui écrivit une Histoire du libertinage.

 

La pornographie rend mesurable l'obscène

 

La pornographie peut devenir obscène, lorsqu'elle donne à voir l'insoutenable. Mais si on prolonge l'analyse de Camille Emmanuelle, on voit que le pornographique donne à penser l'obscène sans se confondre avec. Toussaint Desanti écrivait à propos de l'obscène :


« Nous voici donc revenus près de notre point de départ : le vieux sens oublié du mot « obscène ». Est de mauvais augure ce qui surgit du lieu de la nuit. Ce peut être le royaume des morts. Ce peut être la région redoutable où meurt la lumière : le comble du mauvais présage serait que le soleil se lève un jour à l’ouest. « Obscène » au plus haut point, cette vue serait insupportable et annoncerait la mort. « Obscène » donc : une surabondance d’être qui annonce le Rien et, ne se laissant pas refermer dans les limites du seul visible, occupe cependant tout lieu visible de son enflure envahissante. C’est pourquoi l’obscène, du même mouvement, force le regard et le repousse. Rien à voir avec le spectacle des sexes étalés. Une amie peintre à qui j’en parlais m’a dit que pour elle le comble du tableau obscène était Le miracle de la Sainte-Épine. Sans doute parce que les gens qui sont là sur cette toile, ne sont, comme ceux de Dado, ni tout à fait vivants ni tout à fait morts, ou peut-être toujours déjà morts. »   .


L'obscène nous dévoile la condition de notre être, la finitude, la mort. En ce sens il n'a rien à voir avec la pornographie qui peut être lue comme logique de la maîtrise de la vie, recherche d'une jouissance libérée de la crainte, même si elle le cache. Dans l'obscène on en montre trop, on en dit trop... au point de fuir cet insoutenable. À partir de là on peut se demander si par son discours, la pornographie ne cherche pas à faire reculer cette obscénité redoutée qu'est la mort, à la transformer en discours de vie au sens où Bergson parle d'élan vital. Le discours pornographique résiste par la nomination et le plaisir au rien qui le menace. Dire la sexualité c'est ici un acte pornographique, afin de maîtriser au nom de la vie, l 'obscène morbide.

 

A lire ainsi Sexpowerment, on peut en conclure qu'il s'agit d'un guide de survie pour affronter le risque de l'obscénité (ce que son auteure ne dit pas) et se tenir à l'écart de la morale. A ce titre, il nous renvoie à notre intimité, à ce moment où un sujet en rencontre un autre. L'intime du soi est cette limite posée à l'obscène  La pornographie reste en dehors de l'ordre établi par la morale par cette importance conférée au « non ». Il n'y a là rien d'une dissolution de la conscience, mais bien au contraire, le désir de deux consciences contre le scandale de la mort, partageant ce refus de la morale que Spinoza qualifiait de passion triste, rendant l'action et la réalisation de soi impossibles.

 

Sexpowerment. Le sexe libère la femme (et l'homme)

Camille Emmanuelle

Ed Anne Carrère

Avril 2016

240 p., 18 €

 

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