* Ce texte est la reprise, remaniée, d'une partie du chapitre III de l'ouvrage de Catherine Kintzler, Condorcet, l'instruction publique et la naissance du citoyen, Paris : Folio-Essais, 1987 (2e éd.).

 

Dramatisée par les circonstances tragiques dans lesquelles elle fut écrite, l'Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain est l'un des ouvrages les plus célèbres de Condorcet. Pourtant les thèses en sont souvent méconnues ou dédaignées. Il n'est pas rare aujourd'hui de rencontrer des appréciations péjoratives sur la notion même de progrès, tenue pour une naïveté à laquelle croyaient les hommes des Lumières. Dans ce dédain général Rousseau fait figure d'exception révérée : le développement ultérieur de l'histoire, où la conjugaison des techniques de pointe et de la misère est universellement répandue, aurait donné raison à Rousseau et tort à Condorcet.

Effectivement, Condorcet aurait tort si sa théorie du progrès était à la fois descriptive et historique au sens actuel du terme. Or elle n'est ni l'un ni l'autre.

Une théorie ni descriptive ni historique

Ce n'est pas une description car les agents de la catégorie de progrès ne sont jamais chez lui que des abstraits. Entrent en scène l'invention de l'écriture, le despotisme, la connaissance des droits, le fanatisme, la marche du génie des sciences. Et lorsqu'il est question de personnages réels, Condorcet les campe comme des figures emblématiques porteuses d'une idée forte. Socrate, Descartes, Bacon, Galilée, Newton : la présence des "philosophes" vaut comme métaphore empirique d'un événement intellectuel. En cela, Condorcet demeure fidèle à la thèse de l'Encyclopédie, qui écarte par principe toute particularité et qui privilégie le concept ; l'usage du nom propre y est réglementé par le rapport que chaque nom entretient avec les sciences, les arts et les techniques.

Les progrès dont il est question dans l'Esquisse ne sont pas ceux des hommes, mais ceux de l'espèce humaine, de "l'esprit humain" considéré comme un objet théorique. Aussi Condorcet prévient-il ses lecteurs dès le début de ne pas s'étonner : "[…] pourquoi les progrès de l'esprit n'ont pas toujours été suivis du progrès des sociétés vers le bonheur et la vertu."

C'est qu'il convient de distinguer entre les progrès de l'esprit, c'est-à-dire la masse des connaissances et des techniques dont on dispose théoriquement à un moment donné, et la diffusion réelle des Lumières à ce même moment et dans un lieu donné. Alors on constate toujours que "[…] ce n'est pas l'accroissement des lumières, mais leur décadence, qui a produit les vices des peuples policés ; et qu'enfin, loin de jamais corrompre les hommes, les lumières les ont adoucis, lorsqu'elles n'ont pu les corriger ou les changer."  

Il convient en outre de distinguer entre les progrès de l'esprit humain et ceux des capacités humaines individuelles. Ces dernières restent à peu près constantes, les hommes empiriques ne devenant ni plus intelligents ni plus habiles : les progrès sont ceux des connaissances, des outils intellectuels et techniques dont ils disposent, dont ils héritent, qu'ils perfectionnent et qu'ils transmettent. "L'esprit humain" ne désigne donc ni une réalité empirique, ni une réalité psychologique, mais renvoie à une réalité épistémologique : un ensemble de savoirs, de dispositifs et de procédés. Condorcet désigne cet ensemble par un concept dont la substance est déposée dans les volumes de l'Encyclopédie : la masse des vérités. Ainsi, la masse des vérités augmente sans cesse, alors que "La vigueur, l'étendue réelle des têtes humaines sera restée la même."  

Le progrès de l'esprit est donc compatible avec la permanence des facultés, même si l'on peut espérer un développement physique et intellectuel plus complet dans les générations futures. Il peut coexister, d'autre part, avec la décadence, le vice et la terreur. Être à la fois abstrait par sa conception et réel par ses objets, la notion de progrès ne reçoit pas de valeur transcendante, mais des déterminations précises. Aussi Condorcet ne parle-t-il jamais du Progrès, mais toujours des progrès lorsqu'il veut désigner la distinction des objets constituant la masse des vérités, ou du progrès lorsqu'il renvoie à sa généralité ou au dynamisme intellectuel permettant de la maîtriser. On conclut de là que Condorcet n'a pas grand-chose à voir avec l'idéologie du Progrès telle qu'elle s'est répandue à travers le XIXe siècle, et qui est devenue aujourd'hui un objet de dérision.
Quoiqu'elle se présente comme une narration, la théorie du progrès n'est pas davantage une thèse historique au sens où nous l'entendons aujourd'hui. Car l'histoire qui y est relatée est de nature intellectuelle ; elle se donne pour objet la croissance de la raison prise dans son abstraction et telle qu'elle résulte de la masse des vérités accumulées et disponibles. Le peuple dont l'épopée est chantée apparaît comme une entité théorique dont les incarnations historiques hantent le globe terrestre en divers lieux et divers temps.

