Le mot "progrès" apparut dans la littérature française sous la plume de Rabelais, qui lui donna naissance en 1548 dans le Tiers-Livre, avant que Montaigne ne lui confère son sens définitif, en 1588, dans les Essais, comme "transformation graduelle vers le mieux"   .

Si le terme n’apparut qu’au XVIe siècle, l’idée d’une évolution et amélioration de la situation humaine avait point bien plus tôt. La valorisation du présent qu’impliquait cette idée d’avancement était le fruit d’une conception particulière du temps – non pas cyclique, mais linéaire – et d’une humanité agissante, confiante en sa capacité à modeler son futur. Le progrès revêt alors un aspect principalement moral et psychologique, qui révèle bien plus les mentalités d’une société que de son perfectionnement réel.

Selon Jules Delvaille, auteur d’une histoire de l’idée de progrès jusqu’au XVIIIe siècle   , la perception historique du progrès doit s’effectuer selon trois principaux points de vue, qui, bien souvent, se complètent. Le niveau inférieur de la notion correspond au simple constat d’une continuité des évènements passés ayant abouti à un état meilleur dans le présent. Ensuite, l’idée de progrès peut traduire le besoin d’un état meilleur, dont la réalisation semble accessible ; il s’agit de l’idéologie. Le dernier niveau – aussi le plus récent – est celui de l’utopie et de la doctrine du Progrès : quand les philosophes imaginent un avenir meilleur pour l’humanité, manifestant un mécontentement envers le passé et le présent, en même temps qu’une confiance inébranlable en l’avènement de temps meilleurs. Ces trois niveaux d’interprétation sont les principaux enjeux de l’idée de progrès, qui s’exprime de manières bien différentes selon les époques, qui mirent en lumière tantôt l’ensemble de la notion, tantôt de simples pans.

Si au XVIIIe siècle, les Lumières donnaient au progrès toute sa dimension idéologique et le plaçaient au rang d’objectif principal de la société moderne, c’est que l’idée avait déjà fait un long cheminement. L’humanité pré-Lumières avait une conscience du progrès, à l’élaboration de laquelle le christianisme joua un rôle déterminant et au sein de laquelle les mondes antiques ne sont pas étrangers.

L’Antiquité et la conception cyclique du temps, l’anti-progrès ?

Le temps de l’histoire de l’Antiquité est celui des cycles, proposant une vision négative du changement, à travers le mythe de l’âge d’or ayant laissé place à la décadence des âges du bronze et du fer   . La pensée des sociétés anciennes s’organisait alors ainsi autour du regret de cette époque idéale révolue, avec laquelle il se serait agi de renouer afin de se détacher de la méprisable réalité présente. Lorsque, pendant sa censure en 184 av. JC, Caton l’Ancien s’opposait à la diffusion de la nouvelle culture hellénique dans l’aristocratie romaine, il défendait les valeurs traditionnelles et rurales de la République, remontant jusqu’aux Sabins, dont il revendiquait alors l’héritage et qui incarnaient l’âge d’or révolu de la cité tibérine. A Rome, comme ailleurs, on craint la nouveauté. Pour les philosophes de la doctrine du progrès, parmi lesquels Auguste Comte, les sociétés antiques n’avaient pas pu avoir de conception du progrès puisqu’elles n’avaient pas le sentiment d’une vie et d’un avenir communs. La vie en cité aurait empêché les anciens de prendre conscience du lien existant entre les générations.

