Internet fait-il vaciller les dominations culturelles, économiques, politiques ? Voilà une des questions posées par ce livre à succès.

* The Long Tail (La longue traîne), initialement paru aux Etats-Unis en juillet 2006, a été un succès considérable outre-atlantique. La version française, dont la traduction médiocre a parue avant l'été, a également suscité l'attention en France. nonfiction.fr a donc demandé à Henri Verdier, chroniqueur "at large", de revenir sur cet ouvrage, afin d’en rendre compte, avec un certain recul, et voir si cette théorie à succès était durablement pertinente.
 

Chris Anderson est le rédacteur en chef de Wired. C’est donc un pape d’Internet. En 2004, il publia un article sur le phénomène qu’il baptisa "La longue traîne" et auquel il consacra un blog (www.thelongtail.com), qui suscita un vif débat et eut de nombreux développements. The Long Tail : Why the Future of Business is Selling Less of More, publié aux Etats-Unis en 2006 (Hyperion) propose une synthèse de ce débat. Sa parution en France à l’été 2007 devrait contribuer à relancer le débat sur "la nouvelle économie".

 

Chris Anderson part du constat que le commerce "en ligne" (Amazon, Rhapsody, e-Bay, Wall Mart, I-Tune, Google) n’obéit pas aux lois traditionnelles.


La culture du box office

Traditionnellement, la plupart des processus de vente suivent une "loi de puissance" : la décroissance des ventes a globalement la forme d’une courbe de type y=1/kx. Ce phénomène a plusieurs causes, dont le fait que les meilleures ventes suscitent le maximum de buzz, d’articles de presse, de commentaires, et dégagent les ressources pour financer les campagnes publicitaires, la promotion… Le succès appelle ainsi le succès.

Pour de nombreuses autres raisons, liées essentiellement aux coûts de la distribution (constitution et gestion des stocks, mobilisation de l’espace de vente, rémunération du personnel), tous les commerçants arrêtent l’exploitation des produits en deçà d’un certain seuil. Ils "coupent" la figure et n’exploitent pas les produits de rangs inférieurs : la courbe est décapitée.

Et les coupes sont sévères. Aux Etats-Unis, par exemple, environ 100 films par an sont réellement exploités, alors que plus de 800 longs métrages sont produits. Il y a donc 700 films par an qui n’ont pas leur chance, sans compter le cinéma étranger.

C’est du fait de ce comportement des distributeurs (puis des producteurs qui sont obligés de consacrer leurs investissements à des films ayant une forte chance d’être dans les 100 du box office) que la plupart des marchés se stabilisent autour de la fameuse "loi de Pareto" : 20 % des produits génèrent 80 % des recettes, c’est le fameux 80 / 20.

Comme le souligne l’auteur, ces contraintes économiques façonnent in fine une vision de la culture, voire du monde : le culte du best-seller. Ce qui n’est pas en tête de hit n’est pas digne d’intérêt, ce sont des sous-produits de sous-cultures, des "loosers". Et nos sociétés de commenter à l’infini les recettes de la première semaine d’exploitation des films, les meilleures ventes de livres, comme s’il s’agissait de données culturelles.

Inutile de souligner le talent, l’intelligence et les investissements consacrés à faire entrer les produits dans ces top 50 (ou, selon le point de vue, à faire venir le consommateur sur cette offre). Ils sont considérables, et d’autant plus judicieux que – on l’a souligné – ces têtes de listes sont des zones où le succès appelle le succès et où ces investissements marketing trouvent de très grands effets de levier.


Quoi de neuf sur Internet ?

Or, selon Chris Anderson, rien de semblable sur les sites de commerce électronique. Tous les morceaux disponibles chez Rhapsody, Ecast et consorts se vendent. Et plus on en ajoute, plus ils se vendent. Et plus on en propose, plus – apparemment – le volume global des ventes augmente.

Les chiffres d’Anderson sont éloquents. Sur le site de Rhapsody, par exemple, les morceaux classés après le 25 000ème rang (qui se vendent peu… environ 250 fois pas mois) représentent encore 22 millions de téléchargement par mois, soit 25 % des ventes. Et les morceaux au delà du 100 000ème rang représentent encore 16 millions de téléchargements par mois, soit 15 % des ventes totales.