De plus, il est clair aux yeux de Condorcet que la catégorie de progrès a aussi une valeur d'indication et doit être entendue en termes de programme, d'échéance ou de plan. Le progrès dont il est question n'est pas considéré uniquement comme un processus aveugle, mais il est aussi pensé comme un projet de la réalisation duquel dépend la destinée de l'espèce humaine. La thèse générale n'est donc pas seulement historique, elle est volontariste, et elle revêt souvent chez son auteur la forme d'un programme politique, administratif et juridique. Un peuple qui ne se propose pas le progrès scientifique et technique, soit parce qu'il lui est hostile, soit parce qu'il en néglige l'importance, soit parce qu'il ne s'en donne pas les moyens, est nécessairement exposé à régresser et à tomber dans la servitude ou à connaître la tyrannie en son sein. De même que la relation d'obscurantisme qui assujettit l'ignorant au savant ne peut être conjurée que par l'instruction de tous, de même un savoir qui ne progresse pas, qui n'est pas véritablement éclairé, devient une source de maux et un soutien pour les tyrans.

Le cycle du progrès

Condorcet raisonne ici en mathématicien et en physiocrate. Considérons la masse des vérités existantes. Tout se passe comme si cette masse était affectée d'un coefficient d'accroissement : elle augmente. Avec elle augmentent la puissance générale de la science et le pouvoir de l'humanité, prise en général, sur le monde. Mais ici l'humanité en général ne désigne qu'un peuple théorique dont la masse des vérités est la manifestation cérébrale. Considérons à présent un peuple réel et posons la question de savoir comment il pourra se comporter à l'égard de cette masse. Il peut la maîtriser et l'utiliser, il peut aussi la subir, le choix entre ces deux possibilités étant lié au degré d'extension et au degré d'intensité des connaissances dont il jouit.

De sorte que si l'on veut que la masse des vérités, dont l'augmentation est en elle-même un phénomène de progrès général, devienne la source d'un progrès et d'un mieux-être réels, il faut prévenir le progrès aveugle et mécanique issu de la nature des choses par un progrès volontaire issu de la sagesse des dispositions humaines. S'il n'est pas constamment devancé, prévenu et forcé vers l'avant, le progrès se retourne contre ceux qui l'ont suscité, écrase ceux qui ne l'ont pas maîtrisé, et engendre la pire des décadences. Comme l'avait vu Rousseau, les « abus de la nouvelle condition » dégradent souvent l'homme "au-dessous de celle dont il est sorti". Mais pour échapper à la tenaille de cet âge de fer, il n'y a pas d'autre moyen que de passer à l'invention d'un métal plus raffiné.

La courbe ne connaît pas de répits ni de moments stationnaires : quand elle ne monte pas, elle redescend nécessairement et sa chute est d'autant plus meurtrière que la masse des vérités est plus grande et qu'elle a été portée plus haut. Condorcet expose la loi implacable qui lie le progrès et la décadence, et qui vaut pour toute forme de progrès, qu'il soit scientifique, économique, social ou juridique : "La liberté, l'égalité, les bonnes lois ont pour effet nécessaire d'augmenter la prospérité publique en augmentant les moyens d'agir. De cette prospérité naissent l'habitude de nouveaux besoins et un accroissement de population. Si donc la prospérité n'augmente point sans cesse, la société tombe dans un état de souffrance. Cependant, les premiers moyens de prospérité ont des bornes ; et si de nouvelles lumières ne viennent en offrir de plus puissantes, les progrès mêmes de la société deviennent les causes de sa ruine. Supposons que ces moyens soient trouvés et employés, il en résulte dans la société des combinaisons nouvelles, que ni les lois ni les institutions n'ont pu prévoir. Il faut donc que les lumières se trouvent toujours au-delà de celles qui ont dirigé l'établissement du système social. D'un autre côté, les progrès des arts utiles sont très bornés si ceux des sciences ne viennent à leur secours. Ceux qu'ils devraient à la seule observation des hommes qui les cultivent seraient trop lents et trop incertains. Ainsi, les progrès des sciences morales et physiques sont nécessaires pour que la société puisse atteindre un degré de prospérité permanente."  

