Notre dossier cette semaine :

- Article de Laure Jouteau sur l'appareil Kindle lancé par Amazon.
- Article de Boris Jamet-Fournier sur l'état de la lecture aux Etats-Unis.
- Article de Henri Verdier sur l'ouvrage de Gilles Lipovetsky, L'écran global (paru au Seuil).
- Deux articles sur l'ouvrage de Christian Salmon, Storytelling (sous-titré La Machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, paru à la Découverte) : article de Maurice Ronai et article de Frédéric Martel.



Comme dans toute période de forte rupture, nous sommes en train de vivre des changements essentiels sans nous rendre tout à fait compte de ce qui se passe, ni de l'ampleur que ces changements prendront. L'histoire du livre, de l'édition et de la lecture est probablement, de ce point de vue, à un tournant majeur. Mais nous ne sommes qu'au début de cette révolution du XXIème siècle. Le siècle numérique ?


Amazon lance Kindle : vers un iPod du livre ?

Avec le lancement au mois de novembre dernier de Kindle par Amazon, nous voici en présence d'un eBook de la nouvelle génération. Kindle  permet de commander et télécharger du contenu sans passer par un ordinateur et de disposer ainsi d'un accès instantané à 90.000 livres, blogs et magazines. Le téléchargement d'un livre est censé se faire en moins d'une minute et sa mémoire lui permet de contenir jusqu'à 200 ouvrages. Son prix (399 dollars), auquel il faut ajouter le prix du téléchargement du livre (entre 1,99 et 9,99 dollars), est encore prohibitif. Et rien ne dit que Kindle, en dépit de son nom, sera un succès et marquera l'éveil majeur du marché du livre sur Internet.

Il n'en reste pas moins vrai que tôt ou tard, une sorte d' "iPod des livres" devrait apparaitre sur le marché : gageons que ce sera l'amorce d'un tournant comme l'iPod le fut pour la musique et que l'industrie du livre basculera dans le numérique, après l'industrie du disque, et prochainement, du cinéma.

Le secteur de l'édition, et notamment les librairies, en sera profondément bouleversé. La loi Lang sur le prix unique du livre est peu efficace contre la mondialisation et les nouvelles technologies. À terme, si une partie importante des livres s'achètent et se lisent sur des "iPods des livres", l'économie de la librairie sera atteinte, en dépit de toutes les propositions de loi sur la labelisation de "Librairies indépendante de référence" (LIR). Déjà des éditeurs américains, comme HarperCollins (la branche livre du groupe NewsCorps dirigé par le magnat américano-australien Rupert Murdoch) vient de se lancer dans une numérisation totale de son catalogue (soit plus de 20.000 titres), prélude à l'édition de l'ensemble de ces livres sous un format numérique. La révolution numérique atteindra l'édition, et donc les libraires, prochainement, entre 2 et 5 ans selon les projections. Déjà Bertelsmann se prépare à constituer un vaste réseau de lieux culturels, à partir de France Loisirs et des 32 librairies Privat rachetées en 2005. De son côté, la FNAC poursuit sa croissance en se diversifiant et Virgin, qui est à vendre, peine à trouver sa voie. Pour les libraires indépendants, il convient certes de se défendre (et de ce point de vue le projet de label "LIR" est une bonne chose), mais il faut aussi affronter l'avenir au plus vite : les libraires indépendants doivent diversifier leurs ventes, devenir des lieux d'accès à Internet et se préparer à être eux-mêmes des bornes et lieux de vente des livres numériques. Il leut faut aussi, comme Amazon, la FNAC, ou de grands indépendants comme Decitre ou Mollat, créer collectivement leur site de vente en ligne. Or ce site est annoncé depuis plusieurs années sans qu'il soit encore ni programmé, ni prévu, malgré les aides des pouvoirs publics.

Les libraires indépendants doivent aussi savoir investir de nouveaux territoires. Il leur faut d'abord cesser d'être seulement des librairies bobos de centre-villes piétonnisés et embourgeoisés. Comme le font les centres Leclerc, Cultura, la FNAC et, aux États-Unis, le géant Barnes & Noble, les libraires doivent s'ouvrir vers les périphéries et les quartiers. Et ainsi échapper à la "gentrification" qui ne peut être qu'une survie temporaire.