Pourquoi ? D’abord pour une raison mathématique. On n’a jamais très bien regardé la fin de la courbe des ventes, puisque celle-ci est toujours tronquée. Mais quand on le fait, on constate que la courbe s’étire à l’infini et n’atteint jamais le "zéro". C’est ce que les statisticiens appellent une "courbe à longue traîne". La somme des "petites" ventes fait un grand nombre, d’où le sous-titre de la version américaine de l’ouvrage.

Ensuite, et c’est ici qu’Anderson ouvre des perspectives intéressantes, parce que tous les consommateurs s’intéressent peu ou prou à ce qui se passe dans certaines niches. Chacun d’entre nous participe de la culture de masse et aussi de niches culturelles. Il y a – il y avait – un réservoir énorme, virtuellement infini, de demandes non satisfaites dans presque tous les secteurs de la consommation, à commencer par la consommation de biens culturels.

Anderson - un apôtre de l’Internet, ne l’oublions pas – consacre des pages éloquentes à montrer que ce modèle économique augmente la rentabilité, puisqu’il apporte un surcroît de recettes (celles de la longue traîne) avec un investissement marginal (étendre la base de données, augmenter la mémoire des serveurs).


Qu’y a-t-il dans la longue traîne ?

Les gardiens de la culture dominante et les professionnels de la culture de masse peuvent être tentés d’attaquer la qualité des offres des différentes "longues traînes". C’est ainsi que la polémique sur la fiabilité de l’encyclopédie Wikipédia renaît régulièrement.

Ils auraient tort de se complaire dans ce déni facile. Anderson propose en effet trois points de vue intéressants sur cette question :
    d’une part le fait que l’amplitude de la qualité est plus importante dans la longue traîne. Il y a, certes, des œuvres exécrables sur I-Tune, dans Wikipédia ou chez Lulu.com, mais il y a aussi d’authentiques chefs d’œuvres. Car si l’adolescent désoeuvré peut parfois saturer le réseau de contenus sans intérêts, il est également certain que sur chaque sujet, il se trouve quelqu’un sur la planète qui en sait plus long que les journalistes. En imaginant une hypothétique échelle de qualité allant de 1 à 1à, Anderson explique que si les contenus professionnels méritent des notes allant de 4 à 7, par exemple, ceux de la longue traîne s’échelonnent entre 2 et 9.
    D’autre part, le fait que la question de la qualité, pour l’internaute, est probabiliste et non déterministe. La question est : quelle est la probabilité de trouver une information pertinente sur Wikipédia. Or, étant donnée la masse des articles et le mouvement de corrections permanentes, cette probabilité est très élevée. Bien plus élevée que dans une encyclopédie traditionnelle avec ses propres erreurs, son impossibilité de corriger et 10 fois moins d’entrées.
    Enfin, les aspirations du public ne sont pas toujours "académiques". Le mouvement Punk, dans les années 70, a vu émerger sur la scène musicale une "offre" de piètres musiciens mais porteurs d’un message et d’une énergie sans pareille. Et cette offre a conquis son public. Il peut en être de même, demain, des offres de longue traîne.

Selon Anderson, cette qualité devrait d’ailleurs se renforcer sous l’action de deux phénomènes. L’effet longue traîne, en effet, ne tient pas seulement aux bouleversements qui affectent la distribution. Ils résultent de deux autres phénomènes aussi importants :
    la baisse générale des coûts de production. Aujourd’hui, les capacités de montage vidéo sont livrées avec le moindre PC standard. Se construire un studio à domicile est possible à un adolescent occidental moyen. Ce sont demain des millions d’artistes en herbe, baignés de la culture du réseau, qui vont se jeter à l’assaut de la notoriété.
    La progression constante des outils de filtrage. Moteurs de recherche, moteurs d’inférence, utilisation des traces de navigation, dispositifs d’évaluation collaborative fournissent aujourd’hui des moyens inédits de s’orienter dans le bric à brac de la longue traîne. Un consommateur, aujourd’hui, dispose d’innombrables voies d’accès au produit de ses rêves. Le rôle de sélection et de mise en valeur des distributeurs s’en trouve affaibli.
La traîne s’épaissit, sa qualité augmente…


Vers une société en miettes ?

