L'arrivée du livre numérique et les offensives menées par Amazon ont ramené sur le devant de la scène la question du prix des livres. Question que les représentants des auteurs, des éditeurs et des libraires français aimeraient voire rapidement close par l'extension au livre numérique du dispositif du prix unique. Si face à l'incertain, il est toujours tentant de se raccrocher au connu, le prix unique du livre numérique tel qu'il est actuellement proposé à l'Assemblée risque fort d'être plus un poison qu'une panacée pour le marché du livre numérique, voire pour l'univers du livre en France.

Le livre numérique et le livre physique

Les études sur la demande de livres numériques s'accordent sur un point : les consommateurs potentiels s'attendent à une décote sensible par rapport à l'équivalent papier (6 euros pour un roman, selon une étude Gfk). Face cette donnée fondamentale du livre numérique, il semble peu efficace d'argumenter, comme le fait le SNE, sur les coûts ou de déplorer une perte de valeur. La représentation d'un bien produit à coût marginal nul (une copie d'un fichier informatique ne consomme pratiquement pas de ressources) a été profondément ancrée. 

Indépendamment même de cette représentation,  les caractéristiques du livre numérique en tant que bien peuvent justifier une telle attente. En l'état, l'achat d'un livre numérique s'apparente souvent à une location, éditeurs ou opérateurs de plates-formes pouvant se réserver le droit de supprimer à distance tel ou tel titre de la collection d'un lecteur, ainsi que les lecteurs de 1984sur Kindle en ont fait l'expérience. Contrairement à son homologue papier, le livre numérique ne se prête pas ou dans un cadre très restrictif, son annotation et le partage de celles-ci demeure une fonction expérimentale. Faute d'une norme technologique, faute aussi d'un effort technique suffisant, le confort de lecture reste en-deçà de ce que le support pourrait offrir, le paramétrage de l'affichage restant un point faible de la plupart des logiciels de lecture de livres numérique. Surtout, la durabilité du livre numérique est liée à celle de supports informatiques, moins fiables que le volume de papier, surtout quand le fichier concerné est bardé de DRM empêchant de l'inclure dans un système raisonné de copies de sauvegarde. Dans la mesure, enfin, où sa consultation confortable passe par l'achat de liseuses onéreuses, il apparaît logique que le livre numérique soit proposé à un prix attractif, récompensant le risque pris par ceux qui font le pari d'adopter un mode de lecture nouveau dont ni les modèles économiques ni les normes techniques, en particulier l'interopérabilité, ne sont stabilisés. Amazon, en proposant des titres à bas prix, quitte à les vendre à perte, semble avoir pris acte que le marché du livre numérique peinerait en l'état à décoller sans une forme de subvention des premiers consommateurs à se lancer dans l'aventure. 

À l'usage, cette faiblesse du prix s'alimente d'un effet de concurrence important. Toutes les plates-formes de lecture permettent en effet l'accès à une vaste gamme de titres du domaine public. Les auteurs publiés sous format numérique n'ont pas pour seuls concurrents les autres auteurs de la rentrée littéraire, mais aussi Montaigne, Molière  ou Musset. Cet accès au domaine public est, auprès d'un public cultivé, de nature à peser sur les choix : vais-je risquer une quinzaine d'euros sur un livre certes à la mode mais de qualité incertaine quand j'ai l'occasion, sans bourse délier, de lire enfin On ne badine pas avec l'amour ? Les livres numériques doivent donc être attrayant même face à une offre gratuite jouissant de tout l'aura des grands chef-d'œuvre de la littérature.

 

Face à cet état de fait, les éditeurs, pas seulement en France, se sont inquiétés d'une cannibalisation des ventes de livres physiques par leurs homologues numériques  et, par ricochet, d'une diminution de la disposition des lecteurs à payer pour les livres physiques. Ce qu'on sait actuellement du profil des lecteurs de livres numériques, gros lecteurs et acheteurs de livres physique, tend cependant à indiquer une complémentarité des deux consommations plutôt qu'une rivalité. Comment alors comprendre la revendication d'un prix unique du livre numérique calqué sur celui du livre physique ?



