Tentative d'alter-gouvernement avec des figures intellectuelles de la gauche de la gauche.  

Dans le discours de la gauche alternative, qu'on appelle parfois "l'autre gauche" pour marquer sa différence avec le Parti socialiste et "la gauche de gouvernement", historiquement, la conquête du pouvoir a souvent eu plus d'importance que l'exercice du pouvoir, pour reprendre l'analogie restée célèbre de Léon Blum. De fait, dans la campagne présidentielle actuelle, la posture de François Hollande, qui se considère comme le futur gestionnaire du pays, si la majorité des Français lui offrent leurs suffrages, semble en effet assez différente de celle de Jean-Luc Mélenchon – et, dans une autre mesure, des candidats d'extrême gauche –, partisan d'une gauche plus offensive, plus radicale, plus idéaliste aussi, quitte à être moins réaliste. La fameuse phrase de Charles Péguy à propos des kantiens, "ils ont les mains propres, mais ils n'ont pas de mains" est parfois rappelée par les partisans d'une gauche gestionnaire et davantage "responsable" à leurs yeux...

C'est pour battre en brèche ce type de remarques que plusieurs personnalités proches de la gauche alternative, appelée aussi unitaire, se sont rassemblées pour former un gouvernement fictif, un "alter-gouvernement". Dix-huit "ministres-citoyens" ont donc proposé dans un ouvrage publié par les naissantes éditions du Muscadier la composition d'un autre gouvernement, avec des intitulés de ministères et des attributions parfois différentes du gouvernement réel.

"Rien ne s’est passé comme prévu. Le président sortant et son concurrent le plus sérieux ont été tous deux balayés par un grand souffle d’air frais. En toute légalité, sans violence, le peuple français vient d’accomplir une nouvelle révolution. Après une campagne éclair marquée par un véritable enthousiasme populaire, le candidat du Mouvement indépendant pour une réelle alternative citoyenne (le Mirac) remporte le second tour de l’élection présidentielle avec plus de 55 % des suffrages", peut-on lire. Venus d'horizons divers, ces personnalités qui ont accepté de former ce gouvernement alternatif sont bien souvent des intellectuels et des militants associatifs gravitant autour des sphères de contestation, situées à gauche de la gauche de gouvernement, dont s'est notamment fait l'écho de manière intéressante le récent documentaire "Après la gauche" de Jérémy Forni, Geoffroy Fauquier et Gaël Bizien.

Sans citer l'intégralité de ces dix-huit personnalités, on compte donc parmi ces "ministres-candidats" les noms bien connus de la militante Susan George, présidente d'honneur d'ATTAC, qui se prend au jeu du Quai d'Orsay, des époux Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot – auteurs du livre à succès Le Président des riches (Zones, 2010), critique en règle de l'oligarchie sarkozyste –, qui s'essayent à un ministère de la réforme de l'Etat, du sociologue Laurent Mucchielli, reconnu en matière de criminalité et qui se charge logiquement du portefeuille de l'Intérieur, Paul Ariès, essayiste altermondialiste et collaborateur du Monde diplomatique, devenu ministre de la ville et du commerce, Franck Lepage, membre de la coopération d'éducation populaire Le Pavé, qui s'attaque à la Culture et, de manière assez audacieuse, Clarisse Taron, présidente du Syndicat de la magistrature, qui se risque à occuper virtuellement la Chancellerie.

