Lors d'un premier entretien publié le mois dernier, nous avions eu l'occasion d'aborder avec Nicolas Offenstadt diverses questions relatives aux noeuds complexes de relations tissées entre l'histoire et la mémoire au prisme de la diversité des manière d'user - et d'abuser - du passé. Nous avions ainsi laissé de côté tout un ensemble de problèmes soulevés, dans ses divers travaux, par celui qui codirigea récemment Historiographies: concepts et débats, puis L'espace public au Moyen Age: discussions autour de Jürgen Habermas, deux publications qui ont fortement marqué la réflexion historiographique hexagonale. Cette mise à l'écart ne devait être que provisoire: dans ce second entretien accordé à nonfiction.fr, Nicolas Offenstadt revient ainsi sur diverses questions centrales de la réflexion sur l'écriture de l'histoire en ce début de XXIe siècle, telles que le comparatisme, le dialogue avec les sciences sociales, l'usage des modèles en histoire, le sens de la réflexivité, les conditions institutionnelles du travail de l'historien ou encore les défis de la biographie.

 

Nonfiction.fr – Il suffit de jeter un bref coup d’oeil à votre bibliographie, et notamment aux entreprises comparatistes que vous avez coordonnées ou auxquelles vous avez participé, pour prendre la mesure de votre intérêt pour la communication entre périodes : qu’est-ce qui selon vous justifie ces dialogues, ce comparatisme ? Et quelles en sont les limites ?

N. Offenstadt – C’est une vaste question ! Mais je vais essayer de vous donner quelques axes. D’abord, je pense qu’en histoire comme dans les sciences sociales, ce qui importe en premier lieu, ce sont les questions qu’on pose, plutôt que le terrain. Autrement dit, il me semble que l’intéressant dans la discipline Histoire – je ne parle pas du simple récit sur le passé qu’on peut lire comme un roman, pour le plaisir – ce sont les problèmes que l’on formule et que l’on tente de résoudre, avec éventuellement leur cortège d’enjeux pour le présent ou pour la compréhension épistémologique en général. D’une certaine manière, quand on envisage l’histoire comme un ensemble de problèmes – ce que font nombre d’historien depuis la mise en valeur de l’histoire-problème par Lucien Febvre et les Annales – et qu’on la pense intéressante quand les questions sont fortes et quand elles résonnent dans le présent, alors elle devient véritablement "discipline". De ce point de vue, le comparatisme va de soi dans cette discipline : les questionnements, les problématiques doivent pouvoir s’appliquer à diverses périodes,  avec toutes les réserves requises bien-sûr. Il faut que les problèmes soient transportables pour établir par ces échanges une véritable communauté critique.

Comme d’autres, j’ai des périodes préférées – la fin du Moyen Age, la Grande Guerre – mais ce sont avant tout des terrains, pour des questions plus générales qui m’intéressent plus particulièrement. Une question toute simple que j’ai abordée sur plusieurs thèmes, c’est par exemple celle de la domination sociale : comment elle se bâtit, comment elle se légitime, comment elle est reçue, quelles sont les manières de la contourner, est-ce qu’une domination est sans partage ou ce terme est-il souvent trop englobant… Cette notion qui m’a toujours intéressé, il est évident qu’elle peut être posée aussi bien pour les soldats dans les tranchées que pour les populations médiévales sur la place publique. La condition, c’est bien sûr de ne pas transporter le même questionnaire directement. En somme, le comparatisme entre périodes va de soi, parce que l’intérêt de l’histoire c’est celui de ses questions.

Autrement dit, il y a une histoire qui m’ennuie un peu : c’est l’histoire antiquaire, celle qui ne fait que décrire, comme si toutes les périodes se valaient et qu’il suffisait de les placer les unes à la suite des autres pour avoir une perspective historique. Cette histoire-là, je la trouve assez peu parlante, parce que si vous voulez savoir comment on domine au Moyen Age, et plus particulièrement comment domine Charles VI, il faut évidemment pouvoir demander également s’il y a d’autres modes de domination avant, après et à côté : c’est cela qui enrichit la compréhension. À partir du moment où vous êtes dans une optique de compréhension, d’analyse critique des enjeux, vous devez nécessairement vous demander en quoi votre période est spécifique. Bref, je trouve que l’histoire-problème est beaucoup plus historienne que l’histoire descriptive.

Le débat est parfois tranché dans le sens inverse, les historiens les plus positivistes diront souvent que ceux qui ont prétention à théoriser et à poser des problèmes sortent de la période pour s’étendre en généralités ; en réalité, je crois qu’on est beaucoup plus historien quand on est problématique, parce qu’on interroge chaque période par rapport à ses spécificités. L’histoire descriptive décrira une bataille des guerres puniques sur le même mode que celui par lequel elle décrira ensuite une bataille à l’époque féodale puis lors des guerres de Louis XIV. Et si le principe de description est le seul qui vous guide, alors, d’une certaine manière, on n’identifie pas les périodes. Les questions, au contraire, induisent les comparaisons, les clivages chronologiques, et rendent ainsi le processus historique beaucoup plus dynamique.