Pourtant, dans son Essai sur l’histoire de l’idée de progrès (1977), Jules Delvaille amende cette idée. Certes, les sociétés antiques concevaient l’histoire de façon cyclique. La nostalgie de l’âge d’or demeurait. Néanmoins, il repère quelques mouvements tendant à prouver la projection des anciens dans un futur meilleur. Si le progrès était davantage inscrit dans la civilisation latine que grecque, il l’était encore plus dans la société hébraïque durant les derniers siècles de la royauté juive et pendant la captivité de Babylone. Durant cette période de décadence, la parole appartenait aux prophètes, qui défendaient leur foi en un avenir – terrestre – meilleur, comme pour conjurer un présent peu amène. En élevant la voix, ils prouvaient l’importance de l’idéal et annonçaient le triomphe de la morale, moyen de renouer avec Dieu. En affirmant le principe messianique, les Hébreux confirmaient leur croyance dans le progrès. La prophétie de Joël   témoigne de cette tendance. Alors que le pays de Juda était affligé par une épidémie de famine et par une invasion de sauterelles, Joël annonça le bonheur de la nation. Il lui promit un bien-être matériel, contrastant avec le malheur présent : la terre se couvrirait de fleurs et de fruits, le vin ruissellerait des montagnes, le lait coulerait des coteaux.

L’objectif de progrès terrestre des anciens les reliaient sans cesse à un passé mythique qui encadrait leur présent et déterminait leurs idéaux. S’ils connurent l’idée de progrès, ce fut dans des modes différents selon les époques et les sociétés. Quand les Grecs y répugnaient, les Latins s’y montraient plus favorables. D’après Antoinette Novara, Rome eut "le souci d’assurer la succession de la Grèce à la tête de l’humanité dans son progrès des arts et de la personne humaine"   . Dépassant les réticences des sénateurs romains face à la nouveauté, Auguste inaugurait une nouvelle idée du progrès en fusionnant passé et présent, élaborant une synthèse historique de Rome. Virgile chantait les louanges du siècle d’Auguste, nouvel âge d’or, pendant que le princeps supervisait la construction d’un forum impérial dans ce nouvel esprit. L’iconographie du Forum Auguste dévoilait un véritable programme idéologique augustéen. Dans le complexe architectural, deux exèdres se faisaient face, au sein desquelles trônaient deux rangs de statues de personnages ayant fait l’histoire romaine, et vers laquelle aboutissait le nouvel âge d’or présent : d’un côté, le passé mythique de la gens Iulia avec ses illustres membres (Enée, Ascagne, Romulus) et de l’autre, les grands hommes de la République (Scipion Emilien, Marius, Sylla, Pompée, Lucullus). Leur réunion – après les guerres civiles auxquelles le jeune Octavien avait lui-même pris part quelques années auparavant – autour du quadrige représentant Auguste en Père de la Patrie symbolisait la perception nouvelle du temps, une synthèse historique conférant au présent un statut inédit de nouvel âge d’or.

Le sens de l’histoire apparaissait timidement dans le jeune Empire romain, mais c’est la diffusion de la pensée chrétienne qui transformait durablement la définition du progrès et sa perception par les sociétés médiévales.

Eschatologie chrétienne, sens de l’histoire et progrès moral

L’eschatologie chrétienne métamorphosait l’idée médiévale du progrès. L’idéal n’était plus terrestre mais moral, avec comme levier suprême l’objectif du salut – individuel et collectif. Pourtant, le progrès s’intégrait mal dans les fondements mentaux et moraux des sociétés chrétiennes médiévales. Boèce, avec sa Consolation de Philosophie, rédigée au Ve siècle, était à l’origine de la diffusion d’une image bien connue : la roue de Fortune, qui voyait le mouvement circulaire triompher sur le progrès, évolution linéaire. Fortune y expliquait la marche du monde au poète condamné : "Je fais tourner une roue rapide ; j’aime à élever ce qui est abaissé, à abaisser ce qui est élevé. Monte donc si tu peux mais à la condition que tu ne regardes pas comme une injustice peut te descendre, quand la règle de mon jeu l’exigera." Cette idée imprégnait les mentalités médiévales de l’obsession de chute, déjà bien présente à travers les mésaventures bibliques des premiers hommes.

Au XVe siècle, dans sa représentation de la chute d’Adam et Eve (Adam et Eve chassés du paradis), Masaccio dépeignait toute l’angoisse humaine face au péché originel, qui scellait le destin tragique des hommes, ayant ouvert la voie à tous ses malheurs passés, présents et à venir. L’humanité se voyait condamnée à errer dans une succession incontrôlée d’allers et de retours, de succès et de décadences.

