* Cet entretien est en sept parties (cf. bas de la page pour le renvoi vers les autres parties)

nonfiction.fr : L’Europe est aujourd’hui un horizon d’attentes politiques et une source de plus en plus importante de normes pour les États membres. Comment s’organise la protection des droits de l’homme au niveau européen ? On entend souvent parler de juges de Luxembourg (Cour de justice des communautés européennes - CJCE) et de Strasbourg (CEDH). Y a-t-il au moins un dialogue entre tous ces juges et les juges nationaux ?

Joël Andriantsimbazovina : Dans le système de l’Union européenne comme dans celui de la Convention européenne des droits de l’homme, les juges nationaux sont des juges de droit commun, de la Constitution et des traités. Ensuite, la qualité du dialogue entre juges nationaux et juges internationaux varie mais il existe. Au niveau de l’Union européenne, il est organisé et formalisé. Du côté de la CEDH, par contre, il n’y a pas de procédure pour organiser ce dialogue qui a donc lieu par voie de jurisprudences. Mais je crois que cela fonctionne et qu’il y a une réelle application des décisions de la CEDH par les juges nationaux.

Des points de désaccord subsistent : parfois, les conceptions nationales et européennes peuvent s’affronter, mais le souci de parvenir à une harmonisation fait en général primer la conception européenne. Cela étant, aujourd’hui la jurisprudence de la CEDH peut s’avérer problématique lorsqu’elle porte atteinte à des institutions nationales dont la variété n’empêche pas qu’elles aient un bilan éprouvé en matière de respect des droits de la défense. Je songe ici à la fonction de commissaire du gouvernement devant le Conseil d’État français accusée par la CEDH de ne pas respecter le droit à un procès équitable. Un dialogue a eu lieu entre le Conseil d’État et la CEDH et la Cour a eu le dernier mot mais on est parvenu à un point d’équilibre. Au nom de l’harmonisation, il ne saurait effectivement être question d’homogénéiser à tout prix les institutions nationales dès lors qu’elles n’ont pas démontré une violation flagrante des droits.

De même, sur les questions de société, il peut y avoir débat, mais la Cour va dans ces cas-là dans le sens de la marche vers l’égalité des droits, c’est notoire en matière d’adoption par des homosexuels comme dans l’arrêt E. B. c. France du 22 janvier 2008. Ce souci d’aller de l’avant ne se retrouve cependant pas de façon uniforme. Lorsqu’il n’y a pas de consensus au sein du Conseil de l’Europe, on attend encore un peu, on laisse une marge d’appréciation aux États. En même temps, pour faire comprendre sa jurisprudence, la Cour doit, comme le dit très bien le professeur Sudre, assurer une cohérence à la fois sur le fond des décisions qu’elle prend concernant tel ou tel droit, et sur celui des raisonnements qu’elle applique. Car le manque de cohérence d’une jurisprudence à l’autre de la CEDH est parfois flagrant. On pourrait également souligner le caractère un peu problématique de la composition de la Cour et de l’usage quasiment exclusif de l’anglais comme langue de travail, mais je ne pense pas que ces problèmes soient importants à long terme. Ils ont été décelés, il faut prendre les mesures qui s’imposent pour les résoudre.


nonfiction.fr : Vous avez souligné la volonté de la CEDH d’engager une démarche quasi-militante sur certaines questions. Ce libéralisme a été critiqué. N’est-il pas une source de discrédit de cette Cour ?

