Suite à un entretien avec Denis Maillard, membre du collectif de la Gauche populaire, nonfiction.fr poursuit son enquête sur un débat important du moment : quel doit être le rapport entre la gauche et le peuple ? Rencontre avec Michel Wieviorka, sociologue et administrateur de la Fondation maison des sciences de l'homme (FMSH). 

 

Nonfiction.fr- Comment percevez-vous l’émergence de la Gauche populaire et du débat autour du rapport de la gauche aux classes populaires suite au score très élevé de Marine Le Pen à l’élection présidentielle ?

Michel Wieviorka- Il ne faut pas accorder trop d’importance à des regroupements politiques dont rien ne dit qu’ils sont appelés à structurer durablement une tendance ou un parti. Et étant donné l’existence de la Droite populaire de l’autre côté, la formulation est malheureuse.

Je trouve important de tenter de comprendre ce qui se joue aujourd’hui entre le niveau politique et le niveau social. Etant sociologue, je partirai volontiers du point de vue social. Notre société était organisée jusque dans les années 1970 autour d’un conflit opposant le mouvement ouvrier aux maîtres du travail. Ce conflit s’est défait, il a perdu de sa centralité. Progressivement le monde ouvrier a perdu de sa visibilité. Aujourd‘hui, on ne voit plus d’ouvriers à la télévision, on ne parle plus d’ouvriers, sinon lorsqu’ils sont sur l’extrême défensive suite à une fermeture d’usine, ou un licenciement massif. Mais il n’y a plus l’image d’un acteur central comme cela pouvait être le cas auparavant.

Les ouvriers n’ont évidemment pas réellement disparu, mais ils ne sont plus dans les centres villes, et même plus dans les banlieues. Ils sont ailleurs, on ne sait plus trop où. Evacués de l’espace politico-médiatique et de nos villes, ils sont réapparus récemment avec l’élection présidentielle dans la dimension sociale des discours de Marine Le Pen qui a pu leur donner l’espoir de ré-exister.

On a besoin de connaissances pour y voir plus clair : qui sont les ouvriers et combien sont-ils ? Et qui appeler aujourd’hui un "ouvrier" : un ouvrier classique avec une conscience fière et un savoir-faire, un ouvrier avec une conscience prolétarienne, sans réelle qualification ? Ces figures classiques ne correspondent plus que partiellement à la réalité. Le travail ouvrier a beaucoup changé, mais le taylorisme n’a pas complètement disparu. Ce qui est important c’est la fragilisation de ce monde ouvrier : les grandes forteresses ouvrières n’existent plus, l’individualisme a gagné, une fragmentation s’est opérée.

Nonfiction.fr- La conscience de classe s’est délitée ?

Michel Wieviorka - Effectivement, les conditions de sa formation et de son expression ont considérablement régressé. La fragilisation s’exprime aussi en termes d’emploi : beaucoup d’ouvriers sont précarisés, il y là une réalité massive qui pèse lourdement, un problème social profond. Je codirige actuellement une enquête sur le sens du travail avec Dominique Méda et Olivier Cousin, et nous nous apercevons de la grande diversité des situations et de l’atomisation des problèmes qui rendent difficile de parler de classe et de conscience de classe.

Nonfiction.fr- Sur le plan politique, êtres-vous d’accord avec le constat assez largement partagé que la gauche a abandonné les classes populaires depuis les années 1980, au moment où elle accédait au pouvoir ?

