Un recueil de témoignages de jeunes chercheurs au sujet d'un chantier historiographique essentiel et délicat.

Dans le contexte des commémorations officielles des 70 ans de la Libération de l'an dernier (et qui se poursuivent encore cette année pour une partie importante du territoire national, qui n'a été libérée qu'en 1945), le regard porté sur la France des « années noires » (1940-1944) a été essentiellement celui de la mémoire et du témoignage, malgré l'association de nombreux historiens – Jean-Pierre Azéma au premier chef – aux cérémonies et l'accompagnement d'expositions importantes dans tout le pays, à la fois au niveau national (notamment l'excellente exposition sur La collaboration, du 26 novembre 2014 au 9 avril 2015, aux Archives nationales, dont les commissaires étaient Denis Peschanski et Thomas Fontaine) et local.

Pourtant, la période de l'occupation, et en particulier pour ce qui concerne la Résistance, a progressivement laissé place à une approche plus distanciée, l'ouverture des archives aidant à un recul propice à la démarche historienne, alors même que, dans une logique largement dérogatoire à la prudence habituelle de la profession, elle avait fait l'objet d'une cristallisation très importante des mémoires officielles et individuelles, de façon aisément compréhensible eu égard à l'objet sensible et potentiellement polémique qu'elle constituait dès les premières années de l'après-guerre.

Dans un excellent ouvrage sous la direction de Laurent Douzou, justement intitulé Faire l'histoire de la Résistance   , les spécialistes de la période – notamment Guillaume Piketty et Julien Blanc – avaient d'ailleurs mis en perspective l'évolution de l'historiographie de la Résistance, quelques années après l'ouvrage déjà pionnier du même Laurent Douzou, La Résistance française : une histoire périlleuse   . L'équipe de chercheurs avait notamment mis l'accent sur le travail colossal constitué par le Comité d'Histoire de la Seconde Guerre mondiale – lui-même issu d'une fusion de plusieurs instances mises en place par le Gouvernement provisoire au moment de la Libération –, dès les premières années de l'après-guerre, sous le patronage de l'historien (et ancien résistant) Henri Michel, qui en sera l'inlassable secrétaire général jusqu'au début des années 80, c'est-à-dire au moment où ce comité est absorbé par une structure du CNRS au périmètre plus large, l'Institut d'histoire du temps présent (IHTP).

Or, entre le début des années 50 – au moment, donc, où se structure, par une décision du gouvernement, certes en lien avec le CNRS mais dans un rattachement direct à Matignon, la direction des premiers travaux et des premières collectes d'archives et de témoignages traitant de l'occupation et de la Résistance – et la période actuelle, la manière dont se construit le travail des historiens au sujet de cette période spécifique de notre mémoire nationale s'est totalement métamorphosée. De nombreux témoins ont disparu, de nouvelles générations d'historiens et de responsables politiques sont apparues et les archives – d'ailleurs pas toujours foisonnantes pour des mouvements et des organisations de Résistance qui, par définition, cherchaient à laisser le moins de traces possible sous l'occupation – ont été progressivement ouvertes puis dépouillées, dans un travail patient de longue haleine qui se poursuit bien entendu aujourd'hui et se poursuivra encore demain.

C'est pour faire état de ces nouvelles approches et, plus spécifiquement du nouveau positionnement de l'historien spécialiste de la période, que l'ouvrage collectif Chercheurs en Résistance. Pistes et outils à l'usage des historiens   , sous la direction de Julien Blanc et de Cécile Vast, propose, comme son titre l'indique, des compte-rendus de travaux, ainsi que des conseils et méthodes, de la part de jeunes chercheurs à leurs pairs qui, à juste titre, peuvent paraître déboussolés face à la masse d'archives, de sources et de documents ayant trait à la Seconde Guerre mondiale de manière générale, et à l'occupation et la Résistance en particulier.

Sous la forme de témoignages très intéressants, ce recueil – issu de journées d'études qui se sont tenues à Besançon en juin 2009 et à Paris en mars 2010, sous le patronage du Centre d'histoire et de recherche sur la Résistance – démontre ainsi à quel point, malgré les importants travaux issus du Comité d'Histoire de la Seconde Guerre mondiale puis de l'IHTP, l'histoire de la Résistance demeure un chantier essentiel de l'historiographie contemporaine, comme l'explique Laurent Douzou, professeur à l'Institut d'études politiques de Lyon, dans son propos introductif très éclairant, reprenant et synthétisant ses propres travaux et perspectives.

Tout d'abord, Julien Blanc propose un compte-rendu de ses recherches des dernières années sur les « résistants de la première heure » et, en particulier, sur sa thèse   portant sur le « réseau du Musée de l'Homme », à Paris, qui a constitué l'une des premières formes organisées de Résistance dès les premiers mois de l'occupation, alors même que l'on ne pouvait guère parler à ce stade d'organisations structurées, et encore moins unifiées, à l'échelle nationale (Zone sud comprise). Curieusement, comme l'explique le chercheur associé au Laboratoire de recherche historique Rhône-Alpes, cette période de la « Résistance pionnière » n'avait jusqu'à présent fait l'objet d'aucune recherche approfondie, malgré « l'acteur collectif majeur du combat résistant »   constitué par cet objet d'histoire. De manière intéressante, Julien Blanc montre ainsi en quel sens sa démarche de chercheur a été celle d'un « défricheur », confronté à d'importantes difficultés dans l'accès aux sources (rares) et dans la délimitation du périmètre de ses investigations, qui l'amenaient mécaniquement à investir des terrains sous-jacents, mouvants et perméables.

