* Cet entretien est en sept parties (cf. bas de la page pour le renvoi vers les autres parties)

nonfiction.fr : Pour être qualifiée d’"universelle", la Déclaration a été adoptée à un moment où beaucoup des pays qui font aujourd’hui partie de l’ONU n’existaient même pas en tant qu’État. L’adoption d’une déclaration "universelle" serait-elle possible aujourd’hui ?

Joël Andriantsimbazovina : C’est un vieux débat que celui de l’universalité en matière de droits de l’homme. Tout dépend de ce que l’on met derrière l’universalité et l’universalisme. S’il s’agit de dire que la conception des droits de l’homme dépend de chaque culture, alors évidemment il ne peut pas y avoir d’universalité parce que le bouddhiste va vous dire qu’il a une certaine conception de l’homme, et l’Africain vous dire qu’il en a une autre. En fait, ce qui est souvent rejeté par les autres cultures c’est l’individualisme très profond dont est imprégnée la conception des droits de l’homme héritée des philosophes des Lumières. Or, on sait très bien que cet individualisme est la source même de l’universalisme des droits de l’homme en ce sens qu’il vise à la protection de la victime, qui peut d’ailleurs être un groupe d’individus, mais pas forcément. Voilà ce qui fonde l’universalité des droits de l’homme : la considération de la victime.

Par ailleurs, l’universalité renvoie également à la préoccupation que l’on retrouve dans différents pays du monde de protéger un certain nombre de droits élémentaires, comme la liberté de conscience ou la liberté d’expression… Et on voit bien à travers le combat de Reporters sans Frontières, par exemple, ou des différentes fédérations d’avocats qui protègent soit des journalistes, soit des avocats eux-mêmes, que c’est une des libertés les plus bafouées dans le monde. Alors quand un dictateur affirme que les droits de l’homme constituent une forme de néocolonialisme, c’est bien évidemment un alibi. Pour moi, le fait même que des régimes totalitaires répriment des personnes qui demandent simplement à pouvoir s’exprimer librement montre bien que les droits de l’homme sont universels et que la prégnance de l’individualisme ne saurait être un motif valable de leur contestation : leur but est bien de protéger l’individu et la dignité de celui-ci.



nonfiction.fr : L’épreuve des faits, le discours politique même (pensons au président Chirac affirmant en Tunisie en 2003 que "le premier des droits de l'homme c’est manger, être soigné, recevoir une éducation et avoir un habitat"), ne réduisent-ils pas à néant l’idée âprement défendue d’une indivisibilité des droits de l’homme ? Tout progrès ne s’effectue-t-il pas par segmentation des problématiques ?

Joël Andriantsimbazovina :
Une phrase qui voulait d’ailleurs se placer dans la continuité de René Cassin affirmant en 1948 au Palais de Chaillot, au moment de l’élaboration de la Déclaration universelle des droits de l’homme, que : "Le premier des droits de l’homme, c’est la dignité." On retrouve ce concept de dignité dans plusieurs textes importants, du préambule de la Déclaration universelle à la Charte des Nations unies en passant par la Convention européenne des droits de l’homme. Il pose toute la question de l’indivisibilité des droits de l’homme.

Il est vrai que pour des raisons avant tout pédagogique, on établit des distinctions entre plusieurs générations de droits de l’homme. Mais si l’on raisonne avant tout en termes théoriques et philosophiques, cette distinction n’a pas lieu d’être : les droits de l’homme forment un bloc indivisible. Établir des catégories de droits est contre-productif, qu’il s’agisse de droits de créance ou de droits économiques ou politiques, ou encore de ce que l’on appelle la troisième génération des droits de l’homme, que l’on puisse les invoquer devant des juridictions (on parle alors de justiciabilité et de protection devant les juges), ou que l’on puisse seulement les revendiquer politiquement.

