Le dossier présenté ici prend naissance dans une réflexion issue d'un phénomène qui semble déjà appartenir à une autre époque. Il y a cinq ans de cela, un certain nombre de personnalités classées à gauche ont choisi de soutenir Nicolas Sarkozy. Parmi ces personnalités certaines ont décidé de s'estampiller "progressistes".

Nous fûmes un certain nombre au sein de nonfiction.fr à nous interroger sur la signification de cette tentative de renversement d'un vocabulaire politique auparavant ancré à gauche et qui semblait désormais devenir flottant.

Nous nous demandâmes alors si nous n'assistions pas là à une manifestation nouvelle de ce sinistrisme qui est une des caractéristiques de la vie politique française depuis les débuts de la IIIème république comme le soulignait Albert Thibaudet dès 1932.

La vie politique française est ainsi faite que, s'il n'est pas rare que des individualités changent de camp et parfois pour rejoindre la gauche comme en témoignait la première ouverture mitterrandienne, les mouvements politiques connaissent souvent quant à eux dans leur évolution un sens giratoire unique "dextrorsum". Rien de tout cela n'était en fait bien novateur ni intéressant et condamné de toute évidence au destin de feuilles mortes des personnalités qui s'en réclamaient.

A l'inverse, il nous a semblé que le véritable malaise dont témoignait en fait notre époque et le brouillage de dénominations n'était pas tant un soi-disant progressime égaré que le concept de Progrès lui-même qui était mis en cause.

Notre époque est indéniablement celle d'un scepticisme généralisé à l'égard de toutes les promesses de progrès, en particulier dans le domaine politique. La société française est hantée par la peur du déclassement comme l'a montré le sociologue Camille Peugny. L'idée de progrès social généralisé ou de progression transgénérationnelle dans l'échelle sociale s'évanouit. Dans une telle perspective, l'idée sous-jacente n'est plus tant d'envisager l'avenir sous l'angle d'un quelconque progrès social mais dans l'espoir d'éviter le déclin. La petite ritournelle macabre de Spengler hante désormais tous les esprits d'autant que sa mélodie semble nous raconter une histoire qui nous est familière et quotidienne.

Plus profondément encore, la vie intellectuelle s'est construite très majoritairement depuis 50 ans sur une critique de l'idée de progrès.

Auparavant apanage des adversaires des Lumières, de Burke ou Herder, elle est devenue avec le choc des deux guerres mondiales une désillusion partagée très largement.

Si la Première Guerre mondiale avait déjà porté un rude coup à la religion de "l'absolue modernité" que chantait Rimbaud à l'aube du siècle et qui se confondait avec l'accélération du temps vécu et connut son chant du cygne à travers les romans et poèmes d'un Morand et d'un Apollinaire, l'exaltation de la machine ou la peinture futuriste, la Deuxième Guerre mondiale a ouvert une parenthèse que nous n'avons pas refermé.

La critique du progrès n'a jamais ainsi été mieux établie que par des intellectuels se situant dans la famille du marxisme hétérodoxe comme Benjamin, Adorno et Horkheimer. L'idée d'une histoire linéaire et bienfaisante qui est celle d' Auguste Comte et d'une progressive libération de l'esprit théologique n'était pas la leur. A la suite de Max Weber , ils aperçurent le revers de la sécularisation et du désenchantement irréversible du monde qui a fait du capitalisme notre milieu de vie, notre cosmos ambiant alors que notre rapport à l'univers naturel est dilué dans l'inflation infinie de l'univers en expansion de Hubble, laissant en nous comme l'écrivait aussi Max Horkheimer une irréversible nostalgie d'un monde chargé de sens qui s'évanouit.

Le progrès ne semble donc que le grand fétiche poussiéreux de positivistes d'un autre temps.

Notre appréhension contemporaine du progrès ressemble à la malédiction adornienne sur la poésie après Auschwitz, et nous sommes désormais pris dans le devoir moral d'y opposer une forme de désillusion et de scepticisme. La poésie de Celan et sa sécheresse si sombre et pure a désormais pris le pas sur le monde coloré et en mouvement des Larbaud ou Levet, dérisoires petits poètes du progrès et de la modernité, attachants autant que datés.

Enfin, le dernier domaine où le progrès semble avoir quelque légitimité et quelque consistance, celui de la science et de la technique, fait se profiler à l'horizon depuis cinquante ans soit le spectre de la destruction massive qui fut le paradigme d'une apocalypse du progrès nucléaire soit désormais, et c'est certainement le nouveau paradigme marquant de la crainte du progrès scientifique, le spectre d'une transformation radicale de la nature et de l'homme par le biais du génie génétique. Il s'agit là  d'une autre forme de destruction que cette posibilité d'auto-transformation et d'auto-institution de l' homme libéré des chaînes du déterminisme biologique et à terme capable de changer ses propres caractéristiques et celles du vivant.