Nonfiction.fr – À rebours de cette ouverture vers les spécificités des périodes, pensez-vous que la démarche comparatiste puisse permettre de dégager des modèles, sinon universels, du moins trans-périodiques ? Ou doit-on au contraire se garder de rechercher de tels modèles, peut-être trop facilement déformants ?

N. Offenstadt – Il faut rechercher, peut-être pas des modèles, mais en tout cas des outils. Quand vous parlez d’un outil de travail utilisable pour différentes périodes, vous ne dites pas que l’outil sera le même pour ouvrir toutes les cases et pour décrire ou analyser tous les moments. Mais il y a, encore une fois, des questions, des problèmes, qui sont très élastiques, et donc très productifs.

Je vais vous donner un exemple que j’ai travaillé sous différentes modalités, qui est celui de "l’espace public" et des "affaires publiques". C’est un questionnement qui s’applique aussi bien à l’Antiquité qu’à l’époque contemporaine. Évidemment, les Bacchanales ne sont pas comparables avec l’affaire du sang contaminé ; mais ne peut-on pas – grâce à un certain nombre d’outils comme la sociologie de Luc Boltanski ou les travaux de l’anthropologue Élisabeth Claverie – bâtir la notion d’"affaire" comme un paradigme à partir, par exemple, des combats de Voltaire et de l’affaire Dreyfus ? Ne peut-on pas, à partir de ce modèle de l’"affaire" ou d’une variante telle que celui de "scandale public", saisir l’ "opinion" et "l’espace public" autour d’autres cas considérés comme des injustices ou comme des scandales ? Ce type de raisonnement, avec un certain nombre de propositions qui lui sont associées pour analyser de telles situations, ne peut-il pas ressurgir à différents moments ? Évidemment, une affaire ne va pas devenir publique et susciter de la controverse de la même manière dans la Rome antique et dans la société post-1945, mais ce modèle permet de poser un certain nombre de questions fécondes : comment une affaire se déclenche, quels sont les publics saisis, quelles sont les étapes, comment un affaire se rabat sur tel ou tel type de conclusion…

On a ainsi une "enveloppe" de questionnements et des protocoles de travail qui nous permettent d’interroger différentes périodes. C’est pour cela que je suis assez content des travaux qui ont donné lieu aux deux volumes Affaires, scandales et grandes causes, publié avec un collectif d’historiens et de spécialistes de sciences sociales   , et L’Espace public au Moyen Âge, qui vient de sortir   : à chaque fois, nous avons pu interroger sous différentes modalités comment un problème fait débat, comment la politique se constitue dans l’espace public. Mais j’insiste sur l’importance du protocole pour que l’enquête soit féconde : il ne s’agit pas de lancer une question très générale en disant : "débrouillons-nous, chacun mettra sous la notion de scandale ou d’espace public ce qu’il veut." Les fourre-tout sont ennuyeux. Pour qu’une catégorie ait un intérêt analytique, il faut la travailler et lui donner une forme avant de voir comment elle peut s’adapter dans l’histoire, si elle est heuristique, si elle peut être appliquée à chaque période, s’il faut la remodeler, etc. Dans les deux cas que je viens de prendre pour exemple, nous avons travaillé des formes, puis en suivant un protocole qui n’était pas hasardeux, nous les avons pétries comme une pâte, jusqu’à ce qu’elles donnent des résultats, ou jusqu’à voir qu’elles n’en donnaient pas – il faudra alors les remodeler d’une autre manière. L’intérêt du formalisme dans la recherche en sciences sociales est double : d’abord, il oblige chacun des chercheurs à se colleter à une vraie construction et à évaluer ce qui en elle fonctionne, ou ne fonctionne pas dans tel ou tel cas ; et ensuite, il enrichit considérablement le dialogue entre périodes, puisqu’il fournit une base commune complexe et articulée à la confrontation critique des situations.

Nonfiction.fr – On a le sentiment que si la comparaison fonctionne souvent assez bien entre les périodes voisines, elle a tout de même ses parias. Dans l’enquête sur L’Espace public que vous avez codirigée dernièrement, on parle bien-sûr du XXe siècle et du Bas Moyen Âge, mais aussi du XVIIIe, du XVIe et même de l’Antiquité athénienne ; mais jamais du Haut Moyen Âge ! Ce constat vaut globalement pour l’ensemble des synthèses pourtant sur "tel objet de l’Antiquité à nos jours". Pour dire les choses de façon provocante, c’est comme si on avait finalement annexé la Renaissance à l’époque moderne au prix du plus grand oubli d’un nouvel "âge moyen", et par conséquent, d’une solution de continuité rompant la communication directe entre l’Antiquité et le dernier millénaire. Partagez-vous ce constat, et le cas échéant, comment l’expliqueriez-vous ?

