Romain Lajarge, enseignant-chercheur à l’Université Grenoble Alpes et directeur adjoint du CIST (Collège international des sciences du territoire), revient sur l'ouvrage Grenoble, le pari de la métropole paru en janvier 2016, qu'il a codirigé avec Daniel Bloch aux Presses Universitaires de Grenoble.

 

 

Nonfiction.fr : En devenant métropole (avec la loi MAPTAM de 2014) au 1er janvier 2015, l'intercommunalité de Grenoble a franchi deux étapes en une, passant du statut de Communauté d'agglomération (certes assez intégrée par rapport à la moyenne nationale) à celui de métropole sans passer par celui de Communauté urbaine. N'est-ce pas un risque de voir "la Métro" s'intégrer trop vite par rapport aux évolutions politiques et territoriales ?

La réinvention progressive des métropoles à partir de la loi MAPTAM est historiquement logique et assume, à plus d’un titre, la promesse d’avancées possibles dans la restructuration territoriale française. Par contre, la méthode pour rendre ces métropoles efficaces, leurs institutions efficientes et leur démocratisation pertinente n’a pas été prévue par le législateur. La liste des 14 métropoles ne dessine que les contours de cette bizarrerie institutionnelle. Et la métropole grenobloise se retrouve dans cette liste « de fait », par bonheur mais largement malgré elle. Par bonheur car s’il avait fallu s’en remettre à une assemblée délibérante, il aurait été peu probable de trouver une majorité pour demander un passage en métropole. L’affirmation d’une accélération du tempo intercommunal à Grenoble à l’occasion de ce « passage » est donc parfaitement juste. 

Nous avons souhaité ce livre, codirigé avec Daniel Bloch, pour montrer que la métropole était un pari pour Grenoble puisque la marche est effectivement haute : si l’on considère le taux de reversement du budget intercommunal sur les budgets communaux (ce taux est parmi les plus élevés de France), la communauté d’agglomération cachait en son sein un gros syndicat de communes. Or, après le dépoussiérage de la carte intercommunale française de ses coquilles vides, le temps des coquilles semi-pleines semble lui aussi révolu.

L’accélération a des vertus indéniables. Notamment celles de prendre de vitesse les pesanteurs politiques, les habitudes organisationnelles et les peurs de toutes sortes. Mais elle présente aussi des risques et en particulier celui de dicter aux territoires des solutions pensées ailleurs et qui ne leur conviennent pas. Ce dispositif inscrit dans la loi MAPTAM est plein de ce paradoxe : imaginé avec et par le modèle lyonnais tout en connaissant ses spécificités peu aisées à dupliquer ailleurs et en tout cas pas à Grenoble.

 

En devenant la seule métropole du massif alpin, "la Métro" (re)devient-elle la "capitale des Alpes" qu'elle aurait pu être dans la première moitié du XXe siècle au moment du projet de redécoupage Clémentel   ?

 

Les leçons du passé et les comparaisons historiques restent très utiles pour éviter de reproduire des erreurs, notamment dans les décisions publiques de fabrication autoritaire de périmètres pour agir. L’époque qui s’ouvre n’a rien à gagner à continuer à croire au leurre du territoire pertinent (pas plus par les montagnes qu’avec tout autre argument naturalisant) et à l’idée dépassée maintenant que la capitale dirige ! Plusieurs chapitres du livre montrent bien cette inversion logique. Pour que la métropole grenobloise puisse avoir à faire avec les Alpes, il lui faut à la fois reconsidérer son rapport aux montagnes qui la jouxtent et ses relations avec les voisines italiennes et suisses.

Derrière la bataille des mots de « capitale des Alpes », se cache aussi la vieille compétition avec Chambéry. Mais le temps n’est plus aux rivalités mesquines de voisinage ; il est aux ententes stratégiques de fond et à l’agilité territoriale dans les formes. Malgré la délicate gouvernance interterritoriale restant à trouver, le projet du sillon alpin, comme la perspective de nouvelles relations avec Turin et Genève, s’imposent donc de plus en plus.