Michel Wieviorka - Il faudrait d’abord refaire l’historique du rapport de la gauche aux classes populaires. La rupture majeure a été le déclin du Parti communiste, qui avait une fonction tribunicienne et qui était au contact réel avec le "peuple" - Maurice Thorez publie son autobiographie sous le titre "Fils du peuple". Les banlieues dont on parle tant aujourd’hui étaient souvent des banlieues rouges. Mais cette époque est révolue. Ce n’est pas que la gauche communiste ait abandonné le peuple, c’est qu’elle a perdu toute force. Ensuite, prenez le Parti socialiste, sa relation avec les classes populaires a toujours été à géométrie variable. Le PS n’a jamais vraiment été un parti populaire. Il n’a jamais non plus été un parti social-démocrate, du moins si on veut donner tout son sens à l‘expression, qui renvoie à un Etat-providence et à l’adossement du parti aux syndicats et au monde du travail. Ne disons pas du Parti socialiste qu’il aurait en vingt ans perdu le contact avec des ensembles populaires avec lesquels il aurait été auparavant en relation dense et étroite. L’élection de 1981 avec la constitution d’une majorité, avec un enthousiasme et un espoir alors concrétisés ne voulait pas dire que le contact avec le peuple était inscrit avec netteté dans le fonctionnement de la politique, il faut rester prudent… La gauche socialiste a toujours eu des difficultés à être en relation étroite avec le social.

Et dans les années 1980-1990, deux univers se sont séparés, l’univers social avec en particulier ces ouvriers dont nous venons de parler, s’est éloigné du monde politique, et symétriquement, en même temps d’ailleurs qu’au sein du "social", s’affirmaient des nouvelles dimensions culturelles. C’est là que commencent les problèmes d’aujourd’hui.

Nonfiction.fr- N’est-ce justement pas précisément à ce moment que la gauche se rapproche de ce qu’on appelle les minorités culturelles au détriment du peuple, avec lequel la gauche n’aurait, selon vous, jamais eu un lien fort ?

Michel Wieviorka - Dans l’histoire, il y a eu des moments où le lien entre la gauche et le peuple a été fort comme en 1936 et d’autres où il a été très faible. Prenez 1968 : ni le mouvement étudiant, avec sa forte charge culturelle, ni le mouvement ouvrier ne se reconnaissaient dans le Parti socialiste, pour lequel par ailleurs ce n’a pas été une grande époque.

En France, de façon générale, la gauche raisonne plus en termes d’Etat que de société, elle est avant tout tournée vers la conquête et la gestion du pouvoir d’Etat. Elle est soucieuse aujourd’hui, par exemple, de proposer un traitement des difficultés économiques générales, de faire progresser le débat européen, de relancer la croissance, bien plus que d’incarner telle ou telle tranche de la société. Lorsqu’un parti entend assurer le pouvoir d’Etat il doit savoir ce qui se passe dans la société, qu’il s’agisse de questions sociales – la précarité, l’exclusion, ce sentiment que beaucoup éprouvent, à tort selon certains travaux (comme ceux de Dominique Goux et Eric Maurin présentés dans Les nouvelles classes moyennes, Seuil), selon lequel les classes moyennes seraient en chute-, ou qu’il s’agisse de problèmes qui sont d’une autre nature, culturelle ou religieuse notamment. Les individus ne se définissent pas d’une façon unidimensionnelle par leur revenu, leur emploi, ou leur mobilité sociale ascendante ou descendante, ils se caractérisent aussi par leur mode de vie, leur religion, leur origine nationale, leurs mœurs, leur genre, toute sorte d’autres choses. Refuser de traiter ces autres dimensions de la vie collective en disant qu’elles s’éloignent et nous éloignent du social, c’est faire un faux procès à tous ceux qui s’y intéressent. Marine Le Pen l’a bien compris : elle parle de la nation, de l’islam, mais aussi du travail, ou de l’emploi, tout cela à sa manière, mais dans un discours politique complet.

Je ne vois pas pourquoi on a accusé ceux qui s’intéressaient au traitement politique et institutionnel des nouveaux enjeux culturels et religieux agitant notre société d’avoir abandonné les pauvres, les exclus, les ouvriers, les travailleurs. On a le droit de marcher sur deux jambes ! C’est même recommandé.

Nonfiction.fr- Vous parliez de la gauche qui donne plus d’importance à l’Etat qu’à la société. On sait que la Gauche populaire réclame plus d’Etat parce que seule la République serait capable de remédier au problème majeur qu’est l’insécurité culturelle. Qu’en pensez-vous ?

