Un travail d’investigation de journaliste conçu comme une contribution au débat en cours sur la réforme indispensable de la garde à vue.  

La publication de cet article vient consacrer le lancement du pôle Droit pénal de nonfiction.fr, qui sera animé par Daniel Mugerin.

 

Gardés à vue, de Matthieu Aron, journaliste, rédacteur en chef à France Info, où il est en charge des affaires de justice et de police depuis quinze ans, est un livre de témoignage et d’enquête. Son propos n’est pas d’exposer, à la façon d’un manuel de procédure pénale, la procédure de la garde à vue. Après avoir rappelé, citations d’articles du code de procédure pénale, du code de la route ou encore du code de la santé publique à l’appui, la raison d’être et l’utilité de la mesure de garde à vue, son souci, que traduit le titre même de son livre, est de donner la parole d’abord aux citoyens, aux hommes et aux femmes qui, quotidiennement, sont victimes de la garde à vue. Le terme "victimes" n’est pas impropre ou exagéré : la garde à vue n’est plus du tout la mesure provisoire privative de liberté motivée par les nécessités d’une enquête et appliquée uniquement à des auteurs d’infractions ou suspectés tels. Au contraire, elle a été dénaturée au point d’être devenue une sanction, une humiliation, une "micro-peine de prison de quelques heures"    .

 

La France, terre natale des droits de l’homme, dépassée par l’Europe

 

Le livre de Matthieu Aron doit être savouré. Il est publié dans un contexte précis : l’annonce, en janvier 2009, par Nicolas Sarkozy d’une réforme profonde de toute la procédure pénale française est intervenue un mois seulement après l’arrêt rendu le 27 novembre 2008 par la Cour européenne des droits de l’homme (affaire Salduz contre Turquie, req. n° 36391/02), dans lequel le juge européen a jugé qu’"il est porté une atteinte aux droits de la défense lorsque des déclarations faites lors d’un interrogatoire subi sans assistance d’un avocat sont utilisées pour fonder une condamnation". L’aléa du calendrier judiciaire faisant bien les choses, la Cour EDH a, dans un arrêt rendu le 13 octobre 2009 (affaire Dayanan contre Turquie, req. n° 7377/03), confirmé qu’une personne placée en garde à vue doit bénéficier de "toute la vaste gamme d’interventions qui sont propres au conseil. A cet égard, la discussion de l’affaire, l’organisation de la défense, la recherche des preuves favorables à l’accusé, la préparation des interrogatoires, le soutien de l’accusé en détresse et le contrôle des conditions de détention sont des éléments fondamentaux de la défense que l’avocat doit librement exercer".

 

Toute personne intellectuellement normalement constituée voit bien que les arrêts de la Cour EDH, tous deux intervenus dans le cadre d’un litige qui relevait de la compétence de la justice turque, trouvent à s’appliquer au cas de la France. En effet, dans l’état actuel du droit français, une personne gardée à vue n’a droit à l’assistance d’un avocat que dans la limite de trente minutes, au début de la garde à vue, ou de nouveau encore pour un maximum de trente minutes au début de la période de renouvellement de la garde à vue. Celle-ci ne peut pas, sauf les cas de participation à une association de malfaiteurs, de proxénétisme aggravé, d’extorsion de fonds, de destruction ou de vol commis en bande organisée, excéder vingt-quatre heures et être renouvelée plus d’une fois. En dehors des courts moments d’entretien autorisé entre l’avocat (en l’état, le droit interdit à ce dernier d’avoir accès au dossier et, par conséquent, de connaître le détail des faits à l’origine de la privation de la liberté) et la personne gardée à vue, cette dernière est livrée à elle-même. Matthieu Aron expose de façon convaincante le degré de gravité auquel cette situation conduit.

 

La méthode utilisée par Matthieu Aron est efficace

 

En effet, alors que toute critique des abus de la garde à vue est fréquemment reçue avec suspicion ou dérision, par exemple comme la manifestation d’un parti pris pour les délinquants au détriment du droit des victimes, ou encore une attaque contre les services de police ou de gendarmerie, l’auteur, tout d’abord, relate sa propre expérience d’une garde à vue pour des faits sans lien avec les critères que la loi énumère comme devant justifier la privation de liberté, ensuite désamorce la réplique. "Je n’ai pas écrit ce livre pour régler des comptes"   . Il est aisé de l’entendre puisque la parole est donnée non seulement aux gardés à vue mais également à tous les acteurs de la garde à vue : policiers, gendarmes, procureurs, avocats, médecins.