 

La gouvernance Verts-PS à Grenoble (Eric Piolle, le maire, étant membre d'Europe Ecologie Les Verts et Christophe Ferrari, le président de "la Métro" étant membre du Parti socialiste) crée-t-elle des difficultés en termes de mise en œuvre des politiques publiques métropolitaines ? Est-elle au contraire un gage de démocratie et de consensus ?

 

A l’évidence, le système d’élection des conseillers métropolitains adopté en 2014 (le fléchage sur listes municipales) a montré son échec de manière criante à Grenoble. Car les alternances politiques dans la ville centre et dans la commune de l’ancien président ont produit des oppositions entre deux gauches dans les conseils municipaux concernés pendant que ces deux gauches devaient s’entendre entre elles et avec les communistes et le groupe dit « des petites communes » pour composer une majorité métropolitaine à quatre. Sur le papier, ladite majorité pourrait donc apparaître fragile.

Mais à l’observation du démarrage de ce mandat, l’accord politique semble raisonnable, équilibré et durable car les ententes se construisent de manière intelligente. Mais il reste à les rendre intelligibles par les citoyens au cours du mandat. Evidemment, l’enjeu de l’élection au suffrage universel direct des conseillers métropolitains lors de la prochaine échéance (en 2020) devient de plus en crucial pour faire réussir ce qui est en jeu ! 

 

Le consensus pluri-communal ne pourra plus être la cible. Il reste à se projeter dans ce que la métropole, en tant que telle, aura à rendre comme nouveaux services à ses publics et construire de manière la plus attestataire possible mais en prenant en compte tous les avis (donc aussi avec une assemblée des maires reconnue). C’est en tout cas dans cet esprit que nous avons adressé une lettre ouverte au Premier Ministre pour l’élection au suffrage universel direct des conseillers métropolitains à partir de 2020 comme l’envisageait l’article 54 de la loi MAPTAM, réclamant un changement du code électoral avant fin 2016.

 

Quel peut être le projet de territoire pour "la Métro" ? Est-il logique que le périmètre territorial de la métropole soit le même que celui de la Communauté d'agglomération ? Ne peut-on pas considérer que Voiron et son agglomération doivent rejoindre à terme la métropole ?

 

Cette question cruciale de ce qui constitue la substance nouvelle du fait métropolitain est effectivement loin d’être résolue. Le rapport de force actuel entre la ville centre et les autres catégories de communes, l’intensité des transferts de compétence, l’équilibre trouvé dans le transfert des charges pour penser l’approfondissement comptent au moins autant que la nature du périmètre hérité de l’ex Métro et les perspectives de ses extensions. Avec le Voironnais comme le Grésivaudan mais aussi les deux Parcs naturels régionaux existant (Chartreuse et Vercors) et celui en projet (Belledonne) tout comme, dans une autre mesure, avec les territoires du Trièves, de la Matheysine et de l’Oisans, l’aire sur laquelle penser le futur métropolitain ne devrait pas se limiter au territoire politique des 48 communes actuellement métropolitaines.

Puisque la métropolisation est bien plus qu’une simple intercommunalité, la solution ne peut pas être la grande intégration car alors ce serait nier que les rythmes d’évolution des territorialités politiques, économiques, sociales, habitantes, … sont -par nature- différents. Tout débat sur l’extension paralyserait l’action or l’urgence maintenant est de continuer à agir. Par contre, cette question du « avec qui » devrait se poser au moment de la prochaine élection.

Et il n’est pas certain que la réponse soit dans la continuité spatiale et la pseudo évidence du maillage d’un seul tenant et sans enclave. Le monde de demain sera probablement de plus en plus fragmenté et inter-relié, mouvant et connecté. Les territoires doivent s’adapter à ce fait assez heureux pour offrir plus d’habitabilité, de confort, d’assurance, de stabilité car les citoyens réclament cela. Penser la métropole aussi dans l’extra-territorialité serait bien plus pertinent que dans la conquête spatiale de proche en proche comme à l’époque (dorénavant révolue) où l’on croyait que proximité sociale et proximité spatiale allaient de pair.