Michel Wieviorka - Je raisonne différemment. Que signifie insécurité culturelle ? Cela veut dire que mon être est menacé par d’autres. Derrière tout cela, il y a beaucoup de peur, d’ignorance, de mauvaise foi, d’idéologie, de généralisation excessive. On parle de ces enjeux culturels en France d’une façon stupéfiante. D’autres pays qui connaissant des phénomènes comparables aux nôtres ont une capacité plus grande à y faire face. Ainsi, ce n’est pas parce que quelques centaines de femmes portent la burqa que le pays entier est menacé. En fait, on assiste en politique soit à de l’excès, soit à du silence. C’est peut-être pour cela que les gens comme moi dérangent un peu. L’excès est repérable à droite et à l’extrême-droite : pour elles, la nation est menacée, l’identité française court de graves dangers, les immigrés mettent en péril notre être culturel. A gauche, il y a plutôt du silence, du défaut dans le traitement de ces enjeux : lors du débat entre les deux tours de l’élection présidentielle entre François Hollande et Nicolas Sarkozy, j’ai été stupéfait de la faiblesse de ce que le candidat socialiste disait sur ce registre. Il y a une explication politique : ces thèmes divisent la gauche, et ce n’était pas le moment d’accentuer les divisions. Cette incertitude culturelle, faut-il l’imputer à l’islam, au multiculturalisme, à l’immigration ?

Nonfiction.fr- Justement, on peut l’imputer aux politiques qui instrumentalisent ces questions et véhiculent des peurs…

Michel Wieviorka - Notre pays depuis vingt ou trente ans est à la tête des pays inquiets en Europe dès qu’on parle de mondialisation. Le danger est d’imputer les difficultés qui nourrissent ces incertitudes à certains groupes, les musulmans, les immigrés…

Nonfiction.fr- Alors, comment fait-on pour y répondre ?

Michel Wieviorka - On regarde où sont les problèmes, on mobilise les connaissances disponibles, on lance des recherches pour y voir vraiment clair. Je vous donne un exemple : les affaires du foulard. Les premiers à avoir fait une étude sérieuse sur le sujet sont Françoise Gaspard et Farhad Khosrokhavar. Ils ont montré que dans certains cas, le foulard était traditionnel, que dans d’autres il était l’expression de l’instrumentalisation des filles par des hommes, des "grands frères" par exemple, mais la réalité était aussi que des jeunes filles voulaient s’émanciper, affirmer leur subjectivité. On ne traite de la même façon une tradition presque rurale, ou à une affirmation de jeune femme dans la modernité. Commençons par accepter la diversité des situations pour réfléchir. Prolongeons cet exemple: il y a eu la commission Stasi (2003) mise en place par Jacques Chirac, il est intéressant de voir comment le "foulard" a été traité : c’est à peine si on a convoqué in fine les femmes concernées.
Deux de mes étudiantes ont travaillé sur le phénomène de la burqa en France ; elles montrent qu’une partie des personnes qui font ce choix sont des converties, ou que le sens qu’elles y mettent n’est pas celui qu’on croit. Ce peut être une affirmation de soi qui permet de renverser un rapport de domination, de se mettre en position de supériorité et non plus d’infériorité, de se déclarer plus féministes que toutes les féministes, en dénonçant l’instrumentalisation du corps de la femme. Il n’est pas question de faire de ces remarques partielles une théorie, mais sachons de quoi nous parlons avant de mettre en cause. Il y a trop d’idéologie dans le débat. Contrairement à ce que disent ceux qui critiquent des positions comme les miennes, je pense que dans le débat français la réalité multiculturelle a été niée, refoulée, ignorée par ceux qui ont tenu des discours trop généraux sur la République. Je suis un républicain, comme tout le monde, je suis un enfant de l’école laïque, comme beaucoup, je défends mordicus les valeurs universelles. Mais je constate en même temps que pour pouvoir bien les défendre, il faut prendre en compte les réalités telles qu’elles sont. Si je tiens un discours qui s’en écarte, il aura beau être magnifique, ce sera ce que Karl Marx appelle un "universalisme abstrait", je mettrai en avant des idées ne correspondant pas au réel. Je pars de la réalité sociale avant de réfléchir à l’action politique.

