Un dictionnaire qui passionnera des publics variés, parvenant à faire le point sur des enjeux complexes, tout en suscitant la réflexion.

Quel est le point commun entre Richard Wagner, Dracula et Ken Saro-Wiwa ? Entre les boat people, les ‘feujs’ et les zoos humains ? Et bien il s’agit là de six des plus de 500 entrées du Dictionnaire des racismes, de l'exclusion et des discriminations. Le compositeur tant adulé des nazis est l’auteur d’un pamphlet d’une rare violence sur Le judaïsme dans la musique (1850). Les traits du plus célèbre des vampires témoignent du succès des théories de Cesare Lumbroso (1835-1909), selon lesquelles l’apparence physique explique le caractère des individus (physiognomonie). Quant à Ken Saro-Wiwa (1941-1995), il s’agit d’un écrivain et producteur nigérian, assassiné par le régime de son pays pour avoir dénoncé les complicités de la compagnie pétrolière Shell dans la persécution du peuple Ogoni. Certaines entrées ne sont pas surprenantes (Black Power, Césaire, colonialisme, discriminations sexuelles, Ellis Island, féminisme, gaucher, handiphobie, race, voile...) mais les textes proposés permettent en général de faire le point sur la question, dans un style toujours très accessible. D’autres entrées, par contre, mettent l’esprit en appétit et peuvent être considérées comme des invitations à la découverte (blasphème, folk, musique, Nouveau Testament, restavecs, Tests mentaux de l’armée américaine, West Side Story...).
Paradoxalement d’ailleurs, ce n’est pas dans le Dictionnaire de la Shoah, sur lequel nonfiction.fr s’était penché l’an dernier, que le lecteur trouvera une définition du mot "Shoah" qui fasse apparaître les enjeux liés au choix des mots pour évoquer l’extermination systématique des Juifs d’Europe, mais bien dans ce Dictionnaire des racismes, de l’exclusion et des discriminations paru dans la même collection, chez le même éditeur.
 
Cet ouvrage remarquable, dirigé par l’historienne Esther Benbassa, directrice d’études à l’École pratique des hautes études, est d’ailleurs plus qu’un dictionnaire puisqu’on y trouve également, d’une part, une trentaine de pages présentant de façon chronologique, les "temps forts" d’une histoire écrite à travers les prismes du racisme, de l’exclusion ou des discriminations, d’autre part, des réponses à une douzaine de questions de société comme "Situation des femmes : peut mieux faire ?" par Michelle Perrot, "La guerre des mémoires aura-t-elle lieu ?" par Esther Benbassa, ou des questions plus provocantes comme "La France est-elle raciste et discriminatoire ?", par Jade Lindgaard ou "Existe-t-il une éducation contre le racisme ?", par Gilles Manceron.
 
Des croisements souvent réussis
 
Les points d’articulation les plus intéressants de ce dictionnaire sont les croisements entre les différentes formes d’ostracisme. Chaque discrimination a généré des souffrances qui elles-mêmes ont déterminé des identités et donné naissance à des cultures   . L’approche choisie consiste non pas à décrire par le menu la longue litanie de ces souffrances, mais, au contraire, à mettre en valeur les combats qu’elles ont générés, dans une démarche plus constructive, sinon militante, propre à bien des contributeurs de l’ouvrage. Ainsi, à l’entrée "homophobie", on trouvera un renvoi vers l’association SOS homophobie mais aussi vers "discriminations sexuelles", "sida" et "terminologie des discriminations sexistes" (toujours ce souci du dire juste). Le lecteur trouvera en outre un lien vers une des questions de société abordées dans la première partie, ici l’article de George Sideris intitulé "Quelles avancées en matière de lutte contre les discriminations sexuelles ?". Et cherchant l’entrée sur les "discriminations sexuelles", on ne négligera pas non plus les pages traitant des discriminations religieuses, des discriminations raciales, de la discrimination positive, à moins que l’on s’attarde sur les renvois de l’entrée "discrimination à l’emploi".
 