La foi dans le salut représentait ainsi une rare – mais non moins fondamentale – perspective de progression des individus et des communautés. Elle apportait un sens à l’histoire et redonnait confiance dans la vie terrestre – antichambre nécessaire à l’accession à l’au-delà. Deux formes de progrès coexistaient dans l’Occident médiéval, touchant deux domaines distincts, aux enjeux pourtant voisins : la religion et la science. Les théologiens mystiques incarnaient le premier, tandis que l’éveil de l’esprit scientifique était porté par les membres de l’Ecole de Chartres – qui connut son apogée au XIIe siècle – et par Roger Bacon. Proches du prophétisme, les théories mystiques impliquaient une réforme sociale nécessaire pour atteindre la sainteté – l’idéal chrétien. Joachim de Flore, moine cistercien calabrais du XIIe siècle, en fut le plus illustre théoricien. Dans son Exposition de l’Apocalypse, il révélait son système théologique. Il y divisait le gouvernement du monde en trois règnes : celui du père, celui du fils, puis le troisième, lequel était annoncé par l’action de saint Benoît. A ces trois phases correspondaient trois états de l’humanité : celui des conjoints – créé pour la propagation de l’espèce –, celui des clercs – dont la vocation principale était la diffusion de la parole divine – et celui des moines, annonçant le couronnement de la destinée humaine devant déboucher sur la manifestation prochaine de Dieu. S’il est clair que la pensée de Joachim de Flore était emprunte d’une idée de progrès, il est impossible d’affirmer qu’elle eut un impact déterminant dans la pensée médiévale, contrairement à l’éveil scientifique. Pour Jules Delvaille, Roger Bacon incarnait la figure du prophète scientifique novateur et réformateur, concevant la science comme principal moyen des améliorations pratiques. Le progrès scientifique valorisait ainsi l’amélioration des conditions de la vie terrestre, au service de laquelle se plaçaient les expériences du penseur. Il confirmait une forme de reprise de confiance des sociétés chrétiennes dans le siècle, qu’il avait méprisé en l’opposant à l’immaculée cité de Dieu.

Si le mépris du monde tendait à s’effacer à la fin du Moyen Age, l’idée de progrès demeurait attachée à l’objectif de salut. Même si les moyens d’y accéder toléraient de plus en plus les contraintes de la vie sociale et matérielle, le progrès était toujours perçu dans une perspective presque uniquement morale. Dans la Civilisation de l’Occident médiéval, Jacques Le Goff démontrait cependant que, si le progrès technique existait au Moyen Age – diffusion du moulin, invention du gouvernail, entre autres – l’économie conservait un but unique : la subsistance.

Avec la construction de la pensée eschatologique chrétienne, l’idée de progrès acquérait un sens historique. Une fois admise, à partir de la Renaissance, et jusqu’à la fin du XVIIe siècle, elle fit l’objet d’interrogations : quelle méthode adopter pour faire progresser l’humanité ? Pour avancer, fallait-il imiter les anciens ou rompre avec le passé ?

Imiter ou rompre avec le passé ?

La recherche du salut donnait un sens à l’histoire. Ce mouvement dévoilait une humanité de plus en plus confiante, pensante et agissante. Si la Renaissance fut une période de bouleversement pour la pensée occidentale, c’est qu’émergeait à ce moment l’ambition humaine de reconstruire une société nouvelle. Sur quelles bases ? Les renaissants déclenchaient un mouvement d’imitation des anciens, pour créer une nouvelle pensée dépassant ses modèles. Lorsque l’architecte Andrea Palladio s’inspirait de Vitruve pour imaginer ses constructions, il ne s’inscrivait pas dans le passé, mais bien dans le projet que constituait l’idéal humaniste. Selon cette logique, tandis que des progrès furent réalisés, ils ne fondaient pas encore de réelle doctrine.