Nonfiction.fr- Le collectif de la Gauche populaire s’intéresse de plus en plus à la géographie électorale et à l’apparition de fractures territoriales. Que pensez-vous de cet apport des sciences sociales dans l’analyse politique ?

Michel Wieviorka – De façon générale, c’est très souhaitable, mais je ne partage pas pour autant les conclusions de la Gauche Populaire. Dans mon dernier livre (Pour la prochaine gauche, Robert Laffont), j’ai essayé de voir si on pouvait passer d’analyses sociologiques à des propositions politiques. Je pense que les acteurs politiques ont à gagner à connaître le social tel qu’il est. Pour cela, les travaux des chercheurs sont enrichissants. Mais il faut être prudent et ne pas mélanger l’analyse sociologique et l’action politique. Un responsable politique pourra être convaincu par ce que je lui proposerai, et faire tout-à-fait autre chose, avec de très bonnes raisons : il lui faut être réélu et répondre à son électorat, il ne peut pas voir le monde de la même manière qu’un sociologue.

Nonfiction.fr- Revenons à la notion de peuple. Comment le définissez-vous ? Quelle distinction faites-vous entre peuple et classe populaire ?

Michel Wieviorka - Je publie en ce moment-même les actes des entretiens d’Auxerre que j’organise chaque année et qui étaient consacrés en 2011 à cette question, sous le titre Le peuple existe-t-il ? (Editions des Sciences Humaines). Cette question est dans l’air. Ma réponse générale est la suivante : le peuple est davantage dans le débat politique quand la démocratie est en crise. C’est une catégorie pré ou post-démocratique plus qu’une catégorie profondément démocratique. Le peuple peut être la meilleure comme la pire des choses, cela peut être tout une population comme une de ses parties. On ne sait pas vraiment de quoi on parle. Ce n’est pas un ensemble structuré. C’est une catégorie faible du point de vue de la démocratie. Prenez le printemps arabe, au début on ne savait pas trop où cela allait, donc on pouvait parler du peuple. Puis, on s’est demandé où cela allait nous amener, là on ne parlait plus du peuple puisqu’il fallait penser la société et organiser la représentation politique. Le retour du peuple dans le débat politique est un signe d’incertitude.

Nonfiction.fr- Invoquer le peuple confine au populisme ?

Michel Wieviorka – Pas nécessairement, même s’il peut advenir. Cela relève plutôt de l’incapacité à penser une société. C’est la décomposition de l’idée selon laquelle le système politique peut être représentatif, et représenter des citoyens. C’est une notion intéressante qui est revenue en force dans une conjoncture où certains voient l’épuisement ou la fatigue de la démocratie, la nécessité de la renouveler, comme chez Colin Crouch avec l’idée de post-démocratie. Autrement dit, le peuple ne peut pas être la catégorie de référence forte d’un acteur politique. Cela ne veut pas dire que celui-ci ne doit pas penser au peuple, cela signifie simplement qu’on ne construit pas une politique ainsi – sauf à être tenté par le populisme.

Nonfiction.fr- Parler du peuple n’est-il pas une manière d’éviter de fragmenter la société et de communautariser son discours ? 

Michel Wieviorka - Deux dangers menacent une société : la pulvérisation complète, et la fusion dans un ensemble indifférencié, le peuple. L’effort des acteurs politiques doit être de refuser ces deux tentations inverses, qui peuvent mener aux populismes – de gauche ou de droite – et qui existent parce qu’on n’est pas capable de penser la société dans sa structuration.

Nonfiction.fr- Le discours de la gauche doit-il être adossé à la notion de peuple ? On pense à la note de Terra Nova, qui laissait entendre que c’était presque une erreur stratégique de s’adresser aux classes populaires.

Michel Wieviorka - Là vous m’entraînez sur un terrain qui n’est pas le mien. On m’a parfois imputé l’idéologie de cette note, ou pire, les propositions stratégiques qu’elle formule. La gauche doit être capable de produire un discours avec des propositions concernant à la fois le social et le culturel, sans que l’un n’exclue ou n’avale l’autre. Tout n’est pas social : d’autres questions se posent aussi, sur l’islam, sur le genre, sur la bi-nationalité, etc. Il faut aussi en parler.

