Jean Vigreux, historien, professeur à l'Université de Bourgogne, présente, pour les 80 ans de l'événement, une magistrale Histoire du Front populaire (Tallandier, 2016), qui constitue à la fois une synthèse accessible et une ouverture vers d'autres perspectives d'histoire culturelle et sociale.

 

Nonfiction.fr : Au-delà de l’anniversaire du printemps 1936, pourquoi écrire aujourd’hui une nouvelle Histoire du Front populaire ? Sur quelles archives vous êtes-vous appuyé ?

 

Jean Vigreux : Ecrire une histoire du Front populaire permet de travailler sur les mythes et les représentations de cet événement majeur car nous avons tous dans notre mémoire collective des images – presque des icônes – qui marquent cette période.

Cela permet aussi de les déconstruire. Bien sûr, « y a de la joie », comme le chantait Charles Trenet, bien sûr, les grèves sont un moment d’espoir et de bals, mais en même temps, la société française est traversée par des tensions, des rivalités, des haines – n’oublions pas que Léon Blum a failli se faire lyncher par l’extrême droite. J’ai donc voulu montrer ces concordances et discordances, entre moments festifs et moments de tensions.

A propos des archives, j’ai d’abord eu la chance de disposer des archives dites de Moscou, qui sont revenues, non pas seulement celles du Komintern et du monde communiste, mais aussi celles de la surveillance française qui avaient été saisies par les Allemands en 1940, ou même complaisamment données par le gouvernement de Vichy, et qui étaient parties, ce qui fait que l’on avait la fameuse série F7 des Archives nationales qui s’arrêtait au début des années 30. Cela est revenu aux Archives nationales et, dans le cadre d’un partenariat qu’on avait monté avec l’Agence nationale de la Recherche (qui s’appelait Paprik@2F), j’ai pu bénéficier de ces archives.

Mais, au-delà de ces archives nationales, c’est aussi une approche par le local – ma conception du local est aussi celle de jeux d’échelles, montrant comment le local rencontre le national et l’international, comment l’un irrigue l’autre. C’est pourquoi j’ai voulu parler du Front populaire dans les provinces et dans les colonies, car il ne se résume pas à la capitale.

 

Nonfiction.fr : Alors que l’historiographie classique du Front populaire a eu tendance à se focaliser d’abord sur la figure de Léon Blum, la composition de son (ou ses) gouvernement(s), votre ouvrage élargit l’analyse politique, en traitant des intellectuels, de l’Eglise, du patronat, des femmes, des sociétés coloniales…Peut-on dire que vous cherchez à écrire une « histoire globale » du Front populaire, pour dépasser les oppositions traditionnelles entre forces gouvernementales, syndicales et ouvrières ?

 

Jean Vigreux : En partie oui, puisque selon moi le Front populaire n’est pas simplement une expérience gouvernementale, même si elle a toute sa place – et qu’elle est nouvelle d’ailleurs dans l’expression même du modèle républicain, Nicolas Roussellier (dans La force de gouverner) ayant montré combien Léon Blum va accélérer le calendrier parlementaire (il est aussi président du Conseil sans aucun autre portefeuille, ce qui constitue quelque chose de nouveau) et participe à un nouveau rôle interventionniste de l’Etat, ce qui rapproche cette pratique de celle du New Deal de Roosevelt à la même époque aux Etats-Unis.

Mais, en même temps, le Front populaire n’est pas qu’une expérience gouvernementale, c’est aussi un mouvement social et culturel. Et quand on prend en compte ces trois dimensions – politique, sociale et culturelle –, on s’intéresse aux sociétés face au Front populaire, en particulier aux femmes (qui ont connu d’ailleurs des désillusions car elles n’ont pas obtenu le droit de vote aux élections, même si elles l’ont obtenu dans les usines) et au monde colonial. Il est important de comprendre le Front populaire, non pas de manière globale ou totale, mais à toutes ses échelles et dans toutes ses dimensions.

 

Nonfiction.fr : Mis en accusation sous Vichy, critiqué encore par certaines franges de la classe politique après-guerre, peut-on dire aujourd’hui que le Front populaire est devenu aujourd’hui une référence – voire un symbole ou un mythe – non seulement pour la gauche mais aussi pour notre patrimoine républicain ? Et cela ne comporte-t-il pas le risque de « dépolitiser » cette référence en l’érigeant comme un totem ?

 

Jean Vigreux : Oui, il existe un risque de « dépolitisation » mais, en même temps, la logique du Front populaire est de sauver la République. Alors, bien sûr, le 6 février 1934 n’est pas un coup de force fasciste, et Serge Berstein l’avait bien montré   , mais c’est en tout cas sa perception dans l’opinion publique.

Mais le Front populaire est aussi l’apparition de la bipolarisation de la vie politique, pour la première fois dans le modèle républicain post-1918. On a dépassé l’Union sacrée, et n’oublions pas que le parti radical, qui avait un rôle pivot sous la IIIe République, gouvernait tantôt à gauche, tantôt à droite, et que les communistes étaient hors du jeu politique. Certes, le Front populaire sera aussi victime de la bipolarisation car le parti radical finira par gouverner de nouveau avec les droites.

En montrant comment le gouvernement intervient dans la vie quotidienne – en proposant la concertation entre patronat et syndicats au moment des grèves, ce qui est une nouveauté –, le Front populaire donne un rôle régulateur et interventionniste à l’Etat, ce qui ouvre une nouvelle ère, qui aboutira sur le programme du CNR puis à la IVe République. C’est bien un moment fondateur du modèle républicain, ce qui ne dépolitise en rien son message et son héritage.