Tous suspects

 

La description de l’absurdité et du caractère ubuesque des cas de placement en garde à vue, en particulier pour les cas d’infraction alléguée au code de la route, qui fait l’objet du premier des quatre chapitres du livre, rend suspecte toute personne qui continuerait de défendre la procédure telle qu’elle continue d’exister. Le ridicule le dispute au tragique, la bêtise à l’ignorance des règles les plus élémentaires du droit par nombre de celles et ceux qui sont chargés d’en assurer le respect. La démonstration de Matthieu Aron est convaincante parce qu’elle s’appuie, dans le deuxième chapitre, sur le témoignage et le concours de professionnels de la justice et de la police, y compris de hauts fonctionnaires, qui sont parfaitement conscients du caractère intenable du système en vigueur et des difficultés considérables qu’il crée pour le respect du droit des personnes et le travail des policiers. Le syndicat national des officiers de police (SNOP), Marc Beaudet, commissaire divisionnaire, chargé des études à l’Inspection générale de la police nationale, Roger Beauvois, magistrat, président de la Commission nationale de déontologie de la sécurité (CNDS), Naïma Rudloff, procureur, chef de la section P 12 du Parquet de Paris, Michel-Antoine Thiers, capitaine de police, Christophe Soulez, universitaire, chef de département à l’Observatoire national de la délinquance (OND), Sylvie Feucher, présidente du Syndicat des commissaires de la police nationale (SCPN) : toutes et tous, avec d’autres, notamment le Bâtonnier de l’Ordre des Avocats de Paris, Me Christian Charrière-Bournazel et Me Stéphane Beaugendre, ancien président du Syndicat des avocats de France, exposent de façon irréfutable et éclairante les rouages de la mécanique infernale qui ont conduit la France à connaître plus de 900.000 gardes à vue par an, soit en réalité 300.000 de plus que ce que les chiffres officiels publiés par le ministère de l’Intérieur, au prix d’artifices et de manipulations statistiques analysés par l’auteur, voudraient faire admettre. Aucune catégorie sociale n’est désormais épargnée par la mesure de garde à vue qui, devenue largement automatique, ne concerne plus uniquement ce que l’auteur dénomme les gardés à vue "classiques", c’est à dire ceux de toujours, criminels, violeurs, multirécidivistes, mais des mères et pères de famille, de jeunes salariés, des étudiantes, des paroissiennes suspectées de "délit de solidarité" envers des demandeurs d’asile ou des personnes sans titre de séjour valable, de petits consommateurs de stupéfiants, des couples de retraités et toutes autres personnes répondant à une convocation au commissariat de police et présentant toutes les garanties de représentation possibles.

 

Le spectre du cachot

 

Matthieu Aron montre combien est devenue dangereuse et attentatoire aux libertés fondamentales, au premier rang desquelles la liberté d’aller et venir, dans l’indifférence des citoyens, une mesure qui n’est autre qu’une "mise au cachot (…) aujourd’hui pierre angulaire de toute une architecture sécuritaire"    .

 

Il est connu, depuis la publication, en septembre 2005, du rapport d’Alvaro Gil-Robles, Commissaire aux droits de l’homme au Conseil de l’Europe, que les lieux de privation de liberté en France sont dans un état "inacceptable, indigne et choquant" ((p.176), d’une saleté et d’une vétusté telles, souvent, qu’ils n’ont rien à envier à ceux de la Moldavie. Il est plus intéressant encore de lire celui publié en 2008 par Jean-Marie Delarue, Contrôleur général des lieux de privation des libertés, nommé en juillet 2008 par Nicolas Sarkozy, cité par Matthieu Aron, dans lequel le haut fonctionnaire conclut : "La GAV, qu’est-ce que c’est ? En réalité, on vous jette dans un cul-de-basse-fosse pour vous punir, pour vous impressionner" ((p.174)).

 

"La logique du cachot", titre du troisième chapitre, est un moment-clé dans la lecture du livre de Matthieu Aron. En effet, l’auteur y expose des abus d’une très grande gravité dont le caractère scandaleux ne se limite nullement à leur gravité même mais plutôt à leur banalisation. Le recours à la garde à vue serait si ancré dans les habitudes dans notre pays, fréquemment avec la volonté d’humilier et avec une propension à aller au-delà de ce que prescrivent lois et circulaires, que certaines pratiques seraient dissimulées aux "non initiés"    .