Les mauvaises raisons du prix unique du livre numérique

Si on en croit les arguments des porteurs du prix unique du livre numérique, le prix unique du livre numérique a pour objectif de protéger les plus petites structures, la politique commerciale des éditeurs ainsi que les rémunérations des ayants-droit. Soulignons qu'il ne s'agit pas là, loin s'en faut, des objectifs du prix unique du livre physique. Celui-ci a pour objectif de permettre l'accès au livre, l'accès à l'information sur le livre et la diversité éditoriale. L'outil choisi en 1981 était le maintient d'un réseau dense de librairie. On peut discuter aujourd'hui de l'adéquation de ce moyen aux objectifs poursuivi dans un contexte de mutations technologiques mais il faut surtout remarquer l'ambition beaucoup plus large que se donne le prix unique du livre numérique.  Il semble à l'auteur de ces lignes qu'on peut contester tant certaines de ces ambitions que l'adéquation de l'outil à celles qui paraissent légitimes. 

Commençons par les auteurs. Ceux qui vivent de leur plume sont quelques centaines, ceux dont les droits d'auteur représentent une part significative du revenu à peine plus nombreux. La question de la rémunération concerne donc un nombre de personnes assez faible. En quoi le livre numérique affecte-t-il ces rémunérations ? Si les contrats de publication numérique étaient calqués sur ceux du livre physique, un prix plus faible aurait évidemment pour conséquence une plus faible rémunération des auteurs. Or, force est de constater que les acteurs du numérique proposent aux auteurs des contrats sensiblement plus intéressants, avec des droits pouvant atteindre de 50 % à 70 % du prix de vente final, ce qui, rapporté aux  10 % habituellement constatés pour le livre physique, représente des droits supérieurs tant que le livre numérique se vend à plus du cinquième de son équivalent physique. Certes, ces contrats ne comportent généralement pas d'à-valoir. Mais ceux-ci se sont également effondrés pour le livre imprimé, ne restant substantiel que pour des écrivains établis disposant déjà de revenus confortables Il ne semble donc pas qu'il y ait d'inquiétude particulière à avoir pour la rémunération des auteurs. 

Considérons maintenant la protection des petites structures. Si cette volonté peut être louable, il ne saurait s'agir en soi d'un objectif de politique culturelle. Ce qui est visé est la diversité de la création, via l'activité de découverte réalisée par les petites maisons d'édition, ainsi que la diversité de la diffusion, où les librairies de proximité pourraient jouer un rôle. Dans l'un comme dans l'autre cas, il n'est pas clair qu'un prix unique du livre numérique soit d'une grande aide. L'accès des petites maison aux catalogues des grands opérateurs dépend d'un rapport de forces que le prix unique n'affecte pas. De même, un ouvrage sur lequel les grandes plates-formes de téléchargement vont consentir des rabais importants par rapport aux librairies sont des ouvrages qui n'ont pas besoin d'un libraire pour se vendre. Le prix unique du livre numérique aurait alors pour conséquence d'étendre le principal effet pervers du prix unique du livre imprimé, l'obligation faite aux petits libraires, pour assurer leurs revenus, de consacrer du temps et des moyens à des livres à succès qui n'en ont pas besoin. Il serait plus productif de consentir à ces librairies des conditions plus favorables, les fameuses remises qualitatives prévues dans la loi de 1981, qui ont constitué une continuelle pomme de discorde entre éditeurs et libraires. Discorde qui ne saurait que s'amplifier dans la mesure où des acteurs comme Google et Amazon peuvent faire valoir des moyens de promotion des chacun des titres de leur catalogue sans commune mesure avec ceux dont disposent les libraires. 