Parmi les mesures gouvernementales proposées par les auteurs, on retiendra en particulier les suivantes, dans le domaine économique : la fixation d'un revenu minimum acceptable, un taux d'imposition de 100 % intervenant au-delà d'un seuil relativement peu défini, semble-t-il ("Au-dessus de 4 millions, 100% d'impôt, je prends tout !" disait Georges Marchais en 1981, formule reprise durant cette campagne par Jean-Luc Mélenchon), la création d'une taxe sur les transactions financières (vieux cheval de bataille qui avait été à l'origine d'ATTAC et qui reste d'une actualité brûlante, rassemblant aujourd'hui des acteurs politiques d'horizons à vrai dire assez divers), renforcement de la démocratie sociale par un pouvoir accru des salariés et contrôle des banques par la présence de salariés, des usagers et des pouvoirs publics au sein de leurs directoires. En matière de réforme de l'Etat – il aurait été plus judicieux de parler d'institutions parlementaires et de démocratie plutôt que de l'Etat à strictement parler –, les époux Pinçon proposent en particulier l'adoption du principe de non-cumul des mandats, l'obligation du vote obligatoire et la reconnaissance du vote blanc. Concernant la sécurité, Laurent Mucchielli soumet l'idée de modifier la répartition des forces de police entre le maintien de l'ordre et la sécurité quotidienne des citoyens – autre nom de la police de proximité ? – , la seconde étant renforcée au détriment du premier, jugé surdimensionné. Dans une logique d'efficacité, et pour montrer qu'il n'appartient pas à une vision éloignée de la réalité, le sociologue (plutôt que criminologue) propose également un renforcement de la formation des agents et une meilleure évaluation des politiques de sécurité intérieure, fondée sur la qualité des actions et non plus seulement sur des données quantitatives. En matière de justice, Clarisse Taron suggère que le poids du civil soit rééquilibré par rapport au pénal et définit de nouvelles règles en matières d'indépendance de l'autorité judiciaire par rapport au pouvoir exécutif. Pour la politique du logement, l'alter-gouvernement veut s'attaquer au plus tôt à la question des expulsions en faisant voter en urgence un moratoire général et en réquisitionnant des logements vacants ; à long terme, il propose un plan de construction à un rythme annuel de 500 000 nouvelles habitations et un renforcement de l'actuelle loi de solidarité et de renouvellement urbain (SRU) de 2000 en faisant passer l'obligation de construction de logements sociaux de 20 % à 25 % dans les villes de plus de 3500 habitants. Enfin, concernant les affaires étrangères, Susan George préconise notamment la sortie de l'OTAN et la reconnaissance immédiate de l'Etat palestinien.

Il ressort de cette lecture stimulante une confirmation. Si de nombreuses mesures semblent nécessaires et logiques dans un programme gouvernemental de gauche – qu'elle soit "réaliste", "alternative", "protestataire" ou "responsable" –, on note que certains domaines gouvernementaux constituent une pomme de discorde dans l'optique d'un "dialogue des gauches" – la politique économique et les affaires internationales et européennes en particulier. Il reste que les critiques à l'encontre du pouvoir en place et l'analyse de l'existant dans chacun des champs des politiques publiques – en particulier l'éducation, la santé, la sécurité, la justice et la politique économique – sont tout à fait pertinentes et que les mesures préconisées pour y remédier n'ont pas pour but un hypothétique "Grand Soir" – bien qu'il soit parfois fait abstraction du contexte de crise économique – mais sont plutôt des actions volontaires allant dans le sens des valeurs fondamentales de la gauche, il est vrai plus proches du "changer la vie" de 1981 que de la campagne de Manuel Valls pendant les primaires socialistes !

On ne pourra en tous les cas pas reprocher aux auteurs de s'engager et de proposer des idées plus concrètes que ne veulent l'entendre ceux qui les considèrent comme des idéalistes peu au fait des réalités qu'exigerait l'exercice de fonctions gouvernementales. Dans un contexte où les vents de l'alternance pourraient être favorables, toute initiative visant à rapprocher la sphère intellectuelle et associative des vicissitudes de la "gouvernance" est en soi une démarche intéressante. Dans les faits, cependant, il est douteux que cet alter-gouvernement issu de la société civile ait une quelconque ressemblance avec celui qui sera constitué, quels que soient les résultats des élections présidentielle et législatives, par les "professionnels de la politique"