Jamais l'école n'a occupé une place aussi centrale dans les sociétés occidentales : elle s'est érigée en condition symbolique d'accès au marché de l'emploi. Néanmoins, elle fonctionne comme un espace social de reproduction des normes sociales de domination. Et même au-delà, elle est devenue capable de contribuer à produire des nouvelles catégories d'exclusion sociale et de pathologie.

 

 

La sociologie française, depuis les travaux de Pierre Bourdieu et de Jean-Claude Passeron, a montré comment l'école était un espace de reproduction des inégalités entre les classes sociales. Mais, l'école ne reproduit pas uniquement les positions de classes.

Les approches américaines issues de l'intersectionnalité (approche où l'on croise différentes inégalités et discriminations sociales)   mettent en lumière que l'école reproduit une norme socialement dominante : celle de l'homme, « blanc »   , de classe moyenne supérieure ou de classe supérieure, valide, hétérosexuel cisgenre (dont le genre correspond au sexe).

En effet, lorsqu'on observe le groupe social qui atteint le sommet de la hiérarchie du système d'enseignement en France, on constate qu'il s'agit d'élèves issus de classes moyennes supérieures ou supérieures, en particulier des hommes. Ce sont surtout les écoles d'ingénieurs, telles que Polytechnique, qui connaissent une sous-représentation du nombre de femmes : moins de 30 % de l'effectif (on considère qu'un métier ou une filière est mixte lorsqu'il y a au moins 35 % de chaque sexe dans l'effectif).

Se pose alors la question de savoir comment l'école fonctionne comme espace de reproduction des normes sociales de domination, de ce qui crée des « privilèges sociaux » (pour reprendre l'expression utilisée dans la littérature critique anglo-saxonne).  

 

Les dispositifs de la reproduction des normes sociales de domination

Si l'école fonctionne comme un espace de reproduction des normes de domination sociale, c'est à travers des « dispositifs » (Foucault), et non pas nécessairement du fait de l'intention des acteurs et actrices, qui peuvent ne pas avoir conscience de participer à cette reproduction. Mais les dispositifs de l'institution scolaire ne peuvent pas être compris en dehors de toute une organisation matérielle de la société, où l'école est certes un espace central, mais non point unique de la reproduction des normes de domination sociales. En outre, pour comprendre comment s'effectue cette reproduction, il est nécessaire d'adopter une approche « intersectionnelle », en particulier en croisant la classe sociale et le genre.

De nombreux sociologues de l'éducation, comme Pierre Bourdieu, ont souligné que l'école opposait une difficulté aux élèves issus des classes populaires par le fait que la culture scolaire est plus proche de la culture des classes moyennes que de celle des familles populaires. Cette culture scolaire se trouve définie par les programmes scolaires, mais elle se matérialise également par les attentes en matière de comportement (règlements intérieurs, horaires de cours, organisation matérielle de la classe, injonctions comportementales des enseignants…). Les enseignant-e-s, souvent issus des classes moyennes supérieures, n'échappent pas à un ethnocentrisme de classe en ayant tendance à universaliser les normes de comportement des classes moyennes supérieures, comme le rappelle par exemple Annie Ernaux, dans son roman Les armoires vides, lorsqu'elle raconte son retard à l’entrée en classe.

Mais en fonction du sexe des élèves, ceux-ci parviennent plus où moins à s'adapter à l'acculturation comportementale que suppose l'école. Les filles, dans leur socialisation familiale, subissent beaucoup plus d'injonctions comportementales. Elles sont ainsi davantage conditionnées à s'adapter aux règles de l'école. Ainsi 80 % des sanctions disciplinaires au collège sont prises à l'encontre de garçons   .