Vient enfin la politique commerciale des éditeurs. Le prix unique du livre physique a habitué ces derniers à un contrôle total de la chaîne, interdisant aux libraires d'utiliser le prix comme moyen de promotion.  Dans l'économie en général et dans le secteur culturel en particulier, il s'agit de l'exception plutôt que de la règle : le distributeur d'un film ne fixe pas le prix du billet ni le producteur d'un disque son prix de vente. La politique commerciale passe par la négociation avec les détaillants qui, eux, ont également la possibilité de mener leur politique propre, adaptée aux intérêts de leur clientèle locale. Si le nombre de partenaires avec qui négocier entravait effectivement une politique commerciale cohérente du livre imprimé, il n'en va pas de même pour le livre numérique puisque l'éditeur peut se réserver la possibilité de vendre un titre donné à un prix promotionnel sur son propre site de vente. 

À ce point, on voit donc mal en quoi le prix unique du livre numérique pourrait aider au seul objectif louable, celui d'assurer une offre diversifiée et de qualité. Pire encore, il pourrait avoir pour  principal effet de fragiliser tout l'écosystème du livre. 



Les pièges du prix unique

Il est pour commencer probable que le prix unique ne s'applique pas, ou au terme d'une longue bataille juridique, aux principaux acteurs du livre numérique : obliger Apple, Amazon ou Google à traiter de manière différenciée les différents marchés francophones implique des coûts substantiels que ces acteurs ne manqueront pas de mettre en avant pour obtenir par ailleurs d'importantes concessions.  Si, en outre, Amazon a une activité spécifique au livre, Apple et Google ne manquent pas de contenus alternatifs pour alimenter leurs produits respectifs. Entrer en lutte avec eux pourrait ainsi se retourner contre les éditeurs français, dont les contenus seraient absents ou en marge de l'offre proposée, tandis que ces trois acteurs chercheraient activement des solutions de contournement, essentiellement en se faisant eux-mêmes éditeurs. Or, par leur puissance financière, ces géants sont en mesure d'attirer les auteurs qui génèrent une part très importante du chiffre d'affaire des maisons d'éditions. On arriverait ainsi, du fait même du prix unique, à la situation que celui-ci voulait éviter, la distribution par les très grands acteurs des auteurs à succès et un système éditorial privé de sa principale source de revenus. 

À ce risque s'ajoute celui du retard technologique. Dans le cas du livre physique, le prix unique renchérit les titres à succès et abaisse le prix des autres titres, et n'a pas au final d'effet inflationniste net.  Dans le domaine du numérique, si l'effet inflationniste sur les livres à succès serait similaire, l'effet réciproque n'a rien d'évident, l'effet de rareté (peu de librairies ont le titre que je cherche) n'opérant pas dans le domaine numérique. Le prix unique du livre numérique est donc de nature à renchérir les livres numériques et, par conséquent, à rendre moins intéressant l'achat d'une plate-forme dédiée. Le prix unique du livre numérique agirait alors comme un frein à sa propre diffusion, réduisant les incitations des acteurs français à se positionner dans un marché en forte croissance dans les autres pays.