Joël Andriantsimbazovina : Lorsque la Cour va au-delà de ce qui est admis dans un certain nombre de sociétés, cela suscite des situations complexes. Mais prenez la peine de mort : s’il fallait aller dans le sens général de la majorité de la société française, elle serait rétablie ! Le débat autour des élans libéraux de cette Cour est donc complexe. Un bon baromètre est la prise en compte de l’interprétation de tel ou tel droit dans un sens global (et pour asseoir la primauté des droits de l’homme elle utilise aujourd’hui d’autres instruments internationaux que la Convention européenne des droits de l’homme, elle se réfère aux arrêts d’autres juridictions y compris la Cour suprême des États-Unis, la CJCE…). Des parallèles sont également établis avec la façon dont les juridictions nationales traitent des sujets en question. Mais il est évident que le rôle de la CEDH, tout en respectant le principe de subsidiarité, est tout de même d’aller plus loin. Si les États respectaient la Convention européenne des droits de l’homme, il n’y aurait pas eu besoin d’édicter ce texte ! Et, idéalement, c’est un texte qui a vocation à disparaître puisque par définition il permet aux États d’aller plus loin dans la protection des droits de l’homme.

Ce qui m’inquiète un petit peu, dans la jurisprudence de la CEDH aujourd’hui, c’est l’utilisation du principe de non-discrimination, principe par définition transversal utilisé pour interpréter d’autres droits. Il figure à l’article 14 de la Convention et au protocole n°12 (mais celui-ci étant facultatif tous les États ne l’ont pas ratifié). C’est l’un des principaux leviers qui permettent aujourd’hui à la Cour d’aller plus loin dans la protection d’autres droits. C’est un facteur de progrès, comme dans l’arrêt E. B. c. France (22 janvier 2008) en matière d’égalité des droits, mais ça peut être un danger dans un certain nombre de pays : en France, par exemple, on considère que le principe de non-discrimination n’est pas tout à fait la même chose que le principe d’égalité. Or, en France, il y a cette conception républicaine de l’égalité qui consiste à faire en sorte que tous aient les mêmes droits, tandis que le principe de non-discrimination permet, lui, un éclatement des revendications de groupes ou de peuples, ce qui peut poser problème. Par contre, dans les pays baltes ou dans les anciens pays du bloc de l’Est, en raison de l’existence de minorités bien reconnues, ce principe est très utile.

Le rôle de la Cour, il faut le reconnaître, n’est pas facile car elle doit trouver un équilibre entre des conceptions diverses. Et le reproche qu’on peut lui faire aujourd’hui est de ne pas tenir suffisamment compte de cette diversité. D’où certaines réactions, comme en France, qui voient dans certaines décisions la volonté d’imposer des conceptions de common law sur tel ou tel droit. C’est là qu’un équilibre doit être trouvé… sous peine de finir par susciter un phénomène de rejet. Car pour faire un peu de sociologie juridictionnelle et de science politique, la légitimité de la Cour passe par l’acceptation de décisions ressenties comme un progrès et non comme une agression.


nonfiction.fr : Et du côté de l’Union européenne ? Le cadre communautaire apporte-t-il un surcroît de protection à ses citoyens ?

Joël Andriantsimbazovina : Le progrès apporté par l’Union européenne est indéniable. Tout d’abord on s’est très vite posé la question de l’impact potentiel des normes communautaires sur les droits fondamentaux. À la demande des juridictions nationales, la Cour de justice des communautés européennes (CJCE) a jugé qu’il lui revenait de veiller au respect de ces droits dans son arrêt Internationale Handels Gesellschaft (17 décembre 1970). Bien sûr, il faut souligner que le point faible du système européen, c’est l’accès extrêmement restrictif des individus à la CJCE et au Tribunal de première instance. Mais en soi le système communautaire garantit les droits fondamentaux contre les atteintes qui pourraient émaner des institutions communautaires. Ensuite il faut rappeler l’adoption de la Charte des droits fondamentaux. Pour l’heure, en attendant l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, elle est dénuée de réelle portée juridique, à l’instar de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Mais il est important que l’Union européenne soit adossée à un certain nombre de valeurs que l’on retrouve d’ailleurs pour partie dans des textes en vigueur : l’article 6§2 du Traité instituant l’Union européenne dit bien que parmi ces valeurs il y a l’État de droit, les droits de l’homme, la protection des minorités. Donc, si l’on articule la protection des États et la protection communautaire, l’appartenance à l’Union européenne constitue forcément une garantie de la protection des droits fondamentaux pour les citoyens européens.