Pendant la Renaissance, deux tendances progressistes s’opposaient. D’un côté, les utopistes, comme Thomas More, qui marchaient sur les traces de Platon, cherchant à renouer avec le passé. De l’autre, les modernistes, comme Bodin, qui se méfiaient des utopies au nom de leur confiance en un progrès de l’humanité. Ce dernier, farouche opposant à l’imitation des anciens, tentait d’appliquer l’esprit scientifique à la réflexion politique ; le système de pensée qu’il élaborait ne comprenait alors aucune utopie. Cette prise de distance d’avec le passé annonçait la rupture du XVIIe siècle.

La querelle entre les Anciens et les Modernes, qui déchira le monde littéraire et artistique à la fin du XVIIe siècle, prouvait l’éclatant triomphe de l’idée de progrès. En recherchant des lois naturelles, les scientifiques du XVIIe siècle s’étaient libérés des entraves du passé. Les penseurs réclamaient un renouvellement réel des cadres mentaux, qui passait par une nécessaire séparation d’avec les anciens. De la même manière que Galilée avait réfuté la tradition, à travers sa méthode, Descartes construisait un système de pensée nouveau. Il réfutait la continuité des époques pour mieux organiser l’avenir. Contre l’asservissement intellectuel, il valorisait la raison personnelle. Le progrès ne pouvait venir que par la transformation de l’individu lui-même. Il manifestait du mépris envers toute admiration et référence au passé. Ainsi, il ne comprenait pas la passion de Christine de Suède pour le grec ; lui-même prétendait l’avoir oublié depuis que lui était venu l’âge de raisonner.

Pascal aussi rejetait l’héritage des anciens. Comme Descartes, il contestait la pensée d’Aristote. Cependant, sa perception du progrès prit une forme singulière, au rythme de la transformation de sa pensée. Si le jeune savant Pascal était cartésien, son entrée à Port-Royal en 1654 achevait de le déclasser du camp des rationalistes progressistes. Puisqu’aucun progrès ne pouvait exister en religion, il était impossible de généraliser la doctrine du progrès, dont on ne trouvait nulle trace dans ses Pensées, dont il débutait la rédaction en 1658. Il n’admettait aucun progrès uniforme et continu et proclamait l’impuissance de la raison. La seule idée de progrès affleurant dans ses Pensées était celle du sens de l’histoire chrétienne, celle du salut, qui constituait la perpétuelle perfection à atteindre.

De manière générale, l’idée du progrès s’était répandue dans les milieux intellectuels européens à la fin du XVIIe siècle. Descartes marquait de son sceau le mouvement de diffusion de cette doctrine, que l’on retrouvait concrètement à travers les fondations d’observatoires et d’académies, mais aussi de façon plus abstraite, avec l’émergence de l’unité de la science, que défendaient quelque temps plus tard Fontenelle et Leibniz.

Penser une histoire de l’idée de progrès revient ainsi à s’attarder sur les rapports que les sociétés passées entretenaient avec le temps et l’histoire. Chaque communauté, chaque lieu, chaque époque apporte sa contribution à la construction de la notion de progrès. Alors que les anciens peinaient à la définir, privilégiant un temps cyclique, les médiévaux se représentaient l’histoire comme pourvue d’un but, celui du salut, avant que les sociétés de la Chrétienté moderne ne débattissent vivement quant à l’attitude à adopter face au passé et à l’avenir. Au XVIIe siècle, la rupture avec la tradition était prononcée, les penseurs commençaient à élaborer la doctrine du progrès. Les philosophes des Lumières la transformaient en véritable idéologie, qui imprégnait ensuite l’ensemble des sociétés des XIXe et XXe siècles. A partir de ce moment, elle sous-tendait un objectif de réforme sociale et politique – et plus seulement scientifique et intellectuel. Alors que le christianisme fut le principal facteur de développement de l’idée de progrès dans les sociétés médiévales, il se retournait contre la religion et son prétendu obscurantisme dès le XVIIIe siècle. Triomphant avec la Révolution française, l’idéologie du progrès faisait alors naturellement naître son antonyme, la réaction. Après avoir régné en maître sur les mentalités européennes pendant plusieurs siècles, l’idée progrès semble en déclin depuis le milieu du XXe siècle. N’est-il pas temps de réinventer une pensée du présent pour mieux appréhender l'avenir ?

 

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