Un prix unique du livre numérique risque également de se transformer en prix perpétuel.  Dans le domaine du livre imprimé, le format de poche permet de faire de la discrimination temporelle : vendre un titre en grand format aux lecteurs les plus impatients et proposer ensuite le même texte moins cher, voir lancer directement à faible prix des titres plus risqués. Dans le domaine du numérique, la différence de qualité entre grand format et poche n'existe pas. Or, force est de constater qu'alors que l'édition de poche sort entre 6 et 18 mois après la parution du grand format, les premiers livres numériques disponibles, et vendus au prix fort, n'ont pas vu leur prix diminuer d'une manière qui reproduirait la disponibilité en poche. Cette rigidité du prix du livre numérique, en l'absence même d'un prix unique, traduit une difficulté majeure de la chaîne du livre française. Verrouillée par un prix du livre physique long, elle a l'habitude de fixer les prix sur plusieurs mois ou années là où la durée de vie de la plupart des titres se compte en semaines. La prudence à ce niveau imposerait donc qu'un instrument de régulation du prix ne soit envisagé qu'une fois que les éditeurs auront fait la preuve de leur capacité à mener une politique de prix fonctionnant à l'avantage des lecteurs dans le domaine numérique. Preuve qui reste à fournir, la combinaison de prix élevés et de restrictions d'utilisation au moyens de DRM faisant penser aux erreurs qui ont présidé au début de la vente de musique en ligne. Ce secteur a depuis tiré la leçon qu'une baisse importante et rapide des prix quelques semaines après l'introduction d'un contenu est la meilleure manière d'en éviter le piratage.

L'exemple de la musique  doit d'ailleurs attirer notre attention sur le fait qu'un dispositif de prix unique est de nature à verrouiller le livre numérique dans un modèle unique, celui de l'achat à l'unité d'un ouvrage. Cette transposition du domaine physique a été le point d'achoppement de l'industrie musicale restée trop longtemps fixé sur l'achat de l'album comme unité indivisible. À première vue, il peut sembler étrange de d'acheter un livre chapitre par chapitre. Pourtant, nous ne consultons typiquement que quelques pages de nombreux ouvrages de référence, essais ou documentaires, ceux portant sur les sujets qui nous intéressent. Il ne serait donc pas absurde de pouvoir les acheter à l'unité. L'achat d'un ouvrage au fur et à mesure de lecture n'a d'ailleurs rien de révolutionnaire : c'est le principe du roman-feuilleton, qui peut s'honorer des noms de Dumas, Balzac ou Zola. Stephen King s'est d'ailleurs essayé à ce format en 1999, ne faisant probablement que l'erreur d'être un peu trop en avance puisque l'entreprise a réussi depuis à d'autres auteurs moins connus. Le livre numérique peut d'ailleurs s'accommoder de nombreuses autres formes de tarification, sous forme d'abonnement (format qui fit un temps la fortune des clubs de livres) ou l'insertion de pages de publicité, que certains éditeurs ont déjà commencé à expérimenter. Face à cette multiplicité des modèles, le prix unique du livre numérique, même réduit au livre homothétique, même accompagné de provisions le rendant plus souple que le prix unique du livre imprimé, est de nature à handicaper le développement d'autres modèles en renforçant les positions acquises des acteurs existants. 

Face à l'inquiétude, légitime, causée par les transformations que va causer le livre numérique, un prix unique constitue donc une réponse inadaptée. Au mieux, il va rigidifier une structure du secteur  qui souffre déjà de profonds déséquilibres et d'une difficulté à s'adapter aux modifications des comportements de lecture. Au pire, il va marginaliser le secteur de l'édition traditionnel au profit de nouveaux entrants, au risque d'un accroissement de la concentration des ventes et d'une balkanisation des formes de lecture au gré des opérateurs de lecteurs liés à une plate-forme particulière.  Le défi est certes de taille : pour exister, le livre numérique doit être meilleur et moins cher que le livre papier. Les outils existent cependant et c'est aux auteurs, aux éditeurs et au libraire de s'en saisir, pour adapter leurs activités aux possibilités du livre numérique plutôt que de vouloir enfermer ce dernier dans un cadre hérité du papier.

 

A lire dans ce dossier : 

- "Le mépris du lecteur", par Remi Mathis. 

- "Dépasser la conception fixiste du contrat d'édition pour s'adapter au livre numérique", par Lionel Maurel.  

- "Un livrel n'est pourtant pas un livre", par Constance Krebs. 

 

A lire aussi : 

- Alain Jacquesson, Google Livres et le futur des bibliothèques numériques, par Vincent Giroud.