Chaque fois qu’on me dit : "le jour où on aura réglé tous les problèmes sociaux, tous les autres problèmes seront réglés", je résiste. J’attends de la gauche qu’elle soit capable de traiter l’ensemble des problèmes importants par lesquels chacun peut se sentir concerné, et non une partie seulement de ces problèmes. Ce qui est attendu en matière sociale, ce n’est pas que la gauche représente telle ou telle catégorie plus particulièrement, mais qu’elle propose une politique juste. Notre pays a une énorme appétence de justice sociale. L’essentiel n’est pas de savoir qu’on donnera moins ou plus à tel groupe parce qu’il le mériterait moins ou plus que d’autres. La question importante est : est-ce que ce que la gauche au pouvoir propose semble juste ? Et qu’est-ce qui est juste ?

Ainsi, il est injuste que certaines personnes soient précarisées, exclues, dans l’incapacité de s’exprimer. La gauche doit s’intéresser à elles. Mais je n’en déduis pas qu’elle ne doit représenter que cette partie de la population. Je trouverais également injuste qu’elle ne se préoccupe pas des classes moyennes, de leurs enfants, de leur accès ou non aux études supérieures. Au lieu de dire qu’il faut des politiques sectorielles qui regardent la société comme autant de tranches de saucisson et qui soupèsent chaque tranche en disant : "qu’est-ce que ça pèse ? Combien va-t-on leur donner ?"- ce qui serait une catastrophe- il faut une vision d’ensemble qui va assurer la justice sociale et qui pourra être comprise comme telle.

Nonfiction.fr- Dans le contexte économique actuel, les classes populaires ne peuvent-elles pas avoir l’impression que la gauche a une marge de manœuvre sur les questions culturelles- le mariage homosexuel par exemple- qui ne les concernent pas et non sur le plan social ?

Michel Wieviorka- Je ne suis pas sûr que ça ne les concerne pas. Les questions d’identité, de religion et de culture concernent tout le monde. Il n’y a pas d’un côté les bobos préoccupés de culture parce qu’ils ont déjà de l’argent et de l’autre les pauvres préoccupés du seul social parce que leur problème, c’est de manger. J’ajoute qu’on devrait compliquer cette discussion en ajoutant les problèmes écologiques. Je n’accepte pas qu’on me dise que les ouvriers attendent tout de la croissance, et que le réchauffement climatique ne les intéresse pas. Ces enjeux peuvent concerner tout le monde et méritent une autre discussion que celle qui part de l’image que la société se découpe en tranches, et que chaque tranche a ses intérêts.

Les classes populaires attendent de voir quel est l’ensemble des mesures prises, pas seulement celles qui sont prises pour elles. Si on leur dit que pour relancer la machine, tout le monde devra faire des efforts- les fonctionnaires, les gens riches, les patrons, les ministres même si cela reste très symbolique- elles peuvent l’entendre. Si on leur dit : "on va donner ça à tel groupe et ça à tel autre", sans proposer de vision globale de la justice sociale, ce sera plus difficile. Par exemple, le gouvernement n’a augmenté le SMIC que de 2%, ce qui est peu. Mais d’un point de vue pédagogique, cela peut être compris par tous. Le problème est celui de la justice sociale et de l’explication de la politique que l’on mène. Si elle vise à relancer la machine pour tout le monde, et demande à tous des efforts qui seront proportionnés à leur situation sociale, alors je pense qu’elle sera acceptable. Pour l’instant, j’observe qu’elle est d’ailleurs plutôt acceptée. Si on ne prend que des mesures culturelles et que le social s’effondre parce que l’économie est mal gérée, vous ne me trouverez pas pour défendre cette démarche qui ne s’occupe que du culturel. Je suis pour le mariage gay mais je ne vais pas me satisfaire de l’action du gouvernement s’il ne fait que cela. Le pire des raisonnements consiste à dire ce qu’on va faire pour chaque catégorie de la population sans vision d’ensemble.