Investir de nouveaux territoires signifie également savoir créer ou amplifier une "expérience" de la lecture à travers les books-clubs, les débats littéraires   et les cafés, à nouveau à l'exemple de Barnes & Noble ou des magasins Virgin. Bref, les libraires indépendants doivent, s'ils veulent survivre, cesser de se plaindre et de se contenter de réclamer des aides de l'État : il leur faut aussi affronter le marché. Ce qui signifie également calmer leurs critiques à l'égard d'Internet ou leur pente technophobe au risque de ne jamais pouvoir être crédible dans le numérique. Internet n'est pas bon, ni mauvais, en soi. Il est ce que nous en ferons.


Vers une baisse significative de la lecture ?

Avec le passage du livre papier au livre numérique, la pratique de la lecture, elle-même, en sera profondément affectée. Comme le montre cette semaine une importante étude sur la lecture aux Etats-Unis, que révèle nonfiction.fr, le déclin de la lecture en Amérique semble se confirmer, du fait notamment d'Internet et des nouvelles générations. On peut bien sûr pointer les limites de cette recherche - comme l'ont immédiatement fait plusieurs spécialistes de la lecture aux États-Unis -, en insistant notamment sur le fait que les jeunes lisent peut-être davantage qu'auparavant si on tient compte de la lecture sur Internet. On peut aussi se satisfaire, par anti-américanisme, de ces résultats et en profiter pour dénoncer l'affaiblissement de la culture en général aux États-Unis. Mais cette posture d'auto-satisfaction ne permet pas de savoir si ce déclin de la lecture en Amérique est spécifique et singulier ou s'il annonce une évolution similaire en France.


La fin de la communication (comme on la connaissait) ?

Toujours est-il que la lecture est en profonde mutation, comme l'ensemble des secteurs de la communication et des médias. Deux auteurs tentent d'analyser ces mutations avec d'inégaux succès. D'un côté, Gilles Lipovetsky s'intéresse aux "écrans" et, ce faisant, analyse le futur du cinéma et de la télévision (dans L'écran global, paru aux éditions du Seuil). Le livre, comme souvent ceux de Lipovetsky, flirte habilement avec l'air du temps sans être ni novateur, ni particulièrement rigoureux. Cependant, Lipovetsky a au moins le mérite de proposer une analyse optimiste de ces mutations numériques, ce qui, dans le paysage intellectuel français en général technophobe, est plutôt bienvenu.

De l'autre côté, Christian Salmon tente de comprendre les nouvelles techniques de communication du monde contemporain. Partant d'une analyse intéressante sur l'émergence du "storytelling" (que publie La Découverte), il se propose de décrypter les nouvelles manières de concevoir l'entreprise, le marketing ou la politique. Mais son essai, superficiel et biaisé, fait long feu (critique de Maurice Ronai, critique de Frédéric Martel).

Autant de sujets qui, bon an, mal an, font évoluer notre réflexion sur le nouveau monde dans lequel nous entrons. Et nous aident à penser l'avenir du livre, de l'écrit et de la communication.  


Voir notre dossier :

- Article de Laure Jouteau sur l'appareil Kindle lancé par Amazon.
- Article de Boris Jamet-Fournier sur l'état de la lecture aux Etats-Unis.
- Article de Henri Verdier sur l'ouvrage de Gilles Lipovetsky, L'écran global (paru au Seuil).
- Deux articles sur l'ouvrage de Christian Salmon, Storytelling (sous-titré La Machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, paru à la Découverte) : article de Maurice Ronai et article de Frédéric Martel.

Pour aller plus loin sur les mêmes sujets :

- Un article de Nicolas Gaudemet sur la fin de la télévision (Television disrupted : Transition from Network to Networked TV).
- Un article de Marguerite Chabrol sur le cinéma américain dans ses rapports avec la politique.
- Une critique de Giorgio Alessi Mansour sur le livre d'Albert du Roy, La mort de l'information.
- Une critique de Christophe Bys sur le livre d'Armand Mattelart sur la globalisation de la surveillance.
- Un article d'Henri Verdier autour du livre La Longue traîne de Chris Anderson.