Reste que le ciment du Front populaire, chez les ouvriers, chez les femmes, chez les « peuples indigènes » (comme on disait à l’époque), c’est l’antifascisme, qui s’organise progressivement à gauche après 1934. D’autant que l’ombre portée de l’arrivée de Hitler au pouvoir en Allemagne est très présente et que, sous le Front populaire, la France accueille les Allemands et notamment les juifs persécutés, puis les Espagnols persécutés – même si la non-intervention en Espagne reste une plaie béante dans le bilan politique du Front populaire.

 

Nonfiction.fr : Dans Front populaire, révolution manquée   , Daniel Guérin, qui avait participé à l’aventure politique et militante de ces années auprès de Marceau Pivert, livre un témoignage à la fois nostalgique et sévère – comme l’indique le titre de son ouvrage –, sur la trajectoire et l’issue proprement politique du Front populaire. Que pensez-vous de son diagnostic, forcément moins objectif que celui d’un historien qui écrit 80 ans après les événements ?

 

Jean Vigreux : Son témoignage est intéressant à plus d’un titre car il montre qu’il existait alors un fort espoir de « grand soir » au sein des gauches françaises. Cela est lié, d’une part, au modèle de la Révolution française et à son héritage encore prégnant – n’oublions pas que le Front populaire va magnifier la Révolution française – et d’autre part à l’histoire des gauches et de la SFIO en particulier. Du point de vue de la gauche de la SFIO, le Front populaire était considéré initialement comme un troisième élan révolutionnaire (après la Révolution française et 1917) – n’oublions pas qu’en 1934, Léon Trotski a demandé à tous les bolcheviks léninistes de rentrer au sein de la SFIO –, une sorte de front unique contre le fascisme (dans cet esprit, les grèves, ce sont d’une certaine manière « les Soviets partout » et une façon de dépasser le mouvement électoral).

Mais il y a en effet peut-être de la part de Guérin une nostalgie, une certaine forme de désillusion qui participe de cet engagement, que l’on retrouvera lors de la création du Parti socialiste, ouvrier et paysan (PSOP) en 1938, qui constitue une scission des pivertistes, qui n’acceptent pas la « dérive gestionnaire » de la social-démocratie et de la SFIO. Cela est à prendre en considération et participe des cultures multiples des gauches.

Pendant trop longtemps, on a sans doute eu une vision trop peu nuancée de la gauche et l’on n’a pas assez appréhendé la diversité des gauches. Le pluriel est intéressant et permet, me semble-t-il, de comprendre les sensibilités qui ont irrigué et marqué durablement ces gauches françaises.

 

Nonfiction.fr : Vous qui vous êtes intéressé dans l’un de vos précédents ouvrages (La faucille après le marteau   ), à la différence villes-campagnes dans la perception des mouvements politiques – tels que le socialisme ou le communisme –, pensez-vous que l’on puisse affirmer que l’impact du Front populaire a été perçu différemment dans les milieux urbains et ruraux ?

 

Jean Vigreux : Je ne le pense pas, pour plusieurs raisons.

Certes, les grèves du mouvement ouvrier sont très différentes des grèves que l’on peut rencontrer aussi dans le monde rural. Il ne faut jamais perdre de vue qu’en 1936, le monde rural est encore fortement marqué par un prolétariat agricole qui se met en grève dès l’été – les moissonneurs, les bûcherons ou d’autres catégories du prolétariat rural.

Mais cette France des années 30, qui est certes urbaine majoritairement depuis peu, est aussi largement constituée de bourgs ruraux – avec un nombre important de préfectures et de sous-préfectures dans tout le pays –, et la population qui est « montée à Paris », comme on le disait alors, est issue du monde rural. C’est d’ailleurs l’intérêt de l’expression « Front populaire » : il faut penser au peuple tout entier lorsque l’on analyse ce mouvement, et non pas à une opposition villes-campagnes.

Certes, des courants politiques vont utiliser cette opposition – je pense aux agrariens (au Parti agraire et paysan français), aux chemises vertes de Dorgères (le véritable fascisme rural, qui a pu exister selon les mots de Robert Paxton   ) – mais, en même temps, la SFIO, les radicaux et les communistes vont défendre le modèle républicain d’une nation. Et cette nation va puiser dans le référentiel de la Révolution française, comme l’exprime le serment prêté le 14 juillet 1935 (« nous faisons le serment solennel de la dissolution des ligues factieuses… »). On est bien au cœur du « rejeu » de l’héritage du modèle républicain par les forces progressistes, par l’intermédiaire aussi du rôle des intellectuels (le Comité de vigilance des intellectuels antifascistes), de la ligue des Droits de l’Homme, de la franc-maçonnerie, mais aussi de démocrates-chrétiens comme la Jeune République, du mouvement de l’éducation populaire et du syndicalisme qui se réunifie au sein de la CGT.

L’opposition villes-campagnes est donc factice et répond à une vision politique du monde rural, qui serait un monde figé, réactionnaire et seulement du côté de « l’ordre versaillais ». Même si l’on ne peut pas dire que ce monde rural conservateur n’existe pas, le Front populaire nous ouvre de ce point de vue d’autres horizons

 

 

 * Propos reccueillis par Damien Augias