N. Offenstadt – Vous avez absolument raison, et deux choses expliquent peut-être cela. Il y a d’abord sans aucun doute une raison documentaire, puisque le Haut Moyen Age est une période où les sources sont plus rares. On parle d’une révolution documentaire à partir du XIIe siècle : l’explosion des chancelleries, royales puis princières et ensuite urbaines, a fait qu’on a quand même beaucoup plus de documents – par exemple sur ces questions de l’espace public, de l’opinion et des pratiques politiques – à partir d’un Moyen Age central, puis encore plus à une époque où les administrations deviennent très productrices d’écrits et d’archives. Pour ces raisons de sources, il est beaucoup plus facile d’étudier des affaires ou des débats politiques à partir des XIIe-XIIIe siècles. Cela ne veut bien évidemment pas dire que les historiens spécialisés dans les périodes antérieures ne seraient pas en mesure de répondre à ces questions-là, mais cet enjeu est déjà très lourd.

Le deuxième élément, qui est lié au premier, c’est que si on a en général peu de sources sur cette période, on en a encore moins sur les catégories qui formeraient une éventuelle opinion, ou qui dans tous les cas animeraient un espace public, et qui participeraient à la construction de scandales ou d’affaires. En d’autres termes, vous n’obtenez pas les mêmes informations par l’étude des capitulaires et des récits de miracles que par celle des archives urbaines à partir du XIIIe siècle où vous avez parfois même la trace, dans des enquêtes judiciaires, de ce que pouvait penser un domestique du gouvernement local. Le "peuple" ou l’"opinion" sont donc sans doute moins saisissables encore dans cette période de relative rareté documentaire, qu’atteignent très difficilement nos questionnaires.

Mais il y a aussi la question de la constitution des rapports et des champs de travail entre historiens. C’est une période très spécifique, par ses documents comme par les types de populations atteignables par ces documents, dont l’étude a ses logiques propres, ce qui peut parfois rendre les contacts moins "naturels" avec les spécialistes d’autres époques. Les liaisons entre universitaires et les mécanismes institutionnels sont toujours importants dans la constitution des objets de recherche et leur mise en oeuvre. Et puis il y a aussi le hasard des intérêts : certains historiens sont moteurs dans tel ou tel domaine, et font que telle période qui paraissait marginale par rapport à certaines questions devient beaucoup plus centrale. Ces intérêts sont d’ailleurs eux-aussi liés à la structure du champ universitaire, aux regroupements plus ou moins spontanés par affinités, etc.

Nonfiction.fr – Votre travail témoigne d’un autre aspect important de la question des échanges dans la recherche en histoire. Vous l’avez dit, plusieurs ouvrages que vous avez récemment codirigés instaurent un dialogue avec la sociologie pragmatique, la philosophie politique, etc. Dans L’Espace public..., vous rappelez d’ailleurs que le dialogue entre histoire et sciences sociales n’est pas neuf en lui-même. Cela dit, on perçoit tout de même un souffle novateur dans ces entreprises, qui semblent revêtir une dimension "épistémologiquement  revendicatrice" et instaurer un échange selon de nouvelles modalités : s’il y a du neuf dans cette relation, en quoi vous semble-t-il résider?

N. Offenstadt – Je pense effectivement que la relation est partiellement renouvelée, même s’il est aussi vrai que nous ne sommes pas les premiers à avoir tenté de faire dialoguer plus étroitement les sciences sociales et l’histoire. La génération des Annales, de Marc Bloch et Lucien Febvre, était déjà très attentive à tout un ensemble de travaux des sciences sociales, ils discutaient avec les durkheimiens, parfois avec les folkloristes, etc. Il y a donc eu de nombreuses formes de discussion, parfois même d’hybridation, comme dans les années 70 avec l’anthropologie historique. L’anthropologie a clairement envahi les réflexions des historiens, sur les structures familiales et de parenté, sur les mythes et les rites, etc., mais la notion même d’anthropologie historique montre qu’il y a eu plus qu’un simple emprunt : elle revient à dire qu’il y a une forme de travail qui mélange l’histoire et l’anthropologie. On pourrait rajouter à cet exemple celui de la socio-histoire développée notamment autour de Gérard Noiriel   .

Qu’est-ce qui nous différencie de ces deux tentatives, qui restent fondatrices et sur lesquelles s'appuient nos travaux, et qu’y a-t-il de nouveau dans les entreprises que nous avons évoquées ? Je pense d’abord que l’anthropologie historique comme la sociohistoire avaient derrière elles un paradigme très fort, à la fois imposant et, parfois limitatif. Tout le modèle de l’anthropologie structurale, lévi-straussienne, et le structuralisme de l’époque – avec de très nombreuses nuances et beaucoup de variété – a fortement imprégné les grands travaux de l’époque, qui portent sur "les structures de la parenté", médiévale en particulier. Mais la confrontation était à la fois rude et assez déterminée avec ces modèles : on ne faisait pas de l’anthropologie en toute liberté, certaines formes en imposaient par leur qualité et leurs capacités explicatives. La sociohistoire est aussi très riche et ouverte sur de multiples courants, mais au départ il y avait quand même une influence particulièrement forte de la sociologie structurale de type bourdieusienne, qui orientait largement l’analyse vers la recherche de liens indirects entre les individus, de modes de domination et de construction des identités contraintes, etc. Ces rencontres ont sans aucun doute été fécondes, elles ont produit de nombreux résultats, dans l’ombre de figures tutélaires extrêmement puissantes.

