Pour fêter les 60 ans du CEVIPOF (le centre de recherches politiques de Sciences Po), son directeur Martial Foucault revient sur son histoire, retracée par un livre collectif.

Le Centre d’étude de la vie politique française (CEVIPOF), laboratoire emblématique de Sciences Po, est connu à la fois des enseignants-chercheurs, des médias et du grand public. Cette notoriété, assez rare pour être signalée, s'explique notamment par ses analyses des élections, européennes, nationales ou locales.

Après 60 années d'existence, marquées par des continuités mais aussi de véritables ruptures, un ouvrage collectif dirigé par son directeur actuel, Martial Foucault, et le politologue Pascal Perrineau, revient sur son histoire mouvementée.

 

Nonfiction : Alors que vous avez pris la direction du CEVIPOF en 2014, comment caractériseriez-vous cette histoire ? Le CEVIPOF, devenu Centre de recherches politiques de Sciences Po, aurait-il pu disparaître au tournant des années 2010 ?

Martial Foucault : Célébrer le 60e anniversaire d’un laboratoire créé à Sciences Po, c’est revenir sur l’histoire de son plus vieux laboratoire de science politique, après le CERI (Centre de recherches internationales) qui lui est un peu antérieur (il a été lancé en 1952). Le CEVIPOF s’est créé à un moment, dans les années 1960, où cette nouvelle discipline académique va s’institutionnaliser, avec un rôle moteur joué par Sciences Po, alors que le CNRS (notre autre tutelle) n’avait pas encore structuré les centres de recherche en véritables laboratoires. Il se situe donc à l’avant-garde, dès cette époque, pour indiquer qu’il existe un espace pour de la recherche sur le fait politique pour des intellectuels venant d’horizons différents (droit, histoire, sociologie).

En 60 ans, le CEVIPOF a donc connu une période d’essor considérable durant les deux premières décennies (pour installer le laboratoire dans un paysage universitaire et académique), puis de stabilisation et d’ouverture aux sphères médiatiques, au moment où la vie politique française elle-même fait l’objet de nombreux sondages et d’enquêtes d’opinion (que des chercheurs comme Alain Lancelot, Guy Michelat, Roland Cayrol, Jacques Capdevielle ou Jean-Luc Parodi, participent à faire émerger puis à améliorer scientifiquement). A ce sujet, l’acronyme du CEVIPOF peut parfois laisser croire qu’il s’agit d’un institut de sondages alors qu’il s’agit bien d’un laboratoire de recherche universitaire ; il est cependant bel et bien vrai qu’il a fondé, entre autres activités, l’usage scientifique des sondages en France. C’est par exemple au CEVIPOF que va être élaboré et testé grandeur nature le principe de l’estimation d’intentions de vote donnée à 20 heures, qui sera ensuite reprise par beaucoup de médias.

Plus récemment, en 2010, le CEVIPOF a connu un moment de tension, avec le départ de plusieurs chercheurs, partis rejoindre une autre équipe de Sciences Po, mais cela correspond en réalité à la fois à une évolution de la science politique et à un aspect générationnel. En effet, les canons de la discipline en termes de production de connaissance ont conduit à une sorte de schisme. D’une certaine manière victime de son succès, le CEVIPOF a eu du mal à faire cohabiter des profils différents de chercheurs en sciences sociales. On peut donc voir cela comme le verre à moitié vide, mais aussi comme le verre à moitié plein parce que ce fut l’occasion de renforcer des axes qui me sont chers, depuis que j’ai pris la direction du CEVIPOF en 2014, c’est-à-dire à la fois le travail sur le fait électoral (dans toutes ses dimensions), qui est une marque de fabrique historique du laboratoire, mais aussi la volonté d’inspirer – et non plus seulement de s’inspirer de – la recherche internationale (en particulier britannique et nord-américaine) en matière de cultures politiques comparées. Quand je suis arrivé, en provenance du Québec, j’ai voulu organiser cette transformation vers la recherche internationale, d’ailleurs toujours en cours, et pour y parvenir, cela implique un renouvellement des profils des chercheurs qui ont rejoint le CEVIPOF depuis 2014, fidèle à un principe de pluralité d’approches, à la fois en science politique, mais aussi en psychologie, en sciences cognitives, en philosophie, en sociologie et autres sciences sociales, pour travailler de manière non monolithique l’objet politique.

 

Vous consacrez dans le livre, de manière originale, un glossaire des principaux concepts développés par les chercheurs du CEVIPOF durant ces soixante dernières années, ce qui donne un aperçu frappant de ce qu’il a pu apporter à la science politique française, discipline encore jeune en rapport avec d’autres sciences sociales. Certains concepts ont d’ailleurs pu soulever quelques polémiques… Comment définiriez-vous le développement épistémologique de votre laboratoire ?

