Comment la relation entre les créateurs de contenu et les consommateurs de contenu est-elle en train de se transformer ?  Quel rôle jouent les médiations techniques dans l’évolution du rapport entre le contrôle de l’attention et sa mesure ?  C’est à ces questions qu’ont tenté de répondre Alan F. Blackwell   et Matthew Postgate   dans un article scientifique déjà vieux de quatre ans, "Programming Culture in the 2nd-Generation Attention Economy."

Le propos de ces chercheurs était alors d’expliquer en quoi les médias numériques permettent aux consommateurs eux-mêmes de modifier le contenu des programmes culturels et l’environnement technologique dans lequel ils les consomment. Il s’agit des pratiques culturelles forgées par ce qu’on appelle désormais le Web 2.0. Selon Blackwell et Postgate, ce changement consiste essentiellement dans l’attention portée aux contenus par les usagers. Non seulement, cette attention est devenue une économie, comme l’est l’attention portée à la technologie elle-même, mais elle est aussi porteuse d’implications financières, culturelles et sociales significatives.

En effet, la numérisation des biens culturels a permis aux usagers de distribuer, échanger et enregistrer des données culturelles plus aisément. L’échange de vidéos grâce à une clé USB ou le partage d’un podcast grâce à des téléphones connectés en  Bluetooth en sont des exemples. Ce type de distribution pourrait être perçu d’un bon œil par les producteurs de contenus puisqu’il permet de démultiplier l’attention portée à un contenu culturel, à moindre frais. On peut même penser qu’un contenu sera d’autant plus valorisé par l’usager qu’il provient d’une recommandation personnelle. Dans cette logique, l’usager agit comme un éditeur de contenu.

De même, dans les médias, une transition s’est effectuée entre un modèle traditionnel où des diffuseurs de contenus agissent comme aggrégateurs d’attention, à un système interactif où ce qui importe est la mesure de l’attention. Les diffuseurs misent ainsi en priorité sur les publicités dont ils peuvent précisément mesurer l’attention qu’elles suscitent. Si de nouveaux formats de diffusion nécessitent un investissement substantiel dans des infrastructures technologiques, cet investissement dépend lui-même du développement approprié d’instruments de mesure de l’attention.

Pour Blackwell et Postgate, il y donc quatre niveaux croissants d’attention de l’usager qui correspondent à différentes configurations de la technologie interactive :

- le "feedback" de l’audience, par exemple l’envoi de votes SMS pour des concurrents d’un jeu de téléréalité.

- la participation à une communauté online, par exemple un forum de discussion sur le contenu d’un programme.

- le contenu généré par l’usager, tel que des vidéos postées par des internautes à domicile.

- la réutilisation d’un contenu non-commercial, tel que des devoirs scolaires en multimédia, ou des remix de musique.


Ces quatre niveaux d’investissement de l’attention correspondent à quatre niveaux d’engagement de l’audience qui se sont développés sur le Web :

- la notation, comme sur Amazon.

- l’annotation et la folksonomie par tags, comme sur Flickr.

- le contenu généré par l’usager, comme sur Wikipedia.

- le développement open source et le contenu en Creative Commons.


Face à ces phénomènes nouveaux, les industries créatives peinent à adapter leurs mesures d’audience et à se mettre d’accord sur un système de mesures réellement efficace. Pour autant, rappellent Blackwell et Postgate, c’est précisément l’augmentation de l’attention des spectateurs dans le contenu médiatique qui lui donne de la valeur. L’exemple qu’ils donnent est le suivant : si une amie m’envoie la copie d’un clip vidéo qu’elle a enregistré sur son téléphone, le diffuseur initial de ce clip ne le saura peut-être jamais, mais il se pourrait que je lui donne plus de valeur précisément parce que j’y accède par ce biais.

Des formes plus actives d’engagement dans le contenu d’un programme se traduisent ainsi par une amélioration qualitative de l’attention de l’usager. Se cantonner aux mesures quantitatives pour juger d’un programme serait donc une erreur pour les entrepreneurs de la culture, et pour tous ceux qui se lamentent de la fin de la distinction entre culture d’élite et culture populaire.

* Alan F. Blackwell et Matthew Postgate, "Programming Culture in the 2nd-Generation Economy", note présentée à la Conference on Human Factors in Computing System (CHI), 2006. 

 

* Le dossier de nonfiction.fr sur les nouveaux critiques et prescripteurs de livres comprend aussi :

 

 

- Le point de vue de la rédaction sur la mort du critique culturel

- Les résultats du sondage soumis aux lecteurs de nonfiction.fr à propos des médias les incitant à acheter des livres. 

- Les conclusions de l'enquête de terrain menée auprès des libraires par nonfiction.fr sur l'influence des médias dans la vente de livres.

- Une explication des deux enquêtes que nous avons menées et de leurs limites. 

- Un tour d'horizon des émissions littéraires de la rentrée. 

- Un entretien avec Olivier Ertzscheid sur les enjeux de la recommandation. 

 - Une analyse par Marie Laforge du rôle de la recommandation dans l'économie de l'attention. 

- Une critique du livre de Chris Anderson, La longue traîne. La nouvelle économie est là, par Henri Verdier. 

 

A lire aussi sur nonfiction.fr :

 

- Guillaume de Lacoste Lareymondie, "Le droit d'auteur est-il une notion périmée ?".

- Le dossier "Comprendre Facebook et l’Internet social".