Sur le sport, en revanche, le résultat est moins concluant, mais le sujet est heureusement plus secondaire. La "préface à trois voix" du dictionnaire est rédigée par la députée Christine Taubira, par Hamé, chanteur du groupe La Rumeur sur lequel Nicolas Sarkozy s’acharne depuis qu’un de leurs textes critiquait "la récurrence des violences policières contre les populations immigrées"   , et par le footballeur Lilian Thuram. Bien naïvement, ce dernier écrit : "Le sport comme la société connaît le racisme. Peut-être moins, toutefois, parce que, dans le sport, à un moment ou un autre, il est indispensable de se rencontrer"   . Intrigué par les propos de celui qui semble n’avoir jamais jeté un coup d'œil aux tribunes depuis le terrain, on se reporte à l’entrée "Sport" et là, surprise, rien sur l’homophobie. On lit d’ailleurs ceci : "Les discriminations ne sont pas consubstantielles au sport en lui-même, mais consécutives à la reproduction, dans l’univers sportif, de mécanismes d’exclusion structurant les rapports sociaux". L’auteur évoque bien des discriminations sexuelles, mais ce n’est que pour regretter que telle ou telle discipline olympique ne soit pas ouverte aux femmes. Les articles n’étant pas signés (des initiales auraient pourtant suffi), il faut se reporter à la liste des quarante auteurs pour apprendre que l’auteur de cette entrée est le vice-président de l’Association pour la Connaissance de l’Histoire de l’Afrique Contemporaine, ce qui, a priori, ne le qualifie pas pour aborder les questions de sport. Il eût peut-être été judicieux d’élargir le cercle des auteurs pour trouver des plumes mieux qualifiées sur ce sujet. De même, l’article sur les Jeux olympiques de Berlin aurait pu bénéficier d’une réflexion plus générale sur l’olympisme car, après tout, ce sont bien des discriminations et des exclusions qui ont caractérisé les derniers JO, que ce soit à Pékin (Tibétains, opposants abattus avant la grand-messe) ou à Vancouver (JO organisés sur des terres dont les Indiens ont été spoliées)   .
 
Une première en France, certes...
 
Un des arguments de vente de ce dictionnaire est qu’il constitue "une première en France" (selon le communiqué de presse). Dans la quatrième de couverture, Esther Benbassa estime que l’absence d’un tel ouvrage témoigne d’un "retard éloquent". A vrai dire, la richesse du dictionnaire dont elle a dirigé la rédaction se suffit à elle-même pour convaincre le lecteur. Quiconque feuillettera le volume en librairie sera persuadé de sa pertinence, pour tout public (même les lycéens). La référence à ce qui a pu être accompli dans d’autres pays est cependant parfois utilisée dans des sens différents, en qualité d’argument.
 
Sur les statistiques ethniques, par exemple, Esther Benbassa n’est pas aussi objective, dans sa présentation, que dans d’autres articles où elle présente avec une bonne impartialité les différentes positions. On lit à propos de ces statistiques, qui permettent d’un côté de mieux connaître les inégalités mais qui, de l’autre, introduisent un fichage selon des appartenances ethno-raciales niant implicitement le métissage de la République : "Celles-ci se pratiquent pourtant déjà en Grande-Bretagne et aux États-Unis". Comme si l’argument était recevable (doit-on forcément trouver les modalités du "vivre ensemble" en s’inspirant de ces deux pays ?).
 
Inversement, dans l’article sur les "tests ADN" (abordé uniquement dans le cas du regroupement familial – "amendement Mariani" et non des discriminations à l’embauche ou concernant les compagnies d’assurance), on lit "l’auteur de l’amendement a justifié sa motion en arguant de l’usage de ces tests dans d’autres pays européens". Dans ce cas, l’argument comparatiste ne semble pas reconnu.
 
Le problème du recul
 
Écrit au présent, ce dictionnaire suppose à la fois une prise directe sur l’actualité et un recul permettant à l’ouvrage de faire date. L’équilibre n’est pas facile à trouver et considérant combien la tâche était ardue, force est de reconnaître que le résultat est déjà probant.
 