Dès 1792, c'est de nous que parle Condorcet, de nos usines, de nos machines, de nos déchets, de la dépendance technologique et énergétique, de la hantise des taux de croissance, de la coexistence entre des excédents alimentaires et des millions d'affamés, entre une médecine performante et des millions de malades frappés par des épidémies aux conséquences mortelles. Son avertissement est clair et se vérifie tous les jours sous nos yeux. Il est certain que l'homme qui circule en TGV est plus puissant que celui qui doit se contenter de l'énergie animale ; mais il a besoin, pour assurer son autonomie, d'un ensemble de connaissances et de techniques plus grand et mieux répandu dans la société, il est en relation avec une chaîne de connaissances dont la rupture le ramènerait au-dessous des déplacements par l'énergie animale... Il est donc du devoir de la société d'assurer le développement et la diffusion de ces connaissances, afin qu'elles deviennent un instrument d'indépendance y compris pour ceux qui ne les détiennent pas directement.

La loi du progrès pourrait donc se résumer ainsi : plus la masse des vérités augmente (ce qui est inévitable), plus l'humanité a besoin de force intellectuelle pour la faire fructifier et pour en jouir, sous peine de se voir écrasée par elle. Tout se passe alors comme si Condorcet faisait usage de deux concepts du progrès : l'un, mécanique, désigne une masse de choses et d'événements, l'autre, dynamique et finalisé, désigne une réflexion et un programme volontaire. Mécanisme aveugle, le progrès est aussi une tâche à accomplir. Parce qu'il y a progrès, il faut progresser.

Les dérives obscurantistes

C'est ici que se mesure la relation entre la théorie du progrès et la théorie de l'instruction publique. Du fait qu'elle réunit les conditions épistémologiques permettant de comprendre et de poursuivre le progrès dans sa nature et les conditions juridiques permettant de le maîtriser dans ses effets, l'institution de l'Instruction publique, rouage essentiel d'une république éclairée, est la meilleure réponse face à l'injonction qui condamne l'humanité à un perfectionnement incessant.

Dans cette course de vitesse avec le progrès, le choix du dispositif intellectuel est décisif. En effet, s'il s'agit de répandre les lumières afin d'éviter de subir le progrès aveugle des choses, tout savoir n'est pas nécessairement libérateur et ne répond pas à l'exigence de maîtrise du progrès. Il existe des formes de savoir qui, au lieu de soulever la masse des vérités, l'utilisent au contraire comme un levier où se forme une relation d'autorité par laquelle un homme ou un groupe d'hommes se rend le maître des autres : on pourrait donc avancer ici la notion oxymorique de "savoir obscurantiste". L'obscurité peut être de principe ou de méthode.

Un savoir obscurantiste par méthode néglige l'appropriation séquentielle des connaissances jadis définie par Descartes et que d'Alembert prescrit à l'exposition encyclopédique ("l'ordre des raisons" veut autant que possible que les propositions initiales soient le plus claires possibles et que les propositions suivantes soient "connues à l'aide des seules qui les précèdent "). Un savoir non-méthodique considère comme équivalentes toutes les propositions, procède par accumulation ou par classification extérieure : bibliothèque ou banque de données, c'est le stockage du savoir qui se donne pour connaissance, l'information qui se substitue à l'instruction. Il va de soi que cette obscurité de méthode affecte plus particulièrement les domaines où les vérités de fait dominent. Dans son Second mémoire sur l'instruction publique, Condorcet prend soin, au sujet de l'histoire et de la géographie, de dissocier information et instruction et propose, sous le concept de "tableau" un modèle d'ordonnancement.

Un savoir obscurantiste par principe se fonde sur autre chose que sur la raison et sur l'expérience raisonnée. On aura reconnu l'argument d'autorité et ses trois figures : le prêtre, l'orateur, l'empiriste vulgaire.