Nonfiction.fr- Votre approche sociologique ne vous amène-t-elle pas paradoxalement à percevoir la société par le prisme individuel et jusqu’à parfois mépriser les classes populaires ?

Michel Wieviorka- Je suis parfois choqué par la façon dont certaines "élites" se comportent. J’ai le souvenir d’un lancement politique télévisé, depuis la Maison de l’Amérique latine, boulevard Saint-Germain, à Paris, qui avait un côté gauche caviar insupportable. Mais il ne faut pas confondre l’analyse sociologique et les propositions ou les comportements politiques. Mon travail est d’analyser la société telle qu’elle est. Je peux me tromper, je peux être en désaccord avec d’autres sociologues, puisque il y a plusieurs familles de pensée. En tous cas, je revendique le fait que ce que je mets en avant est le fruit d’un travail sociologique. Je constate la poussée de l’individualisme. Je constate que cette poussée est lourde d’une très forte subjectivité individuelle à partir de laquelle des personnes vont rejoindre des identités collectives. Vous allez dans n’importe quel quartier populaire, vous demandez à un jeune s’il est musulman, le sens de sa foi, il répondra peut-être "oui, c’est mon choix". Cela relève donc de sa subjectivité personnelle. Ensuite, les réseaux (sociaux) fonctionnent. La société n’est pas complètement atomisée, il y a des réseaux et des formes de solidarités.

Une fois cela posé, je peux m’interroger. Qu’est-ce qui est juste et souhaitable d’un point de vue plus philosophique ? A ce niveau, les gens discutent énormément. S’opposent en général ceux pour qui il n’y a que des individus libres et égaux en droits, et ceux qui pensent qu’un individu n’est jamais une abstraction, un atome- un individu a une histoire personnelle, une histoire collective, une famille ; il est enraciné dans toutes sortes de choses. C’est déjà une discussion complexe.

Enfin, on en arrive au niveau de l’action politique. L’idéal pour moi, c’est que ceux dont la politique peut me plaire aient une action qui corresponde d’un côté à la réalité sociale dans laquelle je vis, et de l’autre à ce qui me semble souhaitable et juste compte tenu des analyses sociologiques que je peux faire. Je distingue donc trois niveaux qu’il ne faut ni confondre ni séparer complètement : l’analyse sociologique, la philosophie politique et l’action politique.

Nonfiction.fr- Nous n’avons pas encore abordé ce que les géographes appellent le "tiers espace", c’est-à-dire le périurbain. Comment appréhendez-vous cet espace-là, en tant que sociologue ?

Michel Wieviorka- Sans mépris ni fascination. Je veux comprendre par exemple comment vivent des ouvriers dans ces zones. Ils m’intéressent. Comprendre par exemple ceux ont quitté leur HLM de banlieue pour acheter un pavillon 30 kilomètres plus loin, puis une seconde voiture pour que les deux conjoints puissent aller travailler. Ils n’arrivent pas à joindre les deux bouts et ils n’ont plus accès aux services qu’ils pouvaient avoir en ville. Tout cela façonne leur vision du monde et peut les amener au vote Front national.

Nonfiction.fr- Est-ce que vous ne décrivez pas là le sentiment d’insécurité culturelle dont parle la Gauche populaire ?

Michel Wieviorka- Dans ce cas, vous me faites le reproche inverse de celui qui m’est fait d’ordinaire ! Je suis en train de vous dire : "ne parlons pas trop vite culture, parlons social !" Allons voir ces personnes, essayons de comprendre. Et la référence éventuelle à une identité nationale menacée sera le bout du chemin et non le point de départ. Cette référence n’est pas inscrite dans une vieille tradition ouvrière mais peut surgir chez ceux qui disent : "on m’ignore, on me laisse tomber, je n’existe plus. Tout ça, c’est la faute des élites qui bradent la France, ouvrent les frontières et veulent l’euro. Ce qui me pénalise." La référence culturelle peut se retrouver dans ce discours mais ce sera une production dans laquelle ces personnes se retrouveront partie prenante. Ce qui n’empêche pas de la prendre très au sérieux. Il faut donc s’intéresser aux enjeux culturels et sociaux. On m’a beaucoup reproché de m’intéresser aux premiers mais j’ai aussi passé beaucoup de temps à m’intéresser aux seconds. J’ai fait une enquête sur le mouvement ouvrier avec Alain Touraine dans les années 1980. En ce moment, je suis embarqué dans une recherche sur la question du travail. Ce qui m’intéresse, c’est donc de tenir les deux bouts de la chaîne. Et encore, quand je dis "culturel", ce n’est pas la même chose que "religieux", qui recouvre encore une autre dimension….il faudrait discuter beaucoup plus longuement !