Je pense que nos tentatives, parmi d’autres, ont un rapport peut-être plus libre, plus lâche et plus décomplexé aux sciences sociales. Il me semble que nous travaillons là où les modèles sont utiles, là où on peut emprunter des formes produites par l’anthropologie ou la sociologie sans emprunter forcément l’ensemble des schémas qui s’y rattachent. On peut discuter sans contradiction aucune avec la sociologie de Luc Boltanski puis ensuite dialoguer avec la philosophie d’Habermas : Patrick Boucheron et Stéphane Van Damme, par exemple, ont participé aux deux expériences. Les sciences sociales forment aujourd’hui un ensemble très riche, polymorphe, et en fonction des questions que se posent les historiens, ils ne sont pas obligés de revenir toujours aux mêmes rives : ils peuvent emprunter successivement des chemins différents, qui sont parfois des chemins de traverse, quitte à arriver dans une impasse et à repartir autrement. La forme "affaire", par exemple, n’est qu’une des parties de la sociologie de Luc Boltanski, et c’est une partie qui n’impliquait, pour les historiens qui ont travaillé sur la question, ni d’adhérer, ni de reprendre toutes les manières de fonctionner de la sociologie pragmatique. Nous avons travaillé sur une forme établie principalement à partir de cette matrice de la sociologie pragmatique, mais cela n’impliquait pas que tout le monde devait avoir lu l’ensemble des travaux de Boltanski ou du GSPM   ou employer le même vocabulaire. Bien sûr, certains diront que c’est une façon de picorer des modèles à différents moments, et de ne jamais vraiment se tenir à des matrices explicatives : c’est une critique qu’on adresse souvent, mais de mon côté, j’assume pleinement cette façon de faire. Je pense que certains outils peuvent fonctionner pour certaines questions, et d’autres pour d’autres questions. On dit qu’aujourd’hui, l’histoire est éclatée ; mais les sciences sociales le sont aussi, malgré tout ce qu’elles ont en commun.

Cette liberté, on la retrouve dans la manière d’utiliser les outils des sciences sociales. Elles peuvent souvent servir de point de départ – et je répète combien je trouve important d’avoir une forme de départ et un protocole de travail solides – mais comme je le disais précédemment, ces formes sont appelées à évoluer à mesure qu’on les pétrit, voire à être partiellement ou totalement rejetées. C’est véritablement comme cela que nous avons travaillé à partir de la notion extrêmement puissante d’ "espace public" théorisée par Habermas : on a souligné ce qui en elle nous semblait utile pour le Moyen Age, certains l’ont abordée de front, d’autres l’ont prise par la marge… On met l’oeuvre au centre, mais elle n’est pas une ombre tutélaire, et c’est ce rapport qui, je crois, est fécond.

Nonfiction.fr – Pour ce qui concerne la notion habermassienne elle-même, on constate en effet à la lecture des diverses contributions de L’Espace public… que vous en avez principalement fait un usage heuristique, sans nécessairement chercher à en proposer des inflexions pour son usage en dehors du cadre médiéval.

N. Offenstadt – Oui, et en cela notre rapport à la théorie sociale diffère par exemple, du rapport que des historiens pouvaient entretenir à Marx dans le passé. C’est sans doute là qu’on a observé l’influence la plus écrasante. Quand on commençait à travailler dans une perspective marxiste ou marxienne, un peu plus décalée, on s’embarquait avec des modèles particulièrement imposants, et il était très difficile, dans les années 70, de prendre un petit bout de Marx pour penser le reste de son objet de façon indépendante. Je pense que cela aurait paru au mieux étonnant, au pire hétérodoxe, et dans tous les cas peu recevable. Le fait que nous n’ayons plus vraiment de paradigme dominant nous laisse cette liberté, qui est peut-être aussi parfois un bricolage critiquable – et tout n’est sans doute pas parfait dans ce rapport que vous identifiez à raison comme nouveau –, mais je crois en définitive que nos résultats sont enrichis de ce qu’on s’autorise plus de choses.

Nonfiction.fr – En d’autres termes, ce changement, c’est aussi et largement celui des sciences sociales.

N. Offenstadt – Oui, et je me demande si il n’y a pas aujourd’hui une modestie des sciences sociales. Dans un article, Jacques Revel demandait si les sciences sociales avaient tant que cela contribué à éclairer le sort de l’humanité en nourrissant la perspective critique (("Histoire et sciences sociales : une confrontation instable", Passés Recomposés, Paris, Autrement, 1995, pp. 69-81) : on peut en douter, et dans tout les cas, cela mériterait d’être discuté. À l’époque du marxisme triomphant et de la sociologie triomphante, on aurait pu penser que les sciences sociales seraient un outil de transformation sociale puissant ; aujourd’hui, on est bien forcé de reconnaître que cette transformation n’est pas mesurable de manière si nette qu’on aurait peut-être pu l’imaginer. Cela conduit à une certaine modestie interprétative, et donc aussi à accepter une certaine pluralité. Je ne dis pas, bien-sûr, que tout se vaut et que tous les paradigmes sont équivalents : certains permettent des programmes de recherche bien plus forts. Mais la manière de les agencer est beaucoup plus souple.