Les enfants de classes moyennes supérieures reçoivent de la part de leurs familles un « habitus », c’est-à-dire un ensemble de règles si bien intégrées qu’elles leur semblent finalement naturelles, qui leur donne un « sens du jeu » scolaire – pour reprendre les catégories de Bourdieu – qu'il est difficile aux élèves de milieux populaire de maîtriser : il faut suffisamment respecter les règles pour ne pas être « ascolaire », mais il faut savoir suffisamment en jouer pour ne pas être « trop scolaire ». Cette dernière catégorie désignant, en particulier au lycée, l'élève qui est simplement capable d'appliquer les règles, sans faire preuve d'autonomie intellectuelle. Néanmoins, la socialisation masculine, qui valorise davantage l'affirmation de soi et l'ambition sociale, conduit à ce que les élèves garçons issus des classes moyennes supérieures, s'orientent plus souvent en filière « S » et effectuent ensuite des choix plus ambitieux que les filles de la même classe sociale. A notes égales dans les matières scientifiques, on constate un effet d'auto-censure chez les filles.

Ainsi, les paliers d'orientation constituent des moments de la scolarité qui favorisent la reproduction de la domination des groupes sociaux qui incarnent les normes sociales hégémoniques. Les élèves de milieux populaires, et plus encore ceux d'origine immigrée (surtout issus du Maghreb et d’Afrique sub-sahrienne), à notes égales avec d'autres groupes sociaux, sont plus souvent orientés vers les filières professionnelles. Il s'agit, pour ces dernières, souvent d'orientations qui ne sont pas désirées par les familles des élèves en question.

L'existence de matières scolaires liées à des stéréotypes de genre (en particulier, le français et mathématiques) est un autre facteur favorisant à l'école l'identification chez les élèves à des rôles de genre. Ce découpage se retrouve ensuite dans les filières d'orientation professionnelles : alors que celles consacrées à l'industrie et à la technologie sont très masculinisées, celles dédiées à l'accueil et aux métiers du soin sont très largement féminisées dans leur composition.

De fait, le système scolaire contribue ainsi à maintenir les normes binaires de genre. L'école a été présentée par Michel Foucault comme un institution disciplinaire reposant sur des règlements et des systèmes de punition. La constitution d'une vie collective artificielle dans le cadre d'une institution disciplinaire favorise sans doute l'émergence de phénomènes de harcèlement scolaire. Ce sont, entre autres, les élèves qui transgressent les normes de genre ou qui sont soupçonnés de ne pas respecter les normes de l'hétérosexualité qui peuvent alors être victimes d'exclusion et de harcèlement de la part des autres élèves. Mais se trouvent également exposés à cette injonction à la normalité, et à l’intolérance à la différence, les élèves en situation de handicap, qui constituent eux-aussi un ensemble plus susceptible d'être victime de harcèlement scolaire.

 

De l'hégémonie de la réussite scolaire à la pathologisation de la difficulté scolaire

L'école produit également sa propre norme hégémonique : la réussite scolaire. Cette dernière a pris une place centrale au sein de la société, du fait de son lien avec la distribution des places dans le marché de l'emploi.

Au sommet de la hiérarchie scolaire, se trouve l'élève « excellent », voir également le « bon élève ». C'est par différence avec cette norme de l'excellence scolaire que se trouvent distribués les autres élèves : les moyens, les faibles, les élèves en difficulté scolaire. Cette dernière catégorie recouvre des difficultés d'ordre cognitif dans les apprentissages, mais également souvent des problèmes de comportement.

Au sein de ces catégories de la difficulté scolaire, le décrocheur est devenu pour les pouvoirs publics une figure en puissance de l'exclusion sociale. Cette catégorie désigne un élève sorti du système scolaire sans diplôme. Ces élèves, le plus souvent issus de milieux populaires (48 % ont un père ouvrier, contre 5 % un père cadre) connaissent un taux de chômage beaucoup plus élevé que la moyenne des jeunes, qui eux sont diplômés.

Mais la norme de la réussite scolaire est telle que c'est la difficulté scolaire en elle-même qui est de plus en plus regardée comme une pathologie. Les enseignants sont priés par l’Éducation nationale de déterminer si la difficulté scolaire ne révéleraient pas en particulier des troubles de l'apprentissage (troubles « dys » – dyslexie, dysgraphie, dyspraxie…., troubles de l'attention et de l'hyperactivité…). On constate de fait une explosion de ces catégories depuis plusieurs années : on estime ainsi que 6 à 8 % des élèves seraient atteints de troubles de l'apprentissage.