J’ajoute qu’aujourd’hui, le mépris social doit être imputé aux intellectuels plus qu’aux politiques, qui ne peuvent pas se le permettre.

Nonfiction.fr- Vous parliez du vote FN qui est surreprésenté dans cette diversité périurbaine. Puisque c’est une réalité dans les classes populaires, comment lutte-t-on contre elle, et contre le FN ?

Michel Wieviorka- Je pense que c’est un enjeu de redressement politique et moral qui passe par de l’action politique. C’est une erreur de croire qu’on peut combattre le FN par des arguments uniquement moraux. Le FN ne pourra régresser que lentement et à partir d’un travail politique tous azimuts, y compris sur les plans social et culturel. Autrement dit, je ne crois pas du tout à l’affrontement frontal. Il faut bien entendu expliquer, analyser et contester les arguments du FN pour montrer que son électorat se trompe. Il faut une vraie pédagogie pour cela mais c’est loin d’être suffisant. Mais comment ne pas voir, par exemple, que ces personnes ont le sentiment d’être dans un désert médical et coupés des transports publics. Si on repensait la politique de santé publique et d’urbanisation, peut-être que leur point de vue changerait. La condamnation morale est nécessaire évidemment mais insuffisante. J’ajoute que quand vous êtes pris dans la nasse du populisme ou du national-populisme, vous n’êtes jamais embarrassé par vos contradictions, l’argumentation rationnelle ne suffira pas à vous affaiblir. Le discours du FN est contradictoire et peu sérieux sur le plan économique mais il fonctionne. Vous ne le casserez pas en disant : "ce n’est pas bien", au contraire. Il faut faire de la politique dans la compréhension des problèmes qui ont amené cet électorat vers le FN, il faut prendre cet électorat au sérieux.

Nonfiction.fr- Lorsque vous évoquez ces déserts médicaux et la difficulté d’accès aux transports publics, votre discours ressemble beaucoup à celui de la Gauche populaire.

Michel Wieviorka- Je n’ai jamais accusé la Gauche populaire d’être fasciste ou d’être responsable de tous nos maux ! Je pense que je suis assez éloigné d’un certain nombre de leurs idées, mais nous pouvons partager des diagnostics et des analyses. Je résiste sur le thème de la République parce qu’il est incantatoire. Ainsi, certains ont parlé de violences ethniques à propos des émeutes de 2005, en disant : "ils sont noirs donc ce sont des violences ethniques". C’était un raisonnement complètement faux parce qu’une violence est ethnique si ceux qui l’exercent le font en raison de leur "ethnicité", si tant est qu’elle existe. Ce n’était pas du tout ça : ils se mobilisaient contre le discours incantatoire, artificiel et abstrait de la République. Quand vous êtes fils de migrants d’Afrique subsaharienne, que vous vivez en banlieue parisienne, qu’on vous envoie à l’école et que vous voyez à l’entrée le sigle RF pour République française puis Liberté, Egalité, Fraternité, vous mettez cela en regard avec votre environnement. Vous voyez alors qu’il n’y a que des gens comme vous dans votre école, que même au sein de votre école, il y a des classes pour des gens comme vous et d’autres pour des gens un petit peu plus aisés. Ensuite, vous cherchez un stage et vous vous apercevez que vous n’en trouvez pas alors que vos camarades "français-français" en trouvent, vous vous dites que le discours Liberté, Egalité, Fraternité ne correspond pas à ce que vous êtes en droit d’attendre de la République. Cela crée donc beaucoup de frustration et de désespoir. Ce que je reproche à certains- et non à la Gauche populaire en particulier- ce n’est pas d’être républicains- je le suis autant qu’eux- c’est de croire qu’en mettant en avant l’idée républicaine, on va régler tous les problèmes. Le débat ne devrait pas tourner autour de cette idée ou de cet idéal- que tout le monde ou presque partage aujourd’hui, même le Front national en un sens. Mais si on se contente de brandir l’idéal républicain sans faire une politique qui puisse faire tenir droit les spécificités culturelles des uns et des autres, on reste dans l’incantation. Et l’incantation mène directement à la répression lorsqu’on ne sait pas quoi faire.