Nonfiction.fr – Le livre que vous avez codirigé avec Didier Lett sur les "Pratiques du cri au Moyen Âge"((Haro ! Noël ! Oyé ! Pratiques du cri au Moyen Age, Paris, Publications de la Sorbonne, 2003)) est particulièrement révélateur du fait que le recours aux sciences sociales permet à la fois d’explorer de nouveaux champs d’investigation en histoire et d’apporter un regard décentré sur les objets des sciences sociales.

N. Offenstadt – Tout-à-fait. Dans le cas du travail que vous évoquez, c’est l’anthropologie historique qui nous a aidés à saisir cet objet qu’est le cri. Dans l’ensemble, le fait que des historiens se saisissent des objets des sciences sociales pose la question de la place de leurs recherches vis-à-vis des théories avec lesquelles ils dialoguent. Je pense que l’histoire peut aussi servir les sciences sociales en leur donnant des terrains d’enquête parfois exotiques par rapport à leurs questionnements, alors que les sociologues n’ont pas forcément les compétences pour les investir. Je crois donc qu’il faut aussi imposer aux sciences sociales, comme historiens, l’idée que nos terrains sont des lieux valides pour réfléchir, et non pas seulement des prétextes théoriques, des illustrations introductives ou des exemples qu’on va piquer ici et là sans prendre l’exemple suivant parce qu’il ne correspondra pas à la démonstration qu’on tente de faire. Il faut faire accepter, comme cela se fait par exemple en science politique, que l’histoire a des endroits de réflexion. Le dialogue ne consiste donc pas seulement, pour les historiens, à rester béat devant des modèles puissants éclairant leurs pauvres sources de leur grande  lumière : il doit aussi leur permettre de mettre en garde les chercheurs en sciences sociales devant les limites de leurs analyses, du moins lorsque celles-ci reposent sur des dimensions temporelles, et peut-être de les inviter à faire évoluer leurs modèles sur tel ou tel point écorché par la confrontation empirique à la réalité historique. De ce point de vue, il nous revient donc de faire profiter les sociologues et autres des méthodes qui nous permettent d’aborder les singularités des sociétés anciennes. Je ne dis pas que cela réussisse toujours et que l’échange soit toujours fructueux, mais on doit essayer de se faire entendre, parce qu’on a des choses à dire sur les logiques et sur les pratiques de ces sociétés, et aussi parce que les théoriciens du social ont parfois tendance à ne pas spontanément confronter leurs modèles à des situations empiriques pour les valider.

Et puis il y a toujours aussi cette défiance devant l’étrangeté. Comme médiéviste, je pensais par exemple que les terrains médiévaux étaient d’autant plus passionnants pour des politistes qu’ils s’aventuraient très peu sur nos terrains, et qu’ils ne le faisaient guère qu’à partir de la lecture de Duby ou de Le Goff, en ayant le sentiment d’avoir fait le tour de la question. Leurs considérations avaient très peu de prises avec la recherche actuelle et avec des travaux récents. Avec plusieurs collègues, nous avons donc organisé une journée d’étude consacrée à l’histoire médiévale et aux sciences politiques, que je considère comme un échec : à la fin de cette journée, j’avais le sentiment que les choses ne s’étaient pas enclenchées, et en définitive, que les politistes avaient regardé de loin les questions médiévales sans vraiment les investir. Et de fait, on ne peut pas aborder une question de politique des XIVe-XVe siècles en ne lisant qu’un ou deux manuels aussi solides soient-ils. La conséquence, c’est que sur ces périodes, en sciences politiques et sociales, on s’en tient souvent à des acquis de la discipline historiques parfois tout-à-fait dépassés. Le dialogue peut donc être grippé, difficile du point de vue des sciences sociales, qui ont parfois l’impression que pour arriver à tirer un résultat utilisable pour leur domaine, il faudrait un investissement  difficile à réaliser quand on a déjà à suivre les développements d’une discipline aux productions galopantes aujourd’hui.

Nonfiction.fr – Cette façon de considérer l’histoire comme un interlocuteur des sciences sociales peut être très déstabilisant pour les lecteurs non universitaires, puisqu’elle semble finalement très éloignée de la façon de faire de l’histoire par la production d’un récit. En d’autres termes, le chaland peut être étonné de voir toute une somme consacrée au "cri" au Moyen Age, et ne pas en comprendre l’intérêt dès le premier abord.

N. Offenstadt – Absolument. Mais il faut bien offrir d’autres lectures de l’histoire si l’on refuse les grands récits nationaux, téléologiques. On en a parlé lors de notre premier entretien : c’est dans les périodes qu’on considère comme instable et lorsqu’on veut redonner aux gens l’illusion du Père Noel qu’on rebâtit ce grand récit. Quand on met en chaîne saint Louis, puis Philippe Auguste et les autres, quand on présente en définitive les baillis et les sénéchaux comme les ancêtres des préfets, ou quand on veut faire de nos institutions et de notre territoire le produit de telles accumulations, on est dans le conte, parce que les enjeux et les contextes méritent à chaque fois d’être compris pour ce qu’il sont et non pous ce qu’ils prépareraient forcément.

