Thierry Groensteen revient sur un demi-siècle de production artistique à travers la relecture de dix bandes dessinées

Pédagogue à souhait   , Thierry Groensteen a choisi dix bandes dessinées qu’il décortique case à case, analysant ainsi les mutations du médium au cours des cinquante dernières années. Évacuons toute question de subjectivité, le seul bémol concerne l’absence de manga. Chaque ouvrage étudié – parmi lesquels certains sont devenus des classiques – se distingue de l’ensemble de la production lors de sa sortie et marque une étape dans l’histoire du 9e art. Depuis 1960, une première tendance indique comment la bande dessinée s’est emparée des domaines historiques, scientifiques, mais aussi poétiques. Seconde tendance, le médium explore de nouvelles formes d’expression telle que le journal intime   , les reportages journalistiques, tel que celui consacré aux migrants et présenté il y a peu, voire l’essai sur les médias de Brooke Gladstone. Ces dernières innovations captent un public émancipé du cadre franco-belge, c’est-à-dire 48 pages à l’intérieur d’une couverture cartonnée (48 CC), bien que ce format organisé en genre et série reste dominant. L’apparition d’un lectorat adulte dans les années soixante repose sur plusieurs facteurs. Outre l’influence de la contre-culture américaine relayée en France par le magazine Pilote, le neuvième art compte alors sur des mouvements bédéphiles soutenus par des personnalités (tel Alain Resnais ou l’historien Pierre Couperie), la présence d’éditeurs clairvoyants (Éric Losfeld, Étienne Robial et Futuropolis puis Jean-Christophe Menu à l’Association) et la fin de la censure, avec un relâchement des autorités dans l’application de la loi de 1949 relative à la protection de la jeunesse (non abrogée). De ces fondations émergent une critique spécialisée, une scène alternative, la circulation des œuvres à l’étranger (festival international d’Angoulême) et depuis plusieurs années un enseignement spécialisé. Conséquence actuelle, Groensteen nous rappelle que le lecteur n’est plus rebuté par des œuvres à forte pagination, souvent désignées par l’expression fourre-tout roman graphique, terminologie décryptée sur Nonfiction.

 

Pourquoi (re)lire 10 bandes dessinées

Avec La Ballade de la Mer salée (1975-Casterman), Hugo Pratt introduit un souffle romanesque. Le terme Ballade annonce la volonté de se situer dans le domaine littéraire et poétique. Ce récit tient à la fois de la légende et de l’histoire, incarnée par le personnage de Raspoutine. Pratt parle de littérature dessinée au début des années 1980. À l’origine, il s’agit d’une aventure sans héros : Corto Maltese   et Raspoutine sont « ami-ennemi » de toujours, le ténébreux et le maléfique. Sa narration diffère de la littérature populaire par la densité psychologique des personnages comme par leur nombre : ils sont nuancés, il n’y a pas de polarisation idéologique, plutôt un héritage culturel métissé tel qu’il l’a découvert en Argentine. Sans renier son graphisme, une Ligne claire de Noirs, Pratt insère de nombreuses cases muettes. Autre hardiesse, une pagination qui grimpe à 163 pages. Avec La Ballade de la Mer salée, beaucoup de barrières formelles tombent. L’album servira de modèle au magazine (À suivre), dans lequel Jacques Tardi ou Jean-Claude Forest publieront des romans graphiques avant l’heure.

Dans Le Garage Hermétique de Jerry Cornélius (1979-Humanoïdes associés), Jean Giraud, davantage connu sous le pseudonyme de Moebius, donne libre cours à sa virtuosité graphique sans se préoccuper d’un quelconque scénario, exécutant un « dessin automatique », à l’imitation des surréalistes. Relevant un défi de Jean-Pierre Dionnet, alors rédacteur en chef du magazine Métal Hurlant, Moebius doit livrer deux planches par mois (1976-1979). Certes, il n’invente pas l’improvisation, ou l’obligation de produire un feuilleton sans vision d’ensemble, il en fait la contrainte première et unique : surtout improviser et improviser sur tout. Seul fil autorisé et reconnu par l’auteur, un journal intime dont le décryptage passe par la consommation d’herbe mexicaine, à l’imitation des surréalistes. Perçu à l’époque comme un exercice de freestyle graphique, Le Garage révèle une « émancipation des crayons ».

Avec Watchmen (1986- DC Comics), les britanniques Alan Moore et Dave Gibbons démontrent que les super-héros ont une âme. Alan Moore, scénariste à succès de V for Vendetta, revisite le genre initié par Superman. Conçu sous la présidence de R. Reagan et d’une Amérique insolente de puissance, le scénariste anglais expulse ses angoisses devant cette force sans contrepartie. D’un point de vue narratif, Moore humanise ces Watchmen sans que leurs pouvoirs ne soient remis en question. Par là même, ses personnages deviennent crédibles. Au final, le succès s’explique par l’équilibre obtenu entre les dialogues soupesés de Moore, qui permettent de sonder des personnages d’ordinaire voués à l’action, et le dessin détaillé de Gibbons, qui conserve un lectorat habitué à l’univers Marvel. Watchmen devient assez vite un classique puis culte.

L’ascension du Haut Mal de David. B (1992-L’Association) est l’une des premières autobiographies réussies en bande dessinée. Six tomes, entre 1992 et 2003, dans lesquels l’auteur évoque le Haut Mal, ancien nom de l’épilepsie dont est sujet son frère. Récit à vocation cathartique, la force de l’œuvre repose sur la capacité à traduire en image l’évolution de la maladie à travers la vision d’un David B. enfant puis adolescent. Un récit graphique en noir et blanc dans lequel le rêve traverse le réel, un récit à l’étrange fascination, dans lequel les moyens de guérison paraissent aussi obscurs que le mal. L’ascension du Haut Mal correspond à un mouvement de bascule de la bande dessinée vers une écriture graphique.