Ceci étant, sur le terrain, la reconnaissance des uns ou des autres va souvent dépendre du contexte économique de chaque pays. Alors, il est important de disposer de textes où figurent ces droits. On peut ainsi noter à titre d’exemple que la première constitution montagnarde de 1793 prévoyait déjà un certain nombre de droits sociaux. L’énonciation facilite le passage à la revendication.


nonfiction.fr : Vous avez fait référence à une troisième génération de droits de l’homme qui prendrait la suite de la première génération de droits civils et politiques, et de la seconde génération de droits économiques et sociaux. De quoi est faite cette troisième génération et faut-il en attendre une quatrième ?

Joël Andriantsimbazovina : Dès lors que l’on accepte le fait que les différentes classifications en générations sont d’ordre pédagogique, basées sur la chronologie d’apparition de ces droits ou encore sur une typologie des bénéficiaires, tous les prismes sont possibles. Mais on ne crée pas impunément des frontières dans un territoire des droits de l’homme qui doit demeurer indivisible. Lors de l’élaboration de la Convention européenne des droits de l’homme, Pierre-Henri Teitgen disait que les droits de l’homme permettent la limitation de la souveraineté de l’État : c’est tout à fait juste, et dans ce domaine il n’y a pas de limite. Les droits de l’homme ont vocation à limiter progressivement la liberté de l’État et la liberté des entreprises dans la mondialisation. S’il est difficile de se prononcer sur l’apparition de nouveaux droits, il ne fait cependant aucun doute qu’à la lumière de la pratique des États, des entreprises et des marchés, on verra une adaptation des droits existants à la nouvelle donne.

Pour revenir à la troisième génération de droits, ce sont surtout des droits collectifs, qui ne concernent souvent pas l’individu en tant que tel mais l’humanité en tant qu’entité. Si l’on prend, par exemple, les droits relatifs à la biotechnologie, on voit bien dans la convention d’Oviedo que la volonté des régulateurs n’est pas de protéger l’individu mais de veiller, face au clonage par exemple, à ce que ces technologies n’aboutissent pas à une transformation de l’humanité en tant que telle. Impossible, ici, de dissocier le juridique du philosophique. Un certain nombre des droits qui constituent la troisième génération concernent néanmoins les individus eux-mêmes : droit à la paix, droit à l’alimentation, par exemple, qui font partie du droit au développement. On pourra les appeler quatrième génération pour des raisons chronologiques parce que ces droits-là peut-être apparaîtraient un peu plus tard, mais il s’agira de toute façon de droits de l’homme.


nonfiction.fr : Et y a-t-il un lieu privilégié d’apparition de ces droits ?

Joël Andriantsimbazovina : Il s’agit d’un processus complexe de formation de normes. Le rôle des associations et des organisations non gouvernementales n’y est pas négligeable. Il suffit de songer au rôle qu’elles ont joué dans l’élaboration d’un certain nombre de conventions, ou encore dans l’adoption du Statut de la Cour pénale internationale. Les États jouent également un rôle, évidemment. Et il me paraît important d’insister sur le rôle joué par les juridictions. On leur oppose souvent aujourd’hui un certain manque de légitimité démocratique dans l’élaboration des normes mais la démocratie n’est pas seulement élective, aujourd’hui, elle a une forme beaucoup plus complexe. L’élection en constitue certes la base, mais il y a aussi ce que Dominique Rousseau appelle la démocratie continue, qui englobe la presse, la société civile, etc.

Les canaux d’élaboration des normes sont donc divers et variés. Au final, de toute façon, on arrive à des niveaux de cristallisation de droit positif : le Parlement au niveau national dans les États démocratiques, le Conseil de l’Union et le Parlement européen au niveau communautaire, et au niveau international ce sont les États. Voilà la marche normale, mais cette marche en apparence assez simple masque une grande complexité. Il suffit de voir la diversité des acteurs qui sont intervenus pendant l’élaboration de la Charte européenne des droits fondamentaux : adoptée par les États, elle est née d’une convention très ouverte aux contributions les plus diverses (individus, associations), ce qui n’a pas manqué de susciter certaines critiques.

 

Cet entretien est en sept parties.