Pour ma part, je pense que la construction de telles continuités est quelque chose dont les historiens doivent se méfier. On en connaît maintenant les effets délétères : tout grand récit à ses exclus, et la dernière sortie de Claude Guéant appelant à une hiérarchie des civilisations est à l’évidence le produit de ces récits-là, puisqu’elle oppose des civilisations construites au fil de longues accumulations à d’autres qui ne l’auraient pas autant été. Moyennant quoi il faudrait d’ailleurs qu’il nous explique certains "reculs", comme la période 33-45, et qu’il nous précise à quelle civilisation elle appartient. Plutôt que de contribuer à produire ce genre de récits faussement rassurants, le rôle des historiens est donc peut-être plutôt de participer à l’élaboration d’instruments critiques susceptibles d’être déplacés d’un temps à l’autre pour comprendre comment les sociétés tiennent ou ne tiennent pas ensemble.

Et pour en revenir à l’exemple que vous citez, vous avez raison, mais il ne faut pas oublier que le cri a été un puissant mode de régulation sociale au Moyen Age, que les décisions des autorités étaient notifiées par le cri. Le rôle des historiens, c’est ici justement de dire que les gens du passé étaient "autres", et non pas "déjà nous" en attendant d’être nous. L’histoire, c’est un rapport à l’altérité qui consiste certes à rapprocher les morts des vivants, mais des morts qui ne sont pas nous, qui en sont même parfois extrêmement loin, et dont il nous revient de restituer les logiques de vie, comme celles des cris médiévaux, indépendamment de toute téléologie historique.

Nonfiction.fr – Votre actualité éditoriale a été marquée, en 2010 et 2011, par plusieurs publications relatives à "l’historiographie" comme objet, qui prennent chacune à leur manière la forme de bilans faisant le point sur une étape pour ensuite ouvrir des perspectives. Vous semble-t-il qu’ont ait atteint un nouveau seuil en matière d’épistémologie et, notamment, de réflexivité ? 

N. Offenstadt – Avant de répondre directement à cette question, je dois dire à quel point l’historiographie me semble importante. Cela n’a pas tant avoir avec la nature particulière de mes travaux, mais je pense qu’il est absolument crucial de réfléchir sur ses pratiques et sur leur signification quand on fait de l’histoire. D’autant plus aujourd’hui, alors que les sciences sociales sont souvent attaquées pour leur pseudo-inutilité, pour leur "décalage" par rapport aux enjeux et aux besoins sociaux. Je pense que pour se défendre, il faut être armé, et que pour les historiens, l’historiographie est une arme de défense. Être capable de penser ce que l’on fait, dans le temps long, de penser les ruptures récentes, de réfléchir à la position qu’on doit avoir par rapport aux questions qui concernent la profession, tout cela rend l’historiographie particulièrement centrale dans le métier ; non pas seulement vis-à-vis du métier – parfois on en a besoin, d’autres fois moins –, mais dans la réflexion sur notre existence même comme historiens.

C’est pour cela que j’apprécie beaucoup ce que font Patrick Garcia, Christian Delacroix et François Dosse, tout en étant très différent d’eux, pour diverses raisons de génération, de rapport à l’institution, etc. Je trouve leur travail extrêmement important parce qu’ils incitent les historiens à réfléchir sur leurs pratiques, sur leur situation, sur leurs possibilités de se positionner sur tel ou tel problème. Et je trouve aussi que le fait qu’ils travaillent de manière collective donne une visibilité très heureuse à leurs travaux – à cet égard, leur dernier manuel sorti en poche a marqué une étape. Ils ont contribué, avec d’autres, à imposer une forme de réflexivité aux historiens, une exigence d’être en intelligence avec notre métier. C’est donc d’un ensemble de convergences et de différences qu’est né le projet qui a donné lieu aux deux volumes d’Historiographies : concepts et débats   . Le but n’était bien évidemment pas de donner une norme, mais plutôt de contribuer à lutter contre tous impensés qui font de l’histoire une pratique qui irait de soi. Notre but était donc de situer notre métier et de lui donner des contours, quitte à ce qu’ils soient discutés. Il y a des sociétés où le passé n’intéresse pas, où il est purement utilitaire, et cela pose un certain nombre de questions à notre pratique.

