Un ouvrage de référence qui va au-delà d’un simple manuel sur les questions européennes.

Le quatrième de couverture de Politiques européennes (Presses de Sciences Po), ouvrage collectif sous la direction du Pr. Renaud Dehousse, a raison d’annoncer qu’il est "sans équivalent en langue française". Mais ce n’est pas, comme l’affirme trop hâtivement le directeur de l’ouvrage dans son avant-propos, parce qu’ "il n’existe pas de manuel en langue française couvrant de façon systématique la gamme des politiques européennes". En réalité, plusieurs publications, à commencer par les Notices de la Documentation française, présentent déjà un tableau très complet des actions de l’Union européenne (UE)   .

Le caractère unique, et la grande valeur, de Politiques européennes résident plutôt dans son approche des sujets abordés. Alors que la plupart des manuels choisissent le système institutionnel et le cadre juridique comme points d’entrée des activités de l’UE, Politiques européennes se propose d’en explorer l’économie politique, les lignes de fracture, les ressorts historiques et les facteurs d’évolution. Ce cadre d’analyse se reflète tout d’abord dans le découpage atypique de l’ouvrage, qui s’intéresse successivement au système européen de gouvernance, à la construction du marché intérieur, à l’action régulatrice de l’UE, aux enjeux de sa politique redistributive, aux "nouvelles frontières" de la construction européenne et enfin aux instruments de l’action européenne.

Cette approche structure également le contenu des vingt chapitres de Politiques européennes. Ainsi, plutôt qu’une présentation classique par institution, les quatre chapitres qui traitent du cadre institutionnel de l’UE le font respectivement à travers une analyse de son principal mode de décision (la "méthode communautaire"), l’histoire heurtée de son évolution, un examen de sa "parlementarisation" progressive, ainsi qu’une étude de l’influence des intérêts privés à Bruxelles. La première partie de l’ouvrage dessine ainsi de manière brillante les particularités de la "gouvernance européenne", expression employée pour désigner un système caractérisé par une forte innovation institutionnelle, une multiplication des centres de décision et une culture du consensus plutôt que de l’affrontement politique. Autre atout, Politiques européennes adopte systématiquement une perspective historique, qui explique comment des arrangements politiques vieux de plusieurs décennies ou les circonstances initiales de certaines politiques communes ont conduit aux interventions européennes telles que nous les connaissons aujourd’hui. De nombreux chapitres, comme celui sur l’espace de liberté, de sécurité et de justice et celui sur la politique agricole commune, plongent en particulier le lecteur dans les arcanes de certaines négociations clés au sein du Conseil. On en retire le sentiment déplaisant d’une construction européenne régulièrement prise en otage par des gouvernements obsédés par leurs intérêts nationaux

 

 

Parfois, Politiques européennes fait également appel à l’histoire pour éclairer l’avenir : le chapitre sur le budget, par exemple, affirme que les problèmes politiques liés au financement et à la redistribution des ressources fédérales ont miné la cohésion de nombreuses fédérations européennes, de l’empire austro-hongrois à la Yougoslavie. Un rappel en forme d’avertissement pour l’UE, dont le montant et le financement du budget sont depuis longtemps des points de contention. Enfin, Politiques européennes prend souvent soin d’aborder les enjeux présents et futurs des actions de l’Union. La conclusion du chapitre sur la politique commerciale commune, par exemple, s’interroge sur la pertinence d’une stratégie d’accords bilatéraux en lieu et place d’un accord à l’OMC, sur les tensions entre une politique commerciale commune forte et une politique étrangère commune encore  à construire, et sur les réformes internes nécessaires pour que l’UE puisse projeter toute sa puissance économique à l’extérieur. Le chapitre sur l’union économique et monétaire évalue le pacte de stabilité et de croissance à la lumière des nouvelles contraintes sur les budgets publics nationaux imposées par la crise économique et financière.

