Une histoire des médias à travers le parcours professionnel de Brooke Gladstone, alter ego outre-Altantique de Daniel Schneidermann

Brooke Gladstone présente l’émission « On the media » sur une radio publique américaine (WNYC). Dans ce programme, elle décrypte les médias, à l’instar de Daniel Schneidermann avec « Arrêts sur image ». Son comparse, le dessinateur Josh Neufeld, s’est illustré par un témoignage graphique, A.D., La Nouvelle-Orléans après le Déluge, retraçant la tragédie consécutive au passage de l’ouragan Katrina (2005). Sous-titré une histoire des médias, l’ouvrage présent propose une réflexion documentée sur la relation entre l’opinion publique nord-américaine et sa presse. Seize chapitres balaient le spectre médiatique, du passé précolombien au futur transhumaniste, en approfondissant les questions de la composition des médias, de leurs qualités intrinsèques, de la fonction de journaliste, sans négliger le lecteur ou le consommateur d’infos. L’affirmation de départ, qui sert de problématique, postule une « allégeance des médias (papier, télé, radios et net) au public ». Exit l’idée de complot ou de manipulation. Pour agrémenter son récit, Brooke Gladstone se met en scène sous le crayon de Neufeld et nous dévoile l’envers du décor à l’aide de nombreux exemples.

Sous couvert d’introduction, il s’agit de présenter les premiers rapports entre l’écriture, la future presse, et le Pouvoir. Très vite, on découvre « l’affaire Jefferson » au XVIIIe siècle, lorsque les gazettes de l’époque révèlent aux rares lecteurs la liaison entre le président Jefferson et son esclave devenue maîtresse. L’arrivée en force de la télévision pousse la relation au pouvoir vers l’Inquisition lors du maccarthysme, avant de renouer avec les Lumières de Carl Bernstein et Bob Woodward, principaux acteurs de l’épisode du Watergate. De fait, Brooke Gladstone démontre qu’au pays de la Liberté affirmée dans la Constitution, les gouvernements ont su se mettre à l’abri de l’opinion publique quand la situation l’exige. Le Sedition Act (instauré en 1798) interdit toute forme de propagande contre le gouvernement en place. Bush utilisera le Patriot Act (2001) et l’administration Obama invoque le droit au secret d’État.

Parfois, l’interdépendance entre le Pouvoir et la presse dérape. « Rien ne justifie qu’on jette aux chiens l’honneur d’un homme », déclara François Mitterrand à l’enterrement de son premier ministre Pierre Bérégovoy. Le Canis journalisticus dont parle Gladstone soulève la question de l’opinion publique, du public, du lecteur. La journaliste distingue le consommateur d’actualité de celui qui écoute d’une oreille distraite. Une vignette réductrice met en image, sur un ring, l’affrontement entre la démagogie et l’élitisme. Face à l’ampleur d’une information de qualité inégale, Gladstone cite Albert Camus préférant une mauvaise presse à la censure totale, avant de rappeler la versatilité du public. À l’exemple de l’après 11 septembre, lorsque l’expression d’une unité nationale autour de la douleur ressentie soude l’American people et ses médias, avant que ne s’amorce la dérive médiatique légitimant l’invasion en Irak. Elle révèle comment les « conseillers » sont formés par le Pentagone pour marteler à l’antenne la présence d’armes de destruction massive sur le territoire irakien.

Après l’info tronquée survient la fausse info. Ce « mensonge de l’affirmation silencieuse », selon Marc Twain, permet au minimum de remplir les colonnes en souffrance. Dans sa dimension paroxystique, cela donne le fameux échange entre W. R. Hearst, le tycoon des médias et modèle du Citizen Kane d’Orson Wells, et un reporter sur place à Cuba (1898) : « Fournissez les images et je vous fournis la guerre ». Cette vision renvoie à la qualité des écrits et Gladstone embraye sur le journalisme jaune (de la couleur du papier utilisé) pour qualifier une presse sensationnaliste et racoleuse. Elle poursuit sa réflexion avec les journalistes qui refusent de prendre parti, « les neutres », et pose la question de l’engagement journalistique, des convictions affirmées et des compétences.