Au-delà de la question du périmètre géographique, on comprend ainsi que l'enjeu de la délimitation du terrain de recherche pour des historiens de la Résistance est à ce titre essentiel car la capillarité des organisations et des réseaux, les chronologies parallèles des actions directes – y compris les sabotages et le noyautage des administrations – et la collecte d'informations et de renseignements durant l'occupation, rend difficile, dans l'exercice du chercheur, la stricte séparation des problématiques d'enquête. Un simple feuilletage de l'outil de travail le plus complet constitué à ce jour par les historiens, à savoir le Dictionnaire historique de la Résistance   sous la direction de François Marcot, suffit d'ailleurs à comprendre les innombrables méandres de l'histoire de la Résistance, tant en termes de zones géographiques (maquis compris) que sur le plan des évolutions chronologiques, des parcours individuels (dont les trajectoires sont loin d'être linéaires) et des différences d'organisations et de réseaux (dont l'unification politique et militaire, très tardive, n'a d'ailleurs été que partielle, eu égard à de nombreuses divergences stratégiques   ).

De la même manière que Julien Blanc, d'autres jeunes chercheurs témoignent dans l'ouvrage de l'évolution de leurs investigations, sur des terrains d'ailleurs assez différents. Ainsi Sébastien Albertelli a-t-il eu accès à l'ouverture des archives du Bureau Central de Renseignement et d'Action (BCRA), basé à Londres durant l'occupation – qui a constitué les véritables « services secrets » de la France Libre – et en a-t-il fait son sujet de thèse   . Ce travail a permis d'approfondir la somme remarquable qu'avait produit l'historien et ancien témoin Jean-Louis Crémieux-Brilhac   (La France Libre. De l'appel du 18 juin à la Libération, Gallimard, 1996) et d'investir une matière très spécifique à la recherche sur la Résistance (qu'elle soit intérieure ou extérieure) : le renseignement.

Au sujet des trajectoires individuelles non linéaires et parfois contradictoires, notamment au gré des événements de plus en plus défavorables à l'occupant à partir de l'hiver 1942-1943, la contribution de Johanna Barasz est également passionnante car elle traite d'un sujet devenu très sensible depuis une vingtaine d'années. En particulier avec les révélations sur le passé de François Mitterrand   , c'est-à-dire les « Vichysto-résistants », selon une appellation initialement médiatique (et rétrospective) qui pose d'ailleurs problème. C'est pourtant ce sujet explosif qu'avait choisi la chercheuse pour sa thèse de doctorat   qui, jusqu'à son terme – sa soutenance –, sera l'objet de doutes car, à la différence des travaux précédents sur l'histoire de la Résistance, cet objet historique était mal identifié et aucunement structuré. « Il ne s'agit pas d'une organisation, d'une institution, ni même d'un groupe identifiable a priori [mais] […] d'un concept […] dont les acceptions successives suscitaient, si ce n'est une farouche hostilité, au moins des réticences parmi les historiens »   .

Par cet exemple, l'on comprend la tension qui peut exister dans le travail du chercheur, a fortiori sur un sujet aussi sensible que la Résistance, entre un éclairage médiatique très présent dans le regard de l'actualité sur l'histoire – et notamment la cristallisation d'un parcours individuel de résistant plutôt que sur bien d'autres parcours, célèbres ou anonymes, par définition tous différents et subjectifs – et une démarche d'historien qui vise précisément à prendre des distances avec cette vision brûlante dans le but de faire de son sujet un « objet froid ». L'intérêt du témoignage de Johanna Barasz réside ainsi dans la construction de son objet autant que dans le choix de son sujet et dans l'avancement concret de sa recherche, par ailleurs très approfondie.

De façon plus classique, les autres contributions du livre Chercheurs en Résistance font état de recherches abouties sur des objets d'histoire davantage identifiés : la déportation de répression de la part de Thomas Fontaine (à l'aune d'archives largement inédites, à la fois françaises et allemandes), la monographie régionale – longue tradition universitaire s'il en est !  – de Sylvain Gregori (au sujet de la Résistance corse, sous l'angle cependant assez inédit de la mémoire et de la réception historiographique) et la construction identitaire propre à l'expérience de la résistance pour ce qui concerne le travail de recherche de Cécile Vast, mêlant de manière originale la science historique et la sociologie, voire l'ethnologie, de l'action résistante.

En termes purement méthodologiques – ce qui bien entendu, intéressera avant tout les chercheurs, mais aussi les généalogistes et les érudits locaux qui peuplent également les archives publiques au niveau national et local –, l'ouvrage propose enfin un éclairage sur l'accès à de nouvelles sources (celles de la gendarmerie, notamment, très instructives sur le sujet de la Résistance) et à la prise en compte de documents jusqu'à présent négligés (en particulier les dossiers d'homologation des résistants) ou pas assez dépouillés (la presse clandestine et les documents internes des mouvements de Résistance).

Pour finir, il convient de saluer cette démarche collective de la part de jeunes chercheurs qui, comme dans un passage de témoin, visent à (ré)interroger des méthodes de travail et d'études propres à une construction historiographique toujours en débat et dont l'objet, malgré le recul historique de 70 années, ne cesse d'être présent dans les mémoires. Par là même, Chercheurs en Résistance permet de mieux comprendre la dissociation essentielle entre enjeu mémoriel et démarche historienne