Se dirige-t-on, alors, vers un monde de petites communautés et de marchés de niche ? Pas vraiment. Il ressort tout de même de ce livre quelques constats qui peuvent rassurer les professionnels :
    les authentiques "chefs d’œuvres" ont de l’avenir. Ce qui est menacé, c’est la concentration artificielle de l’audimat appuyée sur les logiques de rareté, l’appel aux pulsions les plus primaires (qui sont partagées par le plus grand nombre) ou à la force du marketing. Mais il restera toujours des œuvres ou des produits dont la qualité attirera le plus grand nombre, d’autant plus que la force du buzz augmente, et que de nouvelles œuvres créent des consensus imprévus. L’histoire commence à compter les Success stories nées hors des plans marketing mais réellement flamboyantes.
    D’autant plus, et Anderson cite sur ce point différentes expériences probantes, l’effet longue traîne ne joue à plein que lorsqu’il existe des produits de référence structurants. La demande du consommateur est de pouvoir choisir, mais il souhaite poser ce choix à partir de bases "classiques".
    On pourrait ajouter, à partir des données mêmes du livre, que l’économie de la longue traîne est une économie de marges. Les "petites ventes" se justifient sur Amazon parce que les grosses ventes financent l’infrastructure générale. Dans ce contexte, les petites séries apportent un surcroît de recettes sans surcroît de charges. Mais elles ne justifieraient pas la mise en place de l’infrastructure.

Il restera donc une culture de masse, pour Anderson, mais elle sera moins dominante et devra composer avec le désir de variété. C’est une société plus ouverte, plus créative, que nous promet l’apôtre enchanté d’Internet.
 

Un monde de longues traînes ?

La partie la moins probante du livre est l’énumération complaisante de toutes les "longues traînes" : distribution des ventes dans le temps, distribution géographique des clients, cultures urbaines… Et l’auteur n’est pas loin de franchir le pas et de nous inciter à rechercher des longues traînes dans l’offre politique, religieuse, de tourisme, etc.

Sans nous convertir à la nouvelle religion révélée dans Wired, nous devons d’ailleurs reconnaître qu’en la matière, Anderson marque des points. On sent bien, dans l’air du temps, cette appétence nouvelle pour la personnalisation, l’occupation de niches, la mise en réseau, la production individuelle ou collective… Et on sent bien qu’elle affecte la consommation culturelle, les loisirs, le travail, la politique et l’ensemble des activités humaines. Facebook, qui, selon un article récent d’Anderson, n’est pas un phénomène de longue traîne, est en revanche un formidable outil de croisement des réseaux et de partage des niches, d’où émergeront probablement des best-sellers.

Il nous semble pourtant que M. Anderson ("with all due respect") manque par ailleurs un peu de culture sociologique et de pessimisme social. Il décrit une période de mutation, indéniable, mais ceux qui connaissent, même approximativement, les mécanismes de la distinction chère à Pierre Bourdieu, la puissance créatrice du capitalisme et les travaux actuels sur l’exploitation des traces savent qu’il est plus que probable que les professionnels finissent par reprendre la main. On avait annoncé que les radios libres seraient le ferment de la création musicale, avant de découvrir qu’elles étaient le support du marketing le plus concentrateur jamais atteint.
 
Car enfin, si Internet décloisonne les marchés de niche, n’oublions pas qu’il décloisonne aussi – et peut-être surtout – les marchés dominants.

 

 

* Le dossier de nonfiction.fr sur les nouveaux critiques et prescripteurs de livres comprend aussi : 

- Le point de vue de la rédaction sur la mort du critique culturel

- Les résultats du sondage soumis aux lecteurs de nonfiction.fr à propos des médias les incitant à acheter des livres. 

- Les conclusions de l'enquête de terrain menée auprès des libraires par nonfiction.fr sur l'influence des médias dans la vente de livres.

- Une explication des deux enquêtes que nous avons menées et de leurs limites. 

- Un tour d'horizon des émissions littéraires de la rentrée. 

- Un entretien avec Olivier Ertzscheid sur les enjeux de la recommandation. 

 - Une analyse par Marie Laforge du rôle de la recommandation dans l'économie de l'attention. 

 - Une synthèse d'un travail scientifique sur l'impact de l'économie de l'attention sur la programmation culturelle.