 

Au début du xxie siècle, Alison Bechdel pose la question du genre avec acuité dans Fun Home (2006-Houghton Mifflin). Développé tout au long d’une critique intitulée Famille je vous haime, Fun Home est une autobiographie dans laquelle l’auteure explique son coming out à travers la mort de son père. Un véritable tour de force, en effet Bechdel s’adresse de manière explicite à un lectorat intellectuel, audace marketing dans le domaine du neuvième art, voire téméraire dans celui de la bande dessinée nord américaine. Pari réussi.

Avec Faire semblant, c’est mentir (2007-L’Association) Dominique Goblet aborde le 9e art en plasticienne. Élaborée durant 12 années, cette autobiographie, autour de la figure du père (comme la précédente), se distingue d’abord par sa forme, contraire aux codes établis et mélange les traditions graphiques et plastiques les plus diverses.

Toujours sur le plan visuel, The Arrival (Là ou vont nos pères, 2007-Dargaud) de Shaun Tan éblouit Angoulême 2008 et le reste de l’univers. Australien d’origine asiatique, marié à une Finlandaise, illustrateur et peintre, avec The Arrival Shaun Tan pose la question des origines. La singularité de cette œuvre se fonde sur la dextérité de l’auteur et l’absence totale de mots. Une bande dessinée silencieuse, un silence qui déclenche une sensation d’insolite, renforçant la dimension fantastique. Articulation dont l’auteur s’empare en faisant évoluer son personnage dans un univers proche de la New York des migrants du début du xxe siècle, une utopie dans laquelle se promènent des animaux échappés d’un tiroir des studios Ghibli, l’antre de Myazaki.

Habibi de Craig Thompson (2011-Casterman) propose 700 pages d’un conte orientalisé. Issu d’un milieu chrétien fondamentaliste, le dessinateur s’est longtemps contenté de la Sainte Bible pour seule ouverture au monde. Auteur remarqué de Blankets, fastidieuse autobiographie de 600 pages (2003-Casterman), le livre retenu par Groensteen s’étale sur 700 pages durant lesquelles Thompson narre le parcours d’une esclave et d’un enfant, en utilisant la calligraphie arabe et la décoration particulière du Moyen Orient, à l’imitation d’une Shéhérazade. Exercice de style polygraphique, l’auteur oscille entre le réalisme et la caricature, la narration et l’ornementation. Réalisé après l’invasion américaine en Irak, son propos rejoint les thèses de l’écoféminisme, sans omettre les problèmes d’accès à l’eau.

Avec Building Story (2014-Delcourt), Chris Ware déroute un peu plus et présente une histoire d’immeuble – ou d’immeuble à construire –, édifice dans lequel il se focalise sur le portrait d’une locataire. Chris Ware, présenté à l’occasion de la parution d’un livre d’entretiens, est l’auteur du singulier Jimmy Corrigan, The smarthiest Kid on earth. Building Story, renvoie au même processus de fabrication de la planche, dont l’implacable organisation mécanique est attendrie par des considérations humaines proches de la poésie. Les couleurs sont très importantes dans la composition des cases. Building Story est un livre proposé en kit. Le lecteur fabrique chaque étage afin d’en découvrir l’histoire. L’immeuble d’habitation est personnifié, à l’instar de celui de Perec dans La vie mode d’emploi. Au cours de la construction, un personnage féminin se détache. Ware donne vie à cette fleuriste, de la même manière qu’il s’était occupé de Jimmy Corrigan. Auteur rare dans le monde de la bande dessinée, Ware est une mine d’or pour le lecteur avide de détails et le chercheur curieux de leur signification.

Enfin, Le Grand Récit de Jens Harder propose une encyclopédie graphique de l’histoire de l’humanité. Originaire d’Allemagne de l’Est, Jens Harder rechigne à l’idée de fiction en dessin pour se consacrer au vivant dès ses débuts, sous la forme d’enquêtes et autres reportages. Le Grand Récit relate l’histoire du monde depuis le Big bang jusqu’à nos jours. Deux livres sont parus, Alpha… directions (Actes Sud-2009) et Bêta… civilisation (Actes Sud-2014). Harder utilise des reproductions (dessins, tableaux, photos, etc.) qu’il contextualise à son idée. Un collage séquentiel qu’il lisse en redessinant chaque image. En dehors de cet artifice créatif, Groensteen signale le refus éditorial de l’américain Panthéons Graphics devant le risque potentiel face aux réactions de certains mouvements créationnistes. Si la bande dessinée fait peur…

 

Un art en expansion retrace la mutation d’une discipline, d’abord dans sa conception lorsque la séquentialité s’affranchit de la case, et dans sa finalité ensuite, de plus en plus éloignée du simple aspect ludique. L’auteur rappelle aussi comment la bande dessinée s’invite dorénavant dans les galeries d’art, les salles de vente (P. Druillet). Entre deux ouvrages techniques (essais théoriques et historiques), Thierry Groensteen effectue une mise au point à l’aide de quelques œuvres fondamentales. Le manga Akira aurait pu trouver sa place dans cette sélection. Une sélection très internationale dont on note le glissement vers les auteurs étasuniens et leur marché croissant. En effet, cette expansion passe aussi par une augmentation de la production, inférieure à 500 en 1970, elle bondit à plus de 5000 ouvrages en 2015. Une analyse à l’affût du moindre détail, dont la lecture demeure agréable grâce au grand nombre d’illustrations.