89 % des enfants de cadres obtiennent leur baccalauréat, capital culturel oblige dirait Bourdieu. Que dire des 11 % restants ? Une analyse sociologique des "irrégularités sociales".

Les faits sociologiques sont une affaire de régularité sociale. La science sociologique s’attache en effet à décrire des phénomènes suffisamment fréquents dans le monde social pour en trouver les causes, tant dans les caractéristiques objectives des individus (origine sociale, profession, genre, etc.) que dans leurs représentations du monde social. Un défi s’est ainsi toujours posé pour l’analyse sociologique : comment analyser ceux qui "ne font pas partie de la statistique" et qui constituent des "irrégularités sociales"   ?

 

Cette question est fréquemment évoquée par les analyses d’inspiration plutôt holistes, mettant l’accent sur le rôle de l’origine sociale pour comprendre les comportements sociaux. Et la réponse est généralement toujours la même : pour comprendre les "irrégularités sociales", il est nécessaire de faire intervenir une variable explicative de plus. C’est ainsi que Michel Bozon et François Héran expliquaient les cas d’hétérogamie sociale par la profession des grands-parents   . Pierre Bourdieu insistait quant à lui sur l’analyse précise des trajectoires individuelles pour observer les variations autour d’un même habitus de classe   . Bernard Lahire, dans la lignée de Pierre Bourdieu, insistait également sur la multiplicité des déterminants sociaux des comportements afin de rendre compte de "l’homme pluriel". C’est dans une telle voie que s’inscrit également Gaële Henri-Panabière qui, en publiant le résumé de sa thèse dirigée par Bernard Lahire, entend expliquer, par quelques variables sociales de plus, les cas "atypiques" d’enfants issus de milieux favorisés et pourtant en échec scolaire, ceux qu’on nomme depuis Bourdieu et Jean-Claude Passeron des "héritiers"   .

 

Il s’agit donc pour Gaële Henri-Panabière d’expliquer pourquoi les "héritiers", c'est-à-dire au sens de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron les enfants issus de familles disposant de caractéristiques sociales associées à la réussite scolaire comme un niveau de diplôme supérieur au baccalauréat ou la profession de cadre et assimilés, peuvent être en difficultés scolaires. Ce cas mérite en effet d’être interrogé puisqu’il est relativement rare : selon les statistiques du ministère de l’Education Nationale, sur 100 enfants de cadres nés entre 1979 et 1982, 89 sont bacheliers en 2003 (contre 48 % des enfants d’ouvriers). La stratégie de Gaële Henri-Panabière est alors d’ouvrir la "boîte noire" qu’est la famille et de "questionner profondément la socialisation familiale en milieux culturellement dotés"   pour comprendre comment l’avantage supposé des familles issues des classes supérieures peut faire l’objet d’un méshéritage.

 

Afin de répondre à cette problématique, l’auteure a mené une exploration riche et rigoureuse   . On trouve dans l’ouvrage une analyse quantitative réalisée dans quatre collèges socialement favorisés de Lyon. Cette analyse quantitative est appuyée par une analyse qualitative fondée sur une vingtaine d’entretiens avec des méshéritiers et leurs parents. La complémentarité des deux approches permet à l’auteure de réaliser une analyse très fine – notamment au niveau des entretiens qui sont très précisément décortiqués (silences, tons de la voix, erreurs sémantiques, etc.) – de ce qui est exactement transmis par les parents socialement favorisés à leurs enfants en échec scolaire et des conditions précises de cette transmission. De façon très convaincante, Gaële Henri-Panabière révèle ainsi différents facteurs sociaux de l’échec scolaire dans les familles favorisées et "montre la complexité des processus familiaux de construction et de renforcement des difficultés scolaires" tout en soulignant que "les productions et les attitudes scolaires non conformes aux attentes de l’institution ne tiennent pas à la nature des collégiens ou à leur (mauvaise) volonté, pas plus qu’elles ne seraient dues à une démission parentale"   .

Sans redonner le détail exact de tous ces facteurs ou des profils types de méshéritiers que dresse Gaële Henri-Panabière en conclusion, on peut simplement prendre deux exemples frappants. Premièrement, on constate que la majorité des méshéritiers sont les cadets de la fratrie. Leur échec scolaire s’explique partiellement par une modification du rapport des parents à leur enfant. Tandis que l’aîné a constitué pour les parents le passage de leur statut de couple à leur statut de parents, suscitant dans le même temps un relatif surinvestissement éducatif pour "jouer" aux "bons" parents, la naissance du cadet a constitué une simple redite de ce passage et est en moyenne associé à un réinvestissement des parents dans la sphère professionnelle aux dépens de la sphère domestique. Sans être "démissionnaires", les parents interrogés ont eu en moyenne une posture moins tournée vers le développement cognitif de leur cadet que de leur aîné. Deuxièmement, on constate que les méshéritiers souffrent fréquemment d’une divergence des discours socialisateurs, à la manière d’un double bind : Olivier   est ainsi constamment rappelé à une exigence de travail scolaire tout en observant dans sa famille l’exemple de sa mère dont le travail scolaire n’a pas été "payant" puisqu’elle exerce une profession requérant un niveau de diplôme bien inférieur à celui qu’elle possède ; Fabien   est lui aussi constamment rappelé à une exigence de travail scolaire tandis que ses parents, par leurs pratiques de lecture et leurs remarques, montrent dans le même temps à quel point le "capital culturel" est peu "digne d’intérêt" relativement à l’entretien du capital économique ; Sylvie   est quant à elle rappelée à une exigence de travail scolaire tout en observant l’exemple de sa mère qui déclarait n’avoir pas besoin de beaucoup travailler scolairement pour être "intelligente".

 

Ainsi l’analyse de Gaële Henri-Panabière permet-elle d’apporter une pierre de plus – et une belle pierre – à la sociologie de la famille et à la sociologie de l’éducation en observant avec précision les différents déterminants sociaux de l’échec scolaire dans les milieux socialement favorisés