L’adhésion à l’Union européenne n’est d’ailleurs possible qu’à condition de respecter ces valeurs. En Turquie et dans d’autres États candidats à l’adhésion à l’UE, il y a un certain nombre de valeurs fondamentales qui ne sont pas respectées, ce que montrent bien les condamnations de la CEDH : pour la répression de manifestations, pour tortures, pour avoir même essayé de dissuader des personnes de déposer des requêtes devant la CEDH ! Et c’est là que se situe la différence entre l’Union européenne et le Conseil de l’Europe : jamais la Russie ne pourrait devenir membre de l’Union européenne aujourd’hui, malgré le contrôle qu’elle exerce sur l’approvisionnement énergétique de l’Europe. Elle ne pourrait pas adhérer parce qu’elle ne respecte pas ces valeurs fondamentales qui touchent à cette idée de droits élémentaires.


nonfiction.fr : Vous avez évoqué l’entrée en vigueur hypothétique du traité de Lisbonne. Quel impact cela aurait-il ?

Joël Andriantsimbazovina : Rappelons que l’adoption de la Charte des droits fondamentaux comme un élément du traité ne change pas les compétences relatives des États et de l’Union. Les États membres ne souhaitaient en effet pas que l’Union soit dotée de compétences élargies en matière de droits fondamentaux, il y avait là une crainte réelle de la part de certains États, notamment le Royaume-Uni. Mais le traité de Lisbonne permettrait néanmoins aux citoyens européens d’invoquer la Charte des droits fondamentaux devant les juridictions nationales. Autre apport, le traité de Lisbonne prévoit l’adhésion de l’Union européenne à la Convention européenne des droits de l’homme (tout comme c’est le cas, côté CEDH, avec le protocole n°14). Donc aujourd’hui, politiquement, enfin, cette adhésion est envisagée des deux côtés. C’est un symbole fort.

Mais cela changerait-il quoi que ce soit ? Oui et non. Oui parce que lorsque le traité de Lisbonne aura été ratifié, il y a aura une articulation officielle de la Convention européenne des droits de l’homme et de la Charte européenne des droits fondamentaux. Aujourd’hui ça l’est dans les textes mais ça ne l’est pas dans le droit puisque la Charte n’a pas encore de valeur juridique. Cela veut dire aussi que l’Union européenne pourra être contrôlée par la CEDH, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui où la CEDH se borne à contrôler les actes nationaux d’application du droit communautaire (arrêt Bosphorus Airways c. Irlande, 30 juin 2005). L’avantage est donc que l’Union européenne se retrouvera au même niveau que les États, c’est-à-dire qu’elle deviendra un justiciable de la CEDH. Il faudra alors étudier la façon de faire représenter l’UE au sein de la Cour et au sein du Comité des ministres du Conseil de l’Europe. Mais concrètement, il n’est pas sûr que cela change grand-chose pour les citoyens tant, depuis maintenant une dizaine d’années, la CJCE et la CEDH se citent et s’inspirent déjà mutuellement dans leurs décisions afin d’éviter les divergences. On peut parler à ce niveau d’un véritable dialogue intense et fécond entre juges de la CEDH et juges de la CJCE.


nonfiction.fr : Et la diplomatie européenne des droits de l’homme ?

Joël Andriantsimbazovina : Je pense que le mirage de l’aide économique de pays comme la Russie ou la Chine à destination, par exemple, de l’Afrique, ne durera qu’un temps, et que le bonheur ne se résume pas à l’économie. Je crois donc réellement à l’efficacité des conditions en matière de respect des droits de l’homme posées par l’Union européenne pour que des pays tiers bénéficient de son aide au développement, ce qu’on appelle la conditionnalité dans l’aide au développement que l’on retrouve dans le processus de Barcelone destiné aux pays du pourtour méditerranéen comme dans les accords de Cotonou qui concernent les pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique. J’attache une grande importance à la diffusion d’une idéologie de liberté, quitte à y mêler de l’économique.

 

Cet entretien est en sept parties.