Le couple d’ouvriers qui a quitté son HLM pour un petit lotissement excentré en se saignant aux quatre veines, et en s’endettant, qui maintient tant bien que mal son revenu, qui ne prend pas de vacances et qui pense qu’en même temps "les immigrés" roulent en Mercedes et passent leur temps à dégrader des immeubles qui sont systématiquement réparés exige une réponse politique. Le discours qui se façonne à partir de ses conditions de vie doit nous pousser à nous demander si on ne peut pas avoir une autre politique d’urbanisation, de transports et d’emploi. Si la politique reste uniquement sur la défensive, en remâchant le discours de la crise, ce pays ne s’en sortira pas.

Nonfiction.fr- Est-ce que la gauche ne doit pas aussi parler au peuple en recourant à des symboles nationaux ?

Michel Wieviorka- On ne peut pas se contenter de miser uniquement sur les "bons" symboles pour convaincre cet électorat. En revanche, l’idée de nation ne doit pas être abandonnée. Il y a trois conceptions de la nation :

- Soit vous êtes contre toute idée de la nation, pour un cosmopolitisme total.

- Soit vous êtes nationaliste, xénophobe, en faveur de logiques de fermeture.

- Soit vous défendez une conception ouverte de la nation, fière de son ouverture et du message qu’elle envoie dans le monde.

A mes yeux, la gauche doit défendre une conception ouverte de la nation, ouverte sur le monde, avec des symboles, comme le drapeau par exemple. Le recours à ces symboles repose sur des conceptions politiques, non l’inverse.

Les repères que nous avons aujourd’hui en France reposent pour beaucoup sur le passé. Par exemple, si vous êtes rue Soufflot, à Paris, et que vous regardez le Panthéon, vous voyez une croix de cinq mètres de haut. Le temple de la République est surmonté d’une énorme croix ! Ca ne dérange personne parce qu’aujourd’hui le christianisme est inscrit dans une culture qui se déconnecte du religieux. Aujourd’hui, Voltaire enterré sous cette croix n’a pas spécialement de raisons de s’indigner car le symbole de cette croix relève du passé de ce lieu et non des opinions de ceux qui sont enterrés sous elle. Ce type de repères n’a plus de connotation religieuse, il relève de notre culture. Certains peuvent donc s’inquiéter de ne plus avoir de repères aussi forts, en effet.

J’ajoute que le FN est beaucoup moins religieux aujourd’hui qu’il a pu l’être. Son discours sur la laïcité est un abandon de ses repères classiques, il s’écarte de l’idée selon laquelle la France est la fille aînée de l’Eglise 

* Propos recueillis par Jules Fournier, Mathilde Herrero et Pierre Testard. 

 

A lire sur nonfiction.fr : 

- "La Gauche populaire campe résolument à gauche". Entretien avec Denis Maillard, par Jules Fournier. 

- "L'insécurité culturelle est-elle gauchocompatible ?", par Salomé Frémineur. 

- "Le périurbain est-il la source de tous nos maux ?", par Mathilde Herrero. 

- Christophe Guilluy, Fractures françaises, par Violette O'Zoux. 

 

A lire aussi : 

- "La guerre des gauches est déclarée", entretien croisé avec Laurent Bouvet et Eric Fassin, Marianne2, par Aude Lancelin.