Capable de se suicider par Hiroshima, l'homme est désormais capable d'autres formes subtiles de suicide et de dé-naturation. Il est en outre doté de cette capacité au regard de son environnement et des autres espèces. Nul doute ainsi que l'importance prise par l'animal comme figure-limite de l'altérité dans la philosophie contemporaine est aussi déterminée par cette angoisse sourde devant le progrès.

Alors, cette crise du progrès doit elle être considérée comme définitive ? Doit-on se ranger nécessairement à la thèse de la fin du progrès et à un regard soupconneux sur le déroulement futur de l'histoire humaine ?

Ce dossier n'a pas pour prétention d'apporter une réponse mais il vise à fournir des éléments montrant que le cadavre du progrès bouge encore et que cette notion si décriée, à condition de ne plus cheminer avec une conception linéaire de l'histoire, à condition de n'être plus baigné d'un optimisme naïf, peut demeurer un puissant et sans doute nécessaire motif politique dans les deux sens du terme, c'est-à-dire un moteur de l'action et un thème qui hante le discours politique.

Car, à l'inverse, posons-nous la question du sens de la vie d'une cité qui ne croit plus en la possibilité d'un avenir meilleur : elle finirait par ressembler à ce poème de Cavafy où un peuple attend désespérément les barbares derrière les murs clos et se lamente de ne pas les voir venir car "eux au moins représentaient une solution".

L'espace public et politique qui ne peut plus trouver en lui-même les motifs de sa refondation finit par souhaiter ardemment sa propre destruction. Nous dirons du progrès qu'elle est de ces idées qui aident à vivre en commun et à créer du partage et à conjurer les pulsions de mort qui hantent les civilisations comme les individus et aideront notre monde à ne pas ressembler à un désert des Tartares.

D'une certaine manière, nous pourrions écrire du Progrès vis-à-vis du mal politique qui hante l'histoire et qui est capable de ressurgir ce que Woody Guthrie écrivit de manière dérisoire sur sa guitare lors de la Grande Dépression de 1929 : "this machine kills the fascists", en le prononçant avec la même ironie et le même sens du symbole.

Alors, de Marx à Condorcet, il s'agit de se remémorer des figures de la pensée et leur rapport au Progrès pour se souvenir aussi qu'il s'agit d'un concept évolutif et que la clef de l'avenir du progrès comme concept fondateur d'une politique demeure essentielle.
Sans lui, nous devrions renoncer à nous projeter et à envisager la politique comme s'inscrivant dans une temporalité.
Le progrès demeure l'argument de cette "autorité du futur" sans laquelle nos rêves et nos projets collectifs ne pourraient que se diluer dans un présent languissant et interminable, entre fin de l'histoire et attente beckettienne d'un évènement qui n'arrivera pas.

Il se pourrait bien alors que le Progrès, qui fut certes un poison en ce qu'il a contribué à l'enserrement de notre monde dans la rationalité administrée, puisse également à nouveau un jour se transformer en remède.

Derrida, en relisant le concept d'écriture tel que l'analysait Lévi-Strauss, nous rappelait l'ambiguïté du progrès et de la réception d'une invention majeure comme l'écriture, mais aussi de sa critique, dont nous ne sommes pas assurés qu'à la fin, elle ne puisse pas servir des entreprises moins nobles que la préservation des cultures et des modes de vie traditionnels et s'inscrire, ruse de l'histoire, dans une stratégie de renoncement au Politique en tant que tel pour privilégier une sorte d'écologie de l'individu.

Ce qui se joue dans la pensée du progrès c'est aussi alors la réinvention future d'une pensée du commun dont nous voudrions poser des jalons

 

* Sommaire : 

- "Condorcet : la condamnation au progrès et la liberté", par Catherine Kintzler
- "Histoire de l’idée de progrès de l’Antiquité au XVIIe siècle", par Mathilde Herrero
- "Et les Lumières furent : l’idée de progrès dans la France du XVIIIème siècle", par Hugo Borgogno
Entretien avec David Muhlmann : "Les marxistes et le progrès", par Frédéric Ménager-Aranyi
- "Progrès scientifique, progrès technique, progrès humain : démêler l'écheveau pour respirer un peu", par Michel Puech