Pour en revenir maintenant à votre question, cette idée, qui d’ailleurs a été assez bien reçue, c’est aussi ce qui fait marcher une discipline : lorsque vous interrogez une pratique pour en dresser un bilan, cela revient aussi à évaluer ce qui est solide, ce qui tient, ce qui permet de rebondir vers d’autres horizons historiographiques, et ce qui au contraire s’avère fragile, peu utilisable. Ça a donc une certaine utilité pour la pratique elle-même. En ce moment, par exemple, je passe beaucoup de temps dans les archives pour la rédaction de mon habilitation ; or tous mes questionnements se nourrissent d’une réflexion historiographique. En d’autres termes, il ne s’agissait pas, d’un côté, de spéculer en présentant dans un Que Sais-Je ? l’histoire comme elle est et comme elle peut être, et de l’autre, d’accomplir un véritable travail sur les sources : la réflexion historiographique guide clairement ma réflexion sur le choix de mes textes, leur traitement, etc. Lorsque je lis les documents, dans la salle d’archives, je repense à certaines questions proprement historiographiques, parfois cela m’arrête, infléchit certaines manières de lire le document, amène à faire attention à d’autres aspects que ceux prévus initialement. Ainsi, le but n’est pas seulement de valoriser des courants novateurs, c’est aussi de permettre de situer ses choix méthodologiques pour en prendre pleinement la mesure, et peut-être les réévaluer en fonction de ce qui a été fait et de ce qui ne l’a pas été. Il ne s’agit donc pas seulement d’évaluer les avancées de la recherche : l’arme de défense qu’est l’historiographie est indissociable de son utilité instrumentale pour l’historien seul dans ses archives. C’est aussi pour cela que je trouve toujours incomplets les livres d’histoire qui négligent de présenter leurs choix méthodologiques en regard des travaux de leurs prédécesseurs, alors qu’on sait très bien qu’ils s’inscrivent dans un certain nombre de débats.

Nonfiction.fr – C'est dire que si on doit identifier un seuil, il est plutôt dans le statut de l’histoire et dans le climat de suspicion qui l’entoure que dans les objets et les méthodes de la recherche…

N. Offenstadt – Oui, même si on observe aussi depuis quelques petites décennies un nouveau rapport à la réflexivité, à la question de la "vérité" qu’on prend à la fois de manière moins naïve tout en en défendant des acquis. Les objets eux-mêmes sont élargis sans fin. Il y a à l’évidence un certain nombre d’évolutions de ce côté-là, dont on a essayé de dresser le bilan dans Historiographies, puis sur lesquelles je suis revenu dans le Que Sais-Je ? Mais parmi elles, il y en a un grand nombre dont on ne perçoit pas encore les aboutissements. C’est évident, en France, pour ce qui est de l’"histoire connectée", cette histoire qui connecte les espaces géographiques pour essayer de voir comment on peut ne pas seulement faire une histoire comparée, mais aussi une histoire-monde aux horizons élargis : en France, malgré la multiplication des travaux, on n’en mesure pas encore complètement les résultats dans la discipline   . Est-ce qu’elle restera une histoire de pionniers ? Est-ce qu’elle irriguera le champ ? Autrement dit, le bilan doit être permanent : on doit s’arrêter de temps en temps pour cadrer, donner des contours, clôturer certains domaines. Régulièrement, certaines promesses de renouvellement se fragilisent, certains enthousiasmes s’étiolent, et c’est ce qui entretient notre acuité.

Nonfiction.fr – Sur ce thème du renouvellement, vous avez dirigé pendant quelques années aux Presses de science-po une collection destinée à accueillir des biographies placée sous le signe de la rupture. Quels sont ces écueils de la biographie que vous souhaitiez éviter, et pourquoi s’attacher finalement à ce genre malgré les risques qu’il présente ?

N. Offenstadt – Ce qui m’intéressait, c’était d’expérimenter toutes les critiques qui avaient été faites autour de la biographie en histoire, et de voir comment elles pouvaient être vaincues empiriquement. On disait que la biographie instaurait de fausses continuités, qu’elle ne tenait pas assez compte des contextes, des contraintes, etc. J’ai donc voulu prendre au mot ces critiques, et notamment le fameux article de Pierre Bourdieu sur "l’illusion biographique"   , qui disait en gros que la biographie était une reconstruction impossible puisqu’il aurait fallu reconstituer tous les "champs" traversés par les individus, ce qui est irréalisable en pratique. Il y avait aussi d’autres types de critiques, qui montraient que les représentations de beaucoup de "personnages" ont plus été façonnées par leurs diverses images que par ce qu’on peut empiriquement attester d’eux.

J’ai donc accepté de diriger cette collection à condition qu’on face dans l’expérimental. Il fallait à la fois s’efforcer de garder la forme des historiens – travail des archives, construction de récits, etc. – et trouver une jonction entre ce travail habituel et les critiques formulées à l’encontre de la biographie. J’ai donc cassé la dimension linéaire en concevant une biographie en deux parties, et en proposant de construire d’abord les personnages retenus à partir des images qui les ont façonnés – c’est pour cela que la collection s’appelait "facettes". Ce qui produit un personnage, ça peut être son enfance, les biographies écrites de son vivant, la manière dont lui-même s’est constitué ; ça peut être des images construites a posteriori, comme c’est souvent le cas pour les grands hommes auxquels on a voué un culte ; l’image des grands personnages peut aussi parfois s’inscrire dans des grandes matrices antérieures – c’est ce qui avait bien été montré, par exemple, pour le rapport des images de Gandhi   et d’Ho Chi Minh   aux grandes figures prophétiques propres à l’Inde ou à l’Indochine. De cette manière, on a pu casser cette idée de la singularité et de la continuité de vie, pour dire qu’un homme était d’abord un ensemble de "facettes" d’origines diverses. Après, la deuxième partie des biographies essayait de restituer quelques logiques fortes, sans présupposer que toutes les logiques allaient forcément fonctionner de manière fluide les unes avec les autres. Il s’agissait donc de choisir quelques éléments de cohérence constituant les lignes de force du personnage aux yeux de celui qui écrivait la biographie, et de montrer comment ils avaient une dynamique propre, en les articulant ou non les uns aux autres. L’idée était donc déjà d’instaurer des terrains d’expérience pour voir des problèmes se développer. Après, certaines des biographies ont été plus conforme que d’autres au projet initial issu de la critique faite au genre.