Les policiers ont, aussi, des raisons d’être en colère

 

Le moindre des mérites du livre de Matthieu Aron n’est pas d’exposer, depuis l’intérieur de la fonction publique de la police, certains mécanismes, moins ou peu connus des citoyens, qui expliquent aussi l’explosion du nombre de gardes à vue dans le pays. L’imposition par l’ancien ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy d’une culture du résultat sans lien avec la tradition policière nationale, l’intéressement par des primes au résultat sans réflexion profonde sur le niveau de rémunération moyen, trop faible, des fonctionnaires de police, l’accent placé au hasard de la chronique des faits divers sur les politiques à court terme de sécurité publique au détriment d’une vraie politique judiciaire et policière, la faculté trop simplement octroyée à de simples agents de police judiciaire, sans bagage universitaire et juridique, d’accéder à l’habilitation d’officier de police judiciaire, apte à mener des enquêtes et non plus uniquement à interpeller des suspects, l’OPJ étant jusqu’alors obligatoirement de formation universitaire initiale bac + 4 ou bac + 5, sont autant d’éléments qui nourrissent la réflexion du lecteur et offrent des pistes sur les réformes à engager dans les années à venir.

 

Quelles réformes à l’avenir ?

 

Il est incontestable que parmi ces réformes futures, celle proposée par l’actuel gouvernement qui consisterait à supprimer la Commission nationale de Déontologie de la Sécurité (CNDS), indépendante, et à transférer ses pouvoirs au Défenseur des droits, lequel hériterait aussi des compétences du Médiateur de la République et de celles du Défenseur des droits des enfants, est tout à fait outrageante. Dans le quatrième et dernier chapitre du livre consacré au thème du contrôle de la garde à vue, Matthieu Aron redonne la parole à Roger Beauvois, dont la parole est aussi mesurée que son expérience est précieuse, qui exprime son inquiétude. En effet, qui, même avec la plus grande naïveté, pourrait accorder crédit à une réforme qui consisterait à supprimer une autorité administrative indépendante dont le travail est unanimement salué par les républicains mais perçu par les autres comme un "empêcheur(s) de garder en rond"     ?

 

Quelle est, au-delà des facteurs analysés par l’auteur (effets d’annonce politique, opportunisme électoral, évolution des politiques de santé publique, qualité du recrutement dans la fonction publique de la police, etc.), la vraie raison de la dénaturation de la mesure de garde à vue et des violations des droits de l’homme qu’elle génère ? Matthieu Aron n’aborde pas directement le sujet et, au demeurant, cela n’est pas son propos. Il observe que "la grogne monte"    dans le pays. De fait, c’est à un autre type de réflexion que l’auteur nous invite : il faut reconnaître que l’inévitable réforme en profondeur de la mesure de garde à vue n’est pas indissociable d’une discussion sur le "modèle de société qui est en jeu"    et, notamment, sur la place qu’il convient de donner au droit

 

* À lire sur nonfiction.fr :

- "La garde à vue anticonstitutionnelle ?", par Daniel Mugerin.

 

Le dossier de Nonfiction.fr sur l’action de Nicolas Sarkozy dans les domaines de la justice et du droit :

 

- Edito : "Nicolas Sarkozy et le droit : une rupture consommée", par Daniel Mugerin.


- Un point de vue sur le populisme pénal du président de la République, par Adeline Hazan, maire de Reims et ancienne présidente du Syndicat de la magistrature.

 

- Un article sur le financement de l'aide juridictionnelle, par Daniel Mugerin. 

 

- Une critique du numéro de la revue Hommes et Liberté sur la justice pénale, par Charles-Edouard Escurat.

- Une analyse juridique de la politique d’immigration et d’asile de Nicolas Sarkozy, par Aurore Lambert.

- Une mise en perspective de l’application de la loi Hadopi et de ses implications, par Bérengère Henry.

- Une interview de Maxime Gouache, président du Groupement Etudiant National d’Enseignement aux Personnes Incarcérées (GENEPI) et Bruno Vincent, président des anciens du GENEPI, à propos de la politique du gouvernement en matière de justice depuis 2007.

- Une recension du dernier numéro de la revue Pouvoirs sur "La Prison", par Blandine Sorbe.

- Une interview de Maître Virginie Bianchi à propos de la rétention de sûreté, par Yasmine Bouagga.

- Une brève sur le livre d'Olivier Maurel, Le Taulier. Confessions d'un directeur de prison, par Yasmine Bouagga.

- Une interview du sociologue Philippe Combessie autour de son livre Sociologie de la prison, par Baptiste Brossard et Sophie Burdet.