On appelle "post-moderne" notre époque parce qu'elle remet en question les idées qui caractérisaient l'époque "moderne", les idées de la Renaissance, des Lumières, et de l'Ère industrielle. Mais pas toutes, bien sûr, et parfois il s'agit de les remettre en question pour les réinterpréter, les réorienter, pas nécessairement pour y renoncer. Où en est-on sur la notion de "progrès" ?
Cette idée est au centre d'un système de valeurs qui subit le processus de désenchantement post-moderne, comme les notions connexes de "développement" ou de "croissance". Les décroissants affirment que la croissance est un dogme absurde et qu'un état stationnaire de l'économie serait préférable, ou même qu'une phase de décroissance est nécessaire pour passer à un régime économique simplement soutenable écologiquement. De brillants universitaires démontrent que le développement est une image naturaliste trompeuse : il est naturel pour un être vivant de se développer (… mais aussi de vieillir et de mourir...) mais ni une entreprise ni une économie nationale ne sont des êtres vivants. Le mythe du développement ne s'est imposé que parce qu'il couvrait merveilleusement bien la violence conquérante du colonialisme politique et économique.

Et le progrès ? Faut-il y renoncer comme à une idéologie ou le réinterpréter pour qu'il cesse d'être instrumentalisé ? Pour répondre à cette question il me semble utile de mieux distinguer trois types de progrès, ce qui conduit à poser des questions peut-être plus pragmatiques et moins idéologiques.

Le progrès scientifique

Malgré l'assaut de critiques "culturalistes" qui essaient de ne voir en la science qu'une idéologie comme les autres, la science est capable de montrer qu'elle construit des théories sans cesse en progrès, sur différents plans : extension de leur domaine, précision de leurs capacités prédictives et explicatives, mise en cohérence des théories entre elles. Les philosophes des sciences ont une interprétation intéressante de ce progrès qui serait "naturel" aux disciplines scientifiques : la connaissance scientifique repose sur un mécanisme de critique mélioriste, par lequel tout énoncé est exposé à la critique, à la concurrence incessante et inconditionnelle d'énoncés meilleurs. C'est le cœur de la méthode scientifique, qui est la grande découverte de la rationalité occidentale, mais ne produit qu'une représentation du monde, un discours sur le monde.

Dans ce cadre, le projet de se représenter théoriquement le monde, on peut adopter comme point fixe une idée de Karl Popper : ce n'est pas parce que tel discours est scientifique qu'il progresse, c'est parce qu'il progresse d'une certaine façon qu'il peut être reconnu comme scientifique. Du coup, non seulement le progrès est une sorte de vertu innée pour toute science, mais encore la notion de progrès (au sens de la modélisation scientifique du réel) est plus fondamentale que la notion de science elle-même.

Le progrès technique

Il ne concerne par la représentation rationnelle du réel mais les objets physiques présents dans le monde et les actions de transformation du monde. En cela, le progrès technique est une caractéristique fondamentale de l'humain depuis ses origines, depuis la pierre taillée, le feu, la roue – qui n'étaient pas des applications de connaissances scientifiques théoriques ! Malgré la fusion actuelle entre la technologie et la science, qu'on appelle la technoscience, le progrès technique a toujours été un processus autonome à l’œuvre dans la civilisation matérielle, et il est particulièrement actif dans la nôtre, qui place la puissance de domination et de transformation du réel au tout premier rang de ses valeurs.

L'évolution de nos sociétés par l'effet du progrès technique s'effectue pourtant aujourd'hui dans un domaine largement fermé et défini, celui de "besoins à satisfaire", éventuellement de besoins à créer en les satisfaisant (satisfaire les besoins de croissance des entreprises en satisfaisant les besoins de consommation des individus). Nous avons parfois l'impression que les savants travaillent au service non de la vérité et de la connaissance mais des besoins de consommation des individus (solvables). Entre les deux le mécanisme du progrès incessant serait entretenu par les magiciens du marketing, qui ont rendu le progrès (la croissance) indispensable au fonctionnement de nos économies, donc de nos sociétés, en faisant de cette bénédiction une malédiction – le consommateur se met à mépriser ce qui vient de lui coûter si cher, le iTruc4, dès l'annonce du lancement du iTruc5, qui lui coûtera encore plus cher. De cette manière, nous avons transformé le progrès technologique en progression des avoirs financiers de quelques centaines de personnes dans le monde.

Le progrès humain

Il ne s'identifie évidemment pas, d'après ce qui précède, avec le progrès technique ou technoscientifique, ni avec le progrès marketing ou économique. Il est bien plutôt la question centrale de la philosophie depuis toujours, une question sur les valeurs, une question éthique : quelle sorte de vie faut-il essayer de mener ? Cette question peut se formuler ainsi : qu'est-ce qui peut être considéré comme un progrès humain ? Quel est le référentiel de valeur pour parler de progrès humain ou de progrès dans l'absolu ?

La question du progrès devient donc : quel est notre système de valeurs ? Nous voulons progresser, nous voulons devenir ce que nous voulons être, collectivement et individuellement, mais savons-nous ce que nous voulons être ? Faut-il le déterminer collectivement, comme l'ont fait tous les groupes humains jusqu'ici, ou sommes-nous en train de passer à une civilisation globale ouverte qui autorisera des référentiels de valeurs individualisés, enfin véritablement éthiques ? Un progrès humain open source ?

La technoscience progresse parce qu'elle sait ce qu'elle veut : la puissance, par tous les moyens. Si nous n'avons pas d'autres référentiels de valeurs, alors nous ne pouvons progresser qu'en nous laissant mener, de haut en bas (top-down), par la technoscience, en nous y soumettant. Cette abondance de puissance est en train de nous étouffer – d'un étouffement qui est en réalité technocratique, une asphyxie par la soumission.

S'il nous prend l'envie de nous demander ce que nous voulons vraiment, où nous voulons aller, et si nous nous donnons les moyens de le déterminer autrement que par la soumission, nous pourrons parler d'un progrès humain qui serait émergent, assumé, nous pouvons desserrer le nœud coulant

 

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