 

Une presse à la carte

Toutes ces qualités sont davantage mises à mal lors des périodes troubles. Ainsi l’auteure nous rappelle que la première guerre médiatisée, la guerre de Sécession (1861-1865), conduit à la création de la carte de presse, de la signature et du communiqué de presse. Peut-être au sommet de ce trouble, le prix Pulitzer 1946, « Atomic Bill », William Laurence, journaliste du New York Times, sera présent à bord de l’avion qui bombarde Nagasaki (9 août 1945). Relais gouvernemental, il dément la présence de radiations nucléaires. Toute parole mettant en doute sa version sera censurée. Plus en avant sur le fil du temps, Gladstone pousse encore un cran et qualifie la guerre du Vietnam de « guerre de salon », avant de s’interroger : les médias ont-ils perdu la guerre du Vietnam    ? La réponse fournie par le conflit irakien et le journalisme embarqué ne donne pas satisfaction.

Poursuivant un exposé très fluide, l’auteure aborde la question de l’objectivité. En 1833, un cap important est franchi lorsque le New York Sun casse ses prix pour capter un lectorat ouvrier et immigré. Ce gain de lecteur appâte les publicitaires. La technologie, l’arrivée de nouvelles rotatives, rend possible cette mutation. L’opération financière entraîne un changement de contenu : dorénavant, l’actualité la plus fraîche l’emporte. Quitte à ce qu’elle soit daubée. Pour Brooke Gladstone, cette période marque le début du journalisme moderne.
Selon la spécialiste des médias nord-américains, l’objectivité repose sur une distinction entre les pages d’informations et les pages d’opinions, pour lesquelles les rédacteurs en chef sont différents. Mais elle précise aussi que cette norme, fondamentale au XIXe siècle, a été progressivement ébranlée au point d’avoir aujourd’hui perdu son statut de règle cardinale. Côté lecteur, les consommateurs d’info choisissent souvent des médias qui reflètent leurs positions. Les convictions personnelles des journalistes ne les intéressent pas, tant qu’elles ne heurtent pas leurs propres convictions.



La dernière partie privilégie les bouleversements induits par l’utilisation généralisée d’Internet. Pour répondre à l’interrogation du bloggeur spécialisé Nicholas Carr : « Est-ce que Google nous rend stupide ? », l’auteure renvoie à l’apparition de l’écriture, raillée dans le Phèdre de Platon, quand l’Écrit était perçu comme une menace pour une pratique philosophique fondée sur l’oralité. Aussi paradoxale puisse-t-elle paraître, la réponse à la question soulevée par Google – étude de l’UCLA à l’appui – tendrait à prouver que l’utilisation du web rend plus intelligent.
Les toutes dernières pages relèvent de l’anticipation. Au-delà de la machine à influencer, Raymond Kurzweill, pape du transhumanisme, employé par Google, a pour objectif l’application de son concept de « singularité », dans lequel l’Homme et la machine se confondent, à grands renforts de nanotechnologie   . Dans ce futur, le journaliste de presse disparaît, laissant place à une relation directe entre la source d’information et le récepteur-lecteur, ou récepteur-écouteur, sans filtre ni décodeur. En attendant la « prothèse totale », Gladstone clôt sa démonstration avec le théoricien des médias, Neil Postman, pour lequel l’immédiateté de l’actualité, et le flux que cela engendre, la transforme souvent en divertissement.

La machine à influencer croque le portrait de l’Information à travers le bilan professionnel d’une journaliste dont Daniel Schneidermann se fait le double masculin en signant la préface. Cet ajout de l’édition française le manifeste d’ailleurs assez bien : il s’agit plutôt d’un essai illustré que d’un roman graphique, dans lequel le support ludique allège un propos au caractère foncièrement didactique. Soucieuse de pédagogie, la partie documentation (sources et index) indique les nombreuses références. Ces précautions renforcent la qualité d’analyse et les différentes propositions de Brooke Gladstone. L’ensemble confère à l’ouvrage un statut de vade-mecum à l’usage de l’apprenti journaliste