La figure du prêtre – l'esprit religieux – fait appel à la révélation, à un "crois-moi sur parole". C'est avant tout pour des motifs épistémologiques que Condorcet écarte toute référence à l'esprit religieux dans l'Instruction publique, mais aussi pour des raisons juridiques. Cette proscription s'étend même à ce que les philosophes appelaient "religion naturelle" car comme les autres elle recourt à un moment de foi.

"On dit : il faut une religion au commun des hommes. Si ces mots ont un sens, s'ils ne sont pas une insulte à la raison et à l'espèce humaine, ils signifient que la croyance à un Être suprême et les sentiments religieux qui nous portent vers lui sont utiles à la morale. Or, en supposant cette opinion fondée, il en résulte qu'il faut également se garder, et de faire enseigner une religion particulière, et de salarier un culte ; car, dans cette hypothèse, ce qui est utile, c'est précisément ce qui est commun à toutes les religions et à tous les cultes. […]

Ainsi, en supposant même qu'il soit utile que les hommes aient besoin d'une religion, les soins, les dépenses qui auraient pour objet de lui en donner une sont une tyrannie exercée sur les opinions, et aussi contraire à la politique qu'à la morale.
Cette proscription doit s'étendre même sur ce qu'on appelle religion naturelle : car les philosophes théistes ne sont pas plus d'accord que les théologiens sur l'idée de Dieu, et sur ses rapports moraux avec les hommes. C'est donc un objet qui doit être laissé sans aucune influence étrangère à la raison et à la conscience de chaque individu."  

L'orateur, qui pour convaincre s'appuie sur les passions, réveille une source puissante de croyance : l'enthousiasme. Vouloir le susciter n'est pas une faute lorsque la raison d'autrui est parallèlement sollicitée, c'en est une lorsque le prestige se substitue à l'argument. C'est pourquoi Condorcet s'opposa notamment au projet d'éducation nationale de Rabaut Saint-Etienne, qui entendait "s'emparer de l'homme dès sa naissance" en recourant à des cérémonies et des mises en scène pour produire une sorte d'envoûtement républicain. Dans la note e de son Rapport et projet de décret sur l'organisation générale de l'instruction publique, Condorcet s'élève vivement contre le recours à l'enthousiasme et généralement aux passions comme méthode d'enseignement. Une pédagogie qui fait de l'affectivité son moteur essentiel est obscurantiste par principe : l'émotion est une donnée avec laquelle il faut compter et non sur laquelle on doit compter ; il est dangereux et avilissant de la placer en position principielle.

La figure empiriste vulgaire, enfin, qui énonce des recettes et qui réduit le savoir à ses applications pratiques sans se soucier d'en exhiber les fondements intelligibles, penche vers un obscurantisme pragmatiste : qu'importent les théories si les pratiques sont efficaces ?

A travers la question de l'enseignement technique, qu'il considère comme une pièce maîtresse de l'Instruction publique, Condorcet aborde ce que nous appelons aujourd'hui la "professionnalisation"   . Pour former des hommes de métier, est-il nécessaire de les mettre en état de dépendance intellectuelle en écartant la théorie des gestes et des procédés qu'on leur impose ? C'est une erreur épistémologique, mais c'est aussi une faute surtout si elle s'exerce à travers une politique publique. Un artisan peut bien recourir à l'argument d'autorité technique car il est lui-même soumis à des impératifs de productivité, mais la puissance publique, à travers l'institution scolaire, n'a pas le droit de "dégrader la raison humaine" dans les élèves qu'elle instruit.

On ne cherchera pas à ce que les hommes soient croyants, inspirés ou seulement habiles. Car un homme qui croit, un homme qui cède à l'enthousiasme, un homme qui reste borné à l'obtention d'un résultat immédiat, se laisse facilement conduire et même abuser. En danger de perdre sa liberté, il devient lui-même dangereux pour la liberté d'autrui. S'il n'est plus regardé comme un véritable sujet, comme une instance rationnelle de jugement, celui qui reçoit l'enseignement perd son autonomie et n'est pas en mesure de faire face à la marche inexorable du progrès aveugle qui risque de se retourner contre lui. La tâche principale de tout enseignement républicain est donc l'instruction, qui saisit chacun de sa propre liberté et le met en état de répondre au défi du progrès en le rendant attentif aux raisons

 

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