A l’entrée "Tsiganes" (suivant l’entrée "terminologie pour désigner les Tsiganes"), on trouve un exposé sur leur situation en France, à la fois historique et législatif (Loi Besson pour leur accueil dans les communes), mais rien sur le cas pourtant bien préoccupant de ceux qui viennent depuis une dizaine d’années de Roumanie ou Bulgarie, et vivent aujourd’hui dans des bidonvilles essentiellement en banlieue parisienne ou lyonnaise. De même, on trouve une entrée sur l’Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances (qui a soutenu la réalisation de ce dictionnaire) mais pas sur le ministre de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Développement solidaire. Il y a pourtant fort à parier que ce ministère si contesté dans son appellation même, laissera plus de trace dans l’histoire que cette énième agence.
 
Sur le délicat sujet du "voile", l’entrée rédigée par Esther Benbassa peut sembler un peu partiale et manquer de recul. Comment savoir réellement quels ont été les effets de la loi de 2004, dont le rôle était aussi (et surtout) dissuasif ? Elle écrit : "La loi du 15 mars 2004 interdisant le port de signes religieux ostentatoires dans les établissement scolaires (…) n’a touché qu’une infime population d’élèves portant le voile". L’auteure reprend également, au sujet cette fois du voile intégral, la note de la Direction centrale du renseignement intérieur qui faisait état d’un décompte ridicule dans sa précision, de 367 femmes concernées sur l’ensemble du territoire français. D’autres estimations ont circulé depuis et il est probable que cet article soit remanié dans les prochaines éditions.
 
A côté de cela, d’autres articles peuvent sembler mieux équilibrés, comme ceux qui concernent les "langues et oppressions linguistiques" ou "extrême-droite", pour lequel il n’était pas facile de choisir les pays concernés et les élections significatives à commenter. Les articles de fond comme celui qui traite du "relativisme culturel", établissant une distinction importante avec relativisme moral, ou des "races", sont très synthétiques et agréables à lire. Parfois, le lecteur pourra estimer que le propos tenu est un peu timoré, mais c’est sans doute la contrepartie d’une présentation non polémique. Au sujet du "Musée du quai Branly", par exemple, l’auteure signale un manque de contextualisation dans la présentation des pièces, mais n’évoque pas la célèbre critique d’Aminata Traoré, ex-ministre de la culture du Mali, considérant ce musée comme un trésor de guerre en raison du mode d’acquisition de ces œuvres d’art.
 
Vivement la seconde édition !
 
Bien entendu, cette première édition comporte quelques lacunes et il est toujours possible, dans une encyclopédie ou un dictionnaire de regretter l’absence de telle ou telle entrée. Il n’y a pas d’entrée à "Religion" ni même de renvois vers les entrées "Bible", "Nouveau testament", "Coran" ou "Talmud" (autant de thèmes traités avec beaucoup d’exactitude par Jean-Christophe Attias, qui s’est efforcé de montrer l’ambivalence des religions sur ces questions). Ce n’est pas à "Vieux" qu’on trouvera des informations sur les discriminations dont les personnes âgées sont victimes, mais à  "âgisme". Tout ceci sera aisément modifié dans les futures éditions.
 
Enfin, précisons encore que l’ouvrage contient huit pages d’illustrations, une excellente bibliographie thématique, un index des personnes et une liste des entrées (à laquelle on aurait peut-être préféré un index thématique). Au final, le lecteur pourra acquérir un ouvrage de référence de plus de 700 pages (pour un prix tout à fait raisonnable, 28 €). Même si quelques défauts peuvent être relevés ça et là, il ne reste qu’à souhaiter que cet ouvrage soit le plus largement diffusé
 
 
* À lire également sur nonfiction.fr :
 
- Esther Benbassa, La souffrance comme identité, par Jérôme Segal.
 
- Esther Benbassa, Etre juif après Gaza, par Jérôme Segal.
 
- Collectif, Dictionnaire de la Shoah, par Jérôme Segal.