Plusieurs sociologues français, comme Stanislas Morel (La médicalisation de l'échec scolaire, La Dispute, 2014), ont mis en lumière l'existence d'une attitude différenciée en fonction de l'origine sociale des familles face à la difficulté scolaire. Les familles de classes moyennes supérieures, qui maîtrisent le mieux ces catégories médicales, entament des parcours pour faire reconnaître un diagnostic médical aux difficultés de leurs enfants et leur faire bénéficier d'aides.

Dans les pays anglo-saxon s'est développé un autre mouvement, sous l'effet, en particulier, des personnes autistes de haut niveau, qui plaident pour une dépathologisation des catégories telles de le syndrome d'Asperger ou encore les troubles de l'apprentissage, au nom de la reconnaissance de la neurodiversité. Il ne s'agit pas, pour elles, de maladies ou de déficiences cognitives, mais d'un fonctionnement cognitif différent (non-neurotypique) et qui doit être reconnu en tant que tel. De manière générale, les mouvements sociaux de personnes en situation de handicap, dans le monde anglo-saxon, luttent contre le « validisme » (ou « capacitisme »), qui consiste à considérer que la norme par rapport à laquelle elles devraient être jugés est la personne « valide ».

 

Le rapport scolaire au savoir et la fabrique de la difficulté scolaire

Alors que l'école a pour norme fondamentale la réussite scolaire, elle fonctionne comme une machine à produire de la difficulté scolaire. A la fin de l'école primaire, 20 % des élèves sont en situation de difficulté scolaire. Néanmoins, cette construction de l'échec scolaire est d'autant plus inhérente au système scolaire qu'il n'a pas pour fonction de faire réussir tous les élèves, mais de produire une compétition scolaire qui permette la répartition des élèves sur une hiérarchie sociale et scolaire qu'incarnent les orientations scolaires et les différentes filières. Dans cette compétition scolaire, les familles de classes moyennes supérieures mettent en œuvre des stratégies de manière à optimiser leurs capitaux de départ (comme la dérogation à la carte scolaire, le recours à des écoles privés, à des cours particuliers…).

En ce sens, le dispositif de l'évaluation par une note chiffrée, fortement défendu par les familles, occupe une place tout à fait centrale. Il permet tout au long de la scolarité une répartition des élèves détaillée, parfois au quart de point près, sur une échelle de performances quantitativement comparables. Plus largement, cette échelle permet de classer les élèves en « faibles », « moyens » et « bons », selon une répartition effectuée suivant la « constante macabre » : une expression qui désigne, dans les travaux du didacticien André Antibi, le fait qu'« inconsciemment les enseignants s'arrangent toujours, sous la pression de la société, pour mettre un certain pourcentage de mauvaises notes. »   .

Pourtant, les études de psychologie sociale ont souligné les différents problèmes qu'entraînent la note chiffrée et d’autres systèmes d'évaluation ayant les mêmes défauts. En particulier, elle conduit l'élève à se centrer sur des buts de performance, plutôt que des buts de maîtrise. Cela signifie qu'au lieu de chercher à maîtriser des contenus de savoir, les élèves cherchent à avoir des bonnes notes en effectuant pour cela, s'il le faut, des apprentissages de surface (bachôter), voire en trichant pour essayer d'obtenir une bonne note.

Il est possible de percevoir le type de rapport au savoir qu'induit le système scolaire en effectuant une petite expérience de pensée. Imaginons un élève qui n'aurait que des buts de maîtrise, et pas de but de performance : ce serait un élève qui serait avant tout intéressé par la maîtrise approfondie de contenus de savoir, et non pas par les évaluations scolaires. Un tel élève serait sans doute qualifié d'ascolaire et orienté à terme vers une voie de relégation scolaire.

En effet, ce que l'école évalue n'est pas uniquement la maîtrise par les élèves de contenus de savoirs, mais la capacité de l'élève à s'adapter à des règles de fonctionnement produites par l'institution scolaire et les enseignants, et qui d'ailleurs changent selon les enseignants. De ce point de vue, les classes préparatoires aux grandes écoles évaluent la capacité d'un élève à atteindre un haut niveau de performance à l'intérieur d'un système de contraintes fixées de manière externe. Cette qualité d'adaptation et de soumission à des règles externes constitue sans doute une qualité qui sera appréciée dans le monde du travail.


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