Nonfiction.fr – Pour faire écho à notre précédent entretien, en liant étroitement l’étude de certaines vies à celle de leurs images et de leur postérité, vous proposiez finalement de tirer les conclusions épistémologiques des usages du passé pour  l’écriture historienne de la biographie…

N. Offenstadt – Oui, absolument. C’est un aspect de la réflexivité dont nous parlions tout à l’heure. Être réflexif et considérer que travailler sur un objet, c’est d’abord interroger tous les contours de sa transmission jusqu’à nous, cela oblige à prendre en compte sa postérité. Les objets sont rarement innocents, et ils ne sortent pas tout cuits des archives ni d’un cerveau fécond d’historien, même si nos choix sont importants. Ils ont été l’objet d’un certain nombre d’usages, de pratiques, et je pense effectivement que dénouer ces usages et ces pratiques avant de se lancer dans l’étude d’un objet, ça  fait partie du métier, c’en est un aspect très intéressant 

Nonfiction.fr – Vous parliez tout à l’heure des réseaux intellectuels. À ce sujet, les noms de Patrick Garcia et de Christian Delacroix bien-sûr, mais aussi ceux de Patrick Boucheron, de Philippe Olivera ou de Stéphane Van Damme – arrêtons-nous là – reviennent plusieurs fois dans les ouvrages auxquels vous avez participez. Quelle vous semble être l’importance des institutions et des réseaux intellectuels dans la production et dans la circulation des idées ?

N. Offenstadt – Les milieux, bien évidemment, sont cruciaux. Nous avons, en France, une grande chance ou une grande malchance qui est la centralité parisienne : c’est une chance quand on peut en bénéficier, et une malchance, parfois, lorsqu’on est trop éloigné. Pour ma part, j’ai eu la chance de faire partie d’une école doctorale – à Paris I – qui a été un vivier de gens qui sont tous devenus des historiens très productifs : dans mon cas comme dans d’autres, on voit donc que c’est très tôt que se constituent parfois des "réseaux", des milieux très porteurs. Pourquoi le sont-ils ? Tout simplement parce que vous ne pouvez pas tout lire, parce que vous ne pouvez pas tout saisir tout seul. Le collectif permet d’assurer beaucoup plus efficacement toute une digestion de la bibliographie étrangère et des historiographies sur différents domaines, par des discussions souvent informelles. Mais on est ici à un niveau infra-institutionnel.

Dès le doctorat, dans divers cercles d’échange, on discutait de très près de nos travaux, de l’actualité de la recherche, des débats historiographiques, de ce qui nous scandalisait et de ce qui nous passionnait, ce qui nous permettait de "vulgariser" un grand nombre de travaux sur divers champs qui n’étaient pas strictement les nôtres, donc de dépasser l’étroitesse de nos propres spécialités – et certains de ceux avec qui j’échangeas il y vingt ans, en début de recherche, sont encore des interlocuteurs réguliers ou occasionnels. La période du doctorat me paraît donc particulièrement importante dans la constitution des réseaux, surtout dans le cadre des grandes écoles doctorales structurées, et c’est effectivement par leur biais qu’on peut entretenir une certaine familiarité avec divers champs de la recherche. Mais il s’agit très largement de milieux informels, variables et recomposables.

Pour ce qui me concerne, et au moins jusqu’à présent, le rôle des institutions a donc été assez secondaire. Les universités ont aussi leur rôle, par les crédits qu’elles distribuent comme par ce qu’elles favorisent l’inscription dans une génération, entre aînés et étudiants, avec lesquels on échange également. Mais ce sont les réseaux par affinité qui, sans doute, décident des liens les plus déterminants. Les grandes universités comme celle de Strasbourg ou l’EHESS ont pu rassembler des gens à un moment donné, mais vous avez remarqué que dans tous les travaux dont nous avons discuté, le critère n’est jamais institutionnel, ni même d’être universitaire. Aujourd’hui, l’effet de milieu joue peut-être d’autant par rapport à l’effet d’institution qu’il est largement favorisé par internet

* Propos recueillis par Pierre-Henri Ortiz


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- P. Boucheron, N. Offenstadt (dir.), L’Espace public au Moyen Age. Débats autour de Jürgen Habermas, par Pierre-Henri Ortiz.

- C. Delacroix, F. Dosse, P. Garcia, N. Offenstadt (dir.), Historiographies : concepts et débats, par Anne-Sophie Anglaret.

- Notre série d'entretiens "L'histoire publique - l'enjeu de la mémoire", premier cycle de la rubrique "L'histoire maintenant: les grands entretiens pour l'histoire".