Le développement épistémologique repose sur la volonté, importante de mon point de vue, d’inscrire la science politique dans les sciences sociales, pour comprendre le présent, voire le futur, y compris par des controverses, démarches indispensables qui sont au cœur de la recherche et qu’il faut bien distinguer des polémiques qui, elles, ne sont pas nécessaires. Par exemple, dans le débat public, la question du « national-populisme », notion forgée par des chercheurs du CEVIPOF, revient actuellement par une forme de controverse scientifique. « L’islamo-gauchisme », dont on a tellement parlé ces dernières années, est à l’origine une notion développée par Pierre-André Taguieff il y a une quinzaine d’années, sans véritable débat à l’époque. Il faut en réalité un fait générateur pour se rappeler qu’un concept peut être mobilisé, sans que son usage soit immuable, parce qu’il doit au contraire faire l’objet d’une controverse. Autre exemple, le « gaucho-lepénisme », développé par Pascal Perrineau il y a plus de vingt ans, constitue une notion toujours contestée aujourd’hui alors qu’elle peut être utile pour circonscrire les formes de mobilité électorale entre les pôles d’un continuum politique. Le CEVIPOF est dans son rôle en cherchant à vérifier si ces concepts ont encore actuellement une traduction dans le fait électoral ou non.

D’un point de vue épistémique, ce qui nous distingue d’autres centres de recherche à l’étranger, c’est d’avoir cette ambition de s’affranchir de certains outils traditionnels de la science politique. C’est particulièrement vrai s’agissant de la démocratie, car nos outils de politiste restent très marqués par l’importance de la démocratie représentative qui, à eux seuls, peuvent difficilement permettre d’embrasser l’ensemble du champ de la citoyenneté démocratique. Or, tout n’est pas objectivable dans des comportements politiques. Il faut vraiment ouvrir nos écoutilles et être à l’écoute de ce que d’autres sciences sociales, notamment les sciences dites comportementales, peuvent apporter, avec un regard critique et dans une approche presque poppérienne, en essayant de falsifier les erreurs d’application de nos outils. C’est une démarche expérimentale audacieuse, avec la volonté d’introduire le plus possible des notions plus subjectives – ou en tout cas que l’on ne peut pas objectiver. Un autre enjeu consiste à se pencher sérieusement sur les questions de relations causales les phénomènes que nous étudions. Et cela demande un effort à la fois méthodologique et culturel.

 

De nombreux témoins politiques, universitaires, médiatiques et de la société civile proposent leur regard sur leur rapport à Sciences Po et au CEVIPOF en particulier. Comment vous situez-vous dans le débat public et dans la « cité » aujourd’hui ? Jusqu’à quel point un laboratoire de recherche doit-il partager son analyse avec des médias « grand public » ? Le risque du « commentaire politique » peut-il guetter le politologue – ou le politiste, selon les termes que l’on préfère ? 

En 60 ans, notre exposition médiatique a pu à la fois enorgueillir l’institution et provoquer de fortes critiques, voire des contestations. Il faut toujours rappeler cependant que notre tutelle scientifique, le CNRS, et le fait que nous reposons sur des fonds publics créent pour nous une obligation morale et institutionnelle de transférer nos connaissances dans l’espace public, non seulement dans les médias mais aussi dans les institutions scolaires et politiques. Pour cette raison, le chercheur ne doit pas rester coupé du monde, dans sa tour d’ivoire. Cet effort pédagogique consistant à rendre accessible des travaux scientifiques aux citoyens doit être poursuivi.

En revanche, la ligne rouge que l’on doit établir par prudence est d’éviter la surexposition médiatique lorsque les connaissances accumulées et produites au CEVIPOF n’alimentent pas ou plus le débat public. On est dans notre rôle lorsque l’on vient renverser la focale sur l’analyse de faits politiques. Il y a peut-être eu une période, correspondant à l’accélération du temps médiatique, durant laquelle le chercheur s’apparentait trop à un expert, avec un risque de commentaire plus que d’analyse de recherche. C’est un vrai risque et il faut être vigilant sur ce terrain. De nombreux chercheurs ont utilisé les médias pour installer l’idée selon laquelle les comportements électoraux ne sont pas que le domaine réservé de quelques instituts de sondages. Les producteurs de données n’ont pas nécessairement une légitimité académique pour analyser le fait électoral. Ils ont une légitimité en tant que producteur dans le commentaire, mais sur un temps plus long, nous avons un rôle à jouer pour introduire de nouvelles notions dans le débat public – c’est ce que nous essayons de faire dans cette campagne présidentielle, comme dans d’autres campagnes précédentes.

J’ajoute un point au sujet de la place de la recherche dans le débat public, avec mon regard de chercheur ayant travaillé à l’étranger. Je vois deux contradictions : d’abord celle qui consiste à penser qu’à partir du moment où on médiatise des recherches, celles-ci perdraient de leur superbe – ce qui est une erreur d’analyse car elles ne perdent de leur superbe que si elles ne produisent pas un autre regard sur l’objet étudié – puis, une deuxième plus pernicieuse, qui consiste à penser que lorsqu’on est médiatiquement visible, on aurait une rente qui nous empêcherait de travailler sérieusement. Or, depuis que je suis à la tête du CEVIPOF, le centre s’est profondément internationalisé (avec un recrutement massif de chercheurs étrangers ou ayant travaillé à l’étranger) et certains nouveaux chercheurs n’ont pas forcément un accès aisé aux médias français, par manque de connaissance de la vie politique française. C’est en réalité l’acculturation qui permet ensuite de devenir incontournable sur son sujet, y compris pour les médias. Cela fait partie de notre rôle dans la cité.