 

Quelle est la marge de manœuvre d'une métropole comme Grenoble au regard de l'aire d'influence d'une autre métropole régionale au rayonnement bien plus important, celle de Lyon ?

 

Elle est immense. Probablement plus grande qu’elle n’a jamais été. Si l’on entend par marge de manœuvre, l’ampleur de ce qu’une métropole de taille intermédiaire comme Grenoble peut entreprendre, alors ce n’est pas avec Lyon qu’il faut se comparer mais avec Lyon qu’il faut coopérer. Les ressources d’un territoire ne viennent plus seulement de son attractivité effective ou de sa bonne relation avec le pouvoir central (qui furent deux arguments structurants de la réussite grenobloise depuis plus d’un siècle), elles viennent de plus en plus de la capacité de ses acteurs, habitants, citoyens à réinventer leurs propres représentations. 

L’idée, inadaptée, d’être des innovateurs-nés ou l’attitude poussant à la pseudo-excellence grenobloise ou encore la perspective démoralisante d’habiter dans une cuvette participent de ces pièges auto-fabriqués. Or, la métropole grenobloise en parvenant à adapter son modèle de développement à deux reprises en un siècle sans passer par des phases de crise (comme c’est le cas dans la plupart des autres territoires) a démontré son aptitude inventive et sa promptitude à éviter les pièges. Reste à savoir si elle saura réinventer encore une nouvelle formule et une autre solution acceptable pour orchestrer ce qu’une métropole a à produire en premier lieu : un surcroit de solidarité territoriale pour produire du désirable, du vivable et de l’habitable.

 

La métropole de Grenoble est réputée nationalement comme un pôle majeur en matière de technologies de pointe et d'enseignement supérieur. Quel est l'avenir de ce positionnement stratégique de la métropole dans la mondialisation et la compétition internationale ?

 

En matière de représentations collectives, le fameux triptyque science-technologie-industrie a incontestablement marqué la continuité et donc la réputation grenobloise. Là encore, ce serait une erreur de ne pas vouloir poursuivre dans cette stratégie de différenciation en envisageant de continuer à en récolter les fruits. En tant que métropole européenne des sciences et des technologies, elle a donc raison de soutenir les grands groupes qui ont parié et continuent à croire en Grenoble (Schneider, EDF, GE&Alstom, … et le CEA) tout comme les grands instruments scientifiques (ILL, ESRF, …). 

Mais ce serait une erreur plus grande encore de ne pas reconnaitre la fragilité de ce modèle-là qui ne résume qu’imparfaitement la dynamique réelle de la métropole grenobloise. Si le pilier de la recherche scientifique a été en partie confirmé par l’obtention de l’IDEX grenoblois, catalyseur de la recomposition universitaire et de la fusion au 1er janvier 2016 de trois établissements en une seule Université Grenoble Alpes, celui de la technologie de pointe est suspendu à quelques réussites encore largement à confirmer à l’échelle mondiale et au maintien d’un petit nombre d’acteurs clés dans le grand territoire grenoblois (notamment dans la vallée du Grésivaudan partagée avec Chambéry). Quant au pilier industriel, le champ de la R&D reste un secteur incertain alors que l’industrie plus classique résiste un peu mieux à la crise économique. 

A côté de ces qualités évidentes parce qu’héritées, d’autres registres de l’action métropolitaine reste à conquérir : renouvellement urbain et nouvelle répartition de la construction de logements ; reconquêtes architecturales ; lutte contre les terrifiantes ségrégations socio-spatiales ; diminution du coût foncier partout ; réduction du paradoxe de la mobilité collective/individuelle ; tourisme urbain, de montagne et récréations de natures ; qualité de vie (alimentaire, respiratoire, éducative, culturelle, …) ; nouvelle économie sociale et solidaire en réseau ; mise en valeur des patrimoines culturels et naturels ; soutien aux infinies envies d’entreprendre et d’inventer, de décaler souvent et de révolutionner parfois, de parcourir les cimes et les immenses espaces non urbanisés de la « Métro » ... Car, dans la mondialisation, toutes ne peuvent pas en dire autant : il fait, apparemment, bon vivre dans la métropole grenobloise !

Propos recueillis par Damien Augias