Au sein des clivages qui traversent aujourd’hui la gauche, l’appréhension de la société périurbaine   occupe une place centrale. Chez les géographes, le débat fait rage à ce sujet depuis plusieurs années. Quand les uns tendent à faire des habitants des espaces périurbains les responsables assumés de tous les maux de la société, les autres voient en eux les victimes des évolutions qui transforment et redéfinissent les contours de l’ensemble de la société.

C’est avec la publication de l’ouvrage de Christophe Guilluy, Fractures françaises   que la question périurbaine est sortie des sphères universitaires pour s’installer au premier plan des débats politiques.  L’auteur y insiste sur le sentiment nouveau de relégation des ménages périurbains, dans un contexte de mondialisation faisant la part belle aux grandes métropoles mais fragilisant les espaces périphériques. Tandis que la ville sort du centre et que l’urbain s’étale, les campagnes sont progressivement grignotées et les modes de vie changent. Cette transformation du territoire bouleverse tant que certains géographes, trouvant souvent dans les médias un relais à leurs pensées, ont fait des habitants des espaces périphériques les responsables des dysfonctionnements de la ville.

"La France moche"

Cette réflexion culmine en février 2010 lorsque Télérama, revenant sur les ravages des politiques d’urbanisation des dernières années, titre : "Halte à la France moche". Les zones industrielles et commerciales, l’explosion pavillonnaire et le règne de l’automobile y sont les principaux visés. Les périurbains sont assimilés à des "anti-urbains", rejetés à des années lumières des solutions souhaitables pour une ville durable. Radicale, cette pensée n’en est pas pour autant minoritaire dans les milieux scientifiques. Dans son article "La ville à trois vitesses"   , Jacques Donzelot dénonce une fracture de la ville, qui ne "fait plus société"   . Selon lui, l’urbanité se dissout sous un triple effet : la relégation (touchant uniquement les banlieues), la gentrification (concernant les centres villes) et la périurbanisation. Un des facteurs majeurs de la dislocation de l’unité urbaine, et donc plus largement du démantèlement de l’identité citadine, devrait donc être incarné par les populations des zones pavillonnaires. Par là on dénonce l’individualisation de l'habitat, au détriment du collectif constitutif de la ville traditionnelle.

Cette "culture périurbaine", parfois qualifiée d’entre soi, éclate au grand jour au lendemain des élections de 2012. Quelques semaines avant le scrutin, Le Monde s’attarde sur les conclusions d’un sondage mettant en lumière une surreprésentation du vote Front national dans les espaces périurbains. Le temps des analyses venu, des enquêtes de l’Ifop révèlent le succès de Marine Le Pen dans les grandes couronnes des agglomérations   .

Soigner les fractures territoriales

Le phénomène inquiète, surtout à gauche. Comment appréhender ces comportements spatio-politiques sans tirer de conclusions hâtives ? En janvier 2011, Eric Chauvier  proteste contre les positions de ses collègues géographes par l’intermédiaire de la publication de son petit ouvrage Contre Télérama   , attaque non dissimulée contre le dossier sorti quelque temps auparavant par le magazine. Malgré le tableau noir qu’il dresse de la périurbanisation, il refuse un tel traitement des espaces périphériques, de même qu’il proteste contre le dérapage de l’analyse géographique en jugement de valeur. Il reproche aux "observateurs professionnels" leur "jugement de classe" entre une belle France et une France moche, les conduisant à "un mépris intolérable". Si ces paroles visent directement Télérama, elles ciblent plus spécifiquement certains géographes et urbanistes ayant construit leur travaux sur ce jugement. Jacques Lévy en fait partie. Dans le cadre d’une typologie   , il hiérarchise les espaces selon leur degré d’urbanité   : au sommet la ville-centre, en-dessous le périurbain.

Certes, les comportements des populations des périphéries des métropoles sont bien loin des objectifs durables recherchés pour la ville de demain : usage quotidien de l’automobile, déconnexion entre les lieux de résidence et de travail, habitat individuel… Pourtant, il est délicat de faire porter aux périurbains la responsabilité de l’ensemble des maux frappant la ville, surtout quand  la vie périphérique se révèle être contrainte. Inversement, le choix de l’individuel peut être librement décidé, dans ce cas les périurbains ne sont pas nécessairement les victimes de la mondialisation, comme l’affirme Christophe Guilluy. Le problème est bien plus complexe qu’il n’y paraît. A ce titre il mérite d’être traité avec attention.

Si les périurbains doivent assumer une part de responsabilité dans les transformations actuelles de la ville, celles-ci concernent avant tout l’ensemble du territoire, touchant tous les individus. Une politique d’urbanisation resserrée s’impose pour freiner les méfaits de l’étalement urbain. Cependant, dans le même temps, il sera sans doute nécessaire de garder à l’esprit les treize millions d’individus demeurant périurbains. Nouvelles victimes des fractures territoriales et de la relégation ? Une chose est sûre, les populations périurbaines sont et seront l’enjeu des réflexions géographiques et politiques, avec pour ligne de mire le vœu pieux de l’intégrité territoriale.