Ces choix éditoriaux n’ont pas qu’une (grande) valeur informationnelle : ils permettent de donner du dynamisme à l’exposé de problématiques qui pourraient autrement paraître techniques et austères. D’autres éléments de Politiques européennes rendent sa lecture légère et agréable, même si l’ouvrage n’a pas vocation à être lu d’une traite. En particulier, les chapitres ne suivent pas une trame commune rigide, artifice que de nombreux manuels utilisent pour clarifier le propos mais qui en réalité assèche l’analyse. Chaque auteur a ainsi le champ libre pour développer ses idées, avec une clarté de vocabulaire et de réflexion qui atteste du souci d’être compris de tous les lecteurs. Les encadrés approfondissant certains points, les cartes thématiques et les tableaux de données qui rythment chaque chapitre sont toujours utilisés à bon escient. Renaud Dehousse, directeur du Centre d’études européennes de Sciences Po et directeur de l’ouvrage, a su mobiliser des spécialistes à la fois pointus et pédagogues, qualités indispensables à un exercice de type encyclopédique. Outre Renaud Dehousse, certains d’entre eux sont d’ailleurs des noms bien connus, comme Zaki Laïdi, auteur de nombreux ouvrages consacrés aux relations internationales et à l’Europe, et Patrick A. Messerlin, directeur du groupe d’économie mondiale à Sciences Po. Mais tous les contributeurs méritent des éloges pour leur effort collectif.

Politiques européennes a les limites de ses qualités. Notamment, le lecteur novice aura certainement des difficultés à saisir les nuances de certains termes ou les subtilités techniques de certaines initiatives, qui ne sont que sommairement expliquées (la différence entre la "modulation" et la "dégressivité" des aides directes de la politique agricole commune est-elle comprise pas tous ?). Contrairement à ce qu’il annonce, le manuel s’adresse donc avant tout à un public déjà familier avec les affaires européennes et capable d’utiliser des connaissances institutionnelles et juridiques pour développer une réflexion plus prospective et politique. A ce titre, il constitue avant tout un excellent ouvrage d’approfondissement destiné aux étudiants de hauts cycles d’études, plus qu’une introduction aux problématiques européennes. Il constitue également une mine d’or pour tous les enseignants du secondaire et du supérieur.

 

 

Enfin, il est regrettable que l’organisation générale de Politiques européennes ne mette pas mieux en valeur son formidable contenu. Tout d’abord, la démarcation des grandes problématiques regroupant plusieurs chapitres semble artificielle : peut-on réellement distinguer l’action régulatrice de l’Union de la construction d’un grand marché commun, domaine où les forces centripètes du droit ont justement eu l’impact le plus significatif ? Ainsi, certains chapitres qui devraient être mis en regard pour une meilleure compréhension, comme celui sur le marché intérieur et celui sur la politique de concurrence, se trouvent séparés. Par ailleurs, les fils directeurs choisis pour certaines sections apparaissent peu structurants. On comprend que la notion de "nouvelles frontières" puisse être prise au sens figuré, mais il est tout de même étrange de trouver la politique étrangère, l’enseignement supérieur, les affaires intérieures et la politique de voisinage dans une même partie.

Ces réserves ne sont que peu de chose à côté des immenses qualités de Politiques européennes. Renaud Dehousse et son équipe de spécialistes ont sans conteste établi une nouvelle référence en matière d’analyse et de présentation des politiques européennes – et ont prouvé par la même occasion que l’excellence académique sur ces questions n’est pas l’apanage des chercheurs anglophones

 

 

* À lire également sur Nonfiction.fr :

- René Schwok et Frédéric Mérand, L'Union européenne et la sécurité internationale. Théories et pratiques (Academia-Bruylant), par Estelle Poidevin.

- Christian Lequesne, La France dans la nouvelle Europe (Presses de Sciences Po), par Marc Germanangue.

- Christian Lequesne, La France dans la nouvelle Europe (Presses de Sciences Po), par Alina Girbéa.

- Jean-Louis Quermonne, L'Union européenne dans le temps long (Presses de Sciences Po), par Cédric Matteo.

- Zaki Laïdi, La norme sans la force (Presses de Sciences Po), par Nicolas Leron.

- Justine Lacroix, La pensée française à l'épreuve de l